Début de mon 1er roman "Les guerriers au repos"
Sylvain Kornowski
Tout d’abord, cela mit du temps. Evidemment, il n’est pas si facile de trouver une date commune à quatre domaines professionnels aussi variés que ceux dans lesquels travaillaient Ron, Manès, Nicholas et Allan. Ron avait un de ces talents que seuls les contemporains peuvent envier, il avait la bosse du commerce ; plutôt grand et séducteur, il savait allier son charme et son sourire à toute épreuve à la persuasion, et rares étaient ses amis à ne pas posséder l’un des objets que Ron avait eu un jour en charge de vendre, et ces objets pouvaient aller d’une belle lampe, telle qu’il y en avait chez Allan, à un tapis de souris vantant les mérites du laboratoire Flocon ; et c’est ce que Manès avait reçu finalement après avoir refusé toute une ribambelle de produits qui lui eût été finalement plus utiles, mais il n’avait pu qu’accepter ce tapis de souris bien qu’il en eût déjà un, et qu’il ne connut absolument aucun laboratoire Flocon. Ce que Manès connaissait le mieux, il le pratiquait ; contrairement à ses amis, Manès n’exerçait la profession que depuis peu, car ses études avaient duré, duré, ce qui avait provoqué les quolibets de toute la bande ; désormais, plus personne ne se moquait de lui, enfin surtout depuis qu’il avait exhibé sa feuille d’imposition, et que tous avaient pu constater le nombre impressionnant de chiffres avant la virgule ; « Dentiste, ça paie ! », avait-on finalement déclaré, réglant ainsi définitivement le problème des quolibets. Le plus moqueur de tous était Nicholas, qui semblait la réincarnation du feu follet le plus incontrôlable de tous ; il se disait « libre comme un électron », ce qui avait provoqué plus d’une discussion passionnée autour de la liberté lors de leurs longues soirées bavardes et fécondes ; et paradoxalement, l’électron libre exerçait un métier qui ne nécessitait aucune velléité libertaire, où la réflexion prenait si peu de place que, suite à la réussite professionnelle de Manès, les quolibets changèrent de cible ; durant les soirées, il n’était pas rare d’entendre demander à l’électron libre un café libre ou une bière libre – Nicholas était garçon de café ! Aucune honte à ça, bien sûr, mais revendiquer sa liberté et servir autrui paraissait aux yeux de tous plus comique que revendicatif. Allan, quant à lui, tenait une place à part dans cette amitié ; plus susceptible que les autres, il faisait moins l’objet des moqueries, bien qu’il les acceptait toutes de la part des amis qu’il considérait comme des frères ; l’étendue de sa culture forçait leur respect, et la complexité autant que la finesse des jeux vidéo qu’il réalisait achevait de lui donner un statut à part ; il n’y avait dans ses jeux aucune violence, ils faisaient plutôt appel à l’intelligence du joueur qui devait reconstituer un puzzle psychologique, que ce soit pour résoudre les problèmes qu’a eu Napoléon à Waterloo, pour imaginer la solution économique à la faim dans le monde, ou encore pour éviter la corruption dans la sphère politique. Agrémentés de références culturelles indiscutables et indiscutablement bienvenues, ses jeux vidéo anodins présentaient insolemment des solutions, d’autant plus insolentes qu’elles étaient puisées chez les citoyens, aux problèmes politiques apparemment trop complexes. Il était aussi populaire que haï.
Et lorsque ces quatre amis décidèrent de voyager ensemble, de partir en vacances entre eux, ça ne fit un pli pour personne, et l’enthousiasme fut eu rendez-vous. La femme de Manès ne fut pas le moins du monde jalouse, car elle connaissait tous les amis de son mari et les appréciait, qu’ils soient seuls ou tous ensemble ; et la fiancée d’Allan ne fit aucun commentaire, ce qui correspondait peu à sa nature embrasée et amoureusement dévouée.
La première difficulté fut de s’accorder sur la destination ; on a beau vivre à l’époque du tourisme, c’est là le paradoxe, il y a trop d’endroits où l’on veut partir ; le soleil des îles de l’Océan Pacifique attire autant que le mystère qui règne en Asie ou le mysticisme que réveille en nous un voyage en Inde. Ron opposa un veto ferme lorsqu’on évoqua un pays chaud, comme la Guadeloupe ou la Turquie, Allan fit observer que des guérillas ethniques, provoquées en général par les gouvernements occidentaux, risquaient de nuire à un safari en Afrique. La hasard voulut qu’à l’époque précisément où ils décidèrent de ce voyage, Nicholas ait une relation avec une fille originaire des pays de l’Est, une roumaine, une fille grande et longue, fine, dont le regard trahissait une sensualité ardente ; à ce propos, Nicholas avait tôt fait de raconter à ses amis combien torride avait été leur première nuit ; les détails n’avaient pas été abordés, mais les comparaisons employées pour désigner cette nuit évoquaient plus la chaleur enivrante des îles tropicales que le froid apparent de cette jeune fille qui intriguait désormais toute la petite bande.