Débuts
wwilson_muichkine
"Tu sais, il y a réellement des fois où je voudrais voir si j'arriverais à faire du liège avec, hmm, ta rate. Tu sais, pour bouchonner mes teilles de pinot noir."
"- Arrête tu vas trop loin, tu sais que tu es beaucoup trop perché, tu le sais depuis longtemps, et tu ne fais rien pour l'arrêter" me lance Jack.
Il n'y a pas de Jack. D'ailleurs je suis tout seul au Café des Beaux Arts, réfléchissant à la date des prochains Jeux Olympiques. Je me dis également qu'il va falloir que j'aille rejoindre Alex. Il devrait revenir maintenant, comme tous les jours, aux alentours de 19 heures. Récupérer son repas chinois du jour, rentrer se cloisonner dans son appartement rue Mariveaux. Un espace de villégiature sauvage, que je squatte depuis maintenant deux semaines. Je ne suis pas bien sûr qu'il en ait conscience. En fait si, mais il faut savoir que Alex est la personne la plus pure que je connaisse sur cette planète. C'est à dire que la loi du marché ne l'atteint pas, elle ricoche vulgairement sur son armure spirituelle. Il a dépassé cet instinct humaniste, du calcul maximisateur ; ou peut-être ne l'a-t-il simplement jamais atteint. Son quotidien est sa délivrance. Un peu d'herbe devient vite la nourriture de son âme. Pourtant Alex ne fait pas des études d'art, d'ailleurs que fait-il déjà ? Aux dernières nouvelles, il terminait son Master 1 en droit des contrats. En droit ? Réellement ? Cela ne semble pas coïncider. Il se peut, qu'au final, il soit à la dérive, et peut être que moi aussi. Je ne me rends pas compte. En fait je ne me rends plus compte de grand-chose. J'ai l'impression d'agiter le corps d'un noyé. J'écarte ces pensées quelque peu négatives, me lève doucement de mon siège en osier tressé, me dirige dignement vers le comptoir ; certaines personnes me regardent, jettent un coup d'oeil, jugent de bon goût mon deux pièces dylan en crépon stretch Gucci. Je règle le barman, qui est étrangement chauve. Sa calvitie me paraît même un instant, suspecte. Je crois qu'il a remarqué que je le fixe plus longtemps que la bienséance ne le permet, car il commence à froncer les sourcils. Mais déjà je me jette vers la sortie, entraînant élégamment le reste de mon corps, docile et en forme. En sortant, je pose tranquillement des lunettes de soleil ambrées Façonnable, sur le buste de mon nez grec, et je pense d'un coup à appeler Arnaud pour un squash. Mais il n'y a plus de squash, pas sûr d'ailleurs, qu'il existe encore un Arnaud ; je devrais appeler le cabinet pour m'en assurer, Jeannine me répondrait avec sa voix douce, paisible, apaisante. Mais de nouveau on me dévisage, tout autour, et surtout cette adolescente en roller. Je bascule mon cou vers la gauche, car je remarque qu'elle est habillée façon très années 1980, avec une tenue argentée qui lui moule ses petits seins fermes, et un zip remontant son décolleté jusqu'à son cou frétillant. Je mangerais bien du cou de canard d'ailleurs, il faut que je pense à proposer ça à Alex ce soir, comme repas. Cela fait déjà quelques jours que je fais la cuisine chez lui, quand je rentre. Il possède une cuisine extraordinaire, une Astrale Solaire mixant avec authenticité la façade en acrylique métallisée, et la hotte en aluminium brossé. Le sol est lumineux, étrangement lunaire, à moins que cela ne soit que la touche Vintage. J'apprécierais particulièrement de cuisiner des cous de canard confits ce soir, oui, ce soir-même. Je pense en parler très prochainement à Alex, histoire de voir ce qu'il en pense.
Je suis chez Alex. Il est assis en tailleur sur le canapé Vittorio gris perle, qui appartient à, hmm, sa mère, son oncle, son petit cousin ? Il roule un joint, et son buste est penché vers la table basse en verre Manhatan. Debout, je l'harangue, m'adressant à lui, comme à une foule à conquérir : "Un peu de courage, et pourquoi ne pas utiliser le nouveau robot mixeur pour se concocter un petit risotto, pour te rappeler des saveurs d'antan ! ". D'après la bibliothèque numérique Wikipédia, "Le risotto est une réduction d'un bouillon (minestra asciutta en italien) de riz cuit avec divers ingrédients. On lui donne généralement comme origine le nord de l'Italie." J'étais sûr, que vous adoriez les définitions Wikipédia. Alex n'est pas d'accord je crois, il agite la tête. Perplexe, je dévisage un moment la toile, qui pend sur le papier peint beige, inerte, au-dessus de sa tête. « SOCRATES WAS A PRANKSTER » est écrit en lettres majuscules dégoulinantes rouges, orange et rose ; sûrement peintes au pochoir. Est-ce ça, le post-conceptualisme ? Le post-néo dadaïsme 2.0 ?
Je prends le couloir ambré rose, très "Scarface", pour aller allumer le Sauna. Il n'atteindra sa température naturelle que d'ici une dizaine de minutes. Ce qui me laisse le temps pour aller faire un drainage lymphatique dans la baignoire. J'active les 10 mini spots chromothérapie huit couleurs sur : "rouge". L'eau bulleuse devient teintée de sang. J'ajoute un peu d'essence de lavande. Je ferme les paupières, ne pense à rien. Plus tard, dans le sauna, la même sensation apaisante, du silence liquide. Je tiens un sablier et demi. Vers la fin, je halète, souffle longuement, alors que mon corps achève de se vider.
En revenant au salon, je me sens bien. L'écran incurvé projette des ombres agiles. J'aperçois la charmante Fanny Agostini, désigner de ses doigts graciles, le soleil brillant demain sur la Corse et Ajaccio. Alex n'a pas bougé. Il est couché sur le canapé. Un instant, je fais l'hypothèse qu'il est peut-être décédé. En fait, il joue à la Switch. Un petit être tente des résoudre des énigmes terrifiantes, dans un éléphant de métal. "Je bouge", je lui glisse. Il ne bronche pas, il n'a pas encore mangé. Je suis persuadé que le plateau de sushis délaissé date d'avant-hier.