Décalage Horaire etc...
Gilles Rolland
1
Je venais de débarquer lorsque, soudain, j'aperçus mon comité d'accueil. Il n'y avait pas foule dans le hall de l'aéroport. Mes compagnons de vol, que je ne connaissais pas plus maintenant que lors de l'embarquement, allaient récupérer leurs bagages et s'apprêtaient à poursuivre leur existence, loin de la mienne et moi je restais planté, seul, les yeux incrédules. Elle était là, seule elle aussi, les yeux rivés sur moi, une pancarte avec mon nom -mal orthographié- à la main et un demi sourire mutin figé sur son joli visage. Elle n'avait pas changé. A croire que le poids des années n'avait eu pour effet que de la rendre encore plus belle. Le temps avait été plus sournois avec ma personne. Mon premier réflexe fut d'ailleurs de boutonner ma veste afin de cacher la petite bedaine qui déformait mon t-shirt et ainsi de tenter de faire illusion. Peine perdue . Pour autant, ce n'était pas de la déception que je lisais sur ce visage, non assurément pas. Seulement une joie contenue. 10 ans que je ne l'avais pas vu et elle était la devant moi, affublée d'une pancarte, comme dans les films. Jamais un cliché ne m'avait paru si attirant et l'observation de son corps, à peine dissimulé sous la finesse du tissu fleuri de sa robe de me ramener au temps où je ne n'étais encore qu'un gamin plein d'illusions sur le pourquoi du comment. Je l'avais rencontrée à un concert de David Bowie à New-York. Elle était en vacances et moi j'entamais mon périple. 10 ans plus tard, alors que je songeais à rentrer au pays, elle avait resurgi dans ma vie en me demandant de passer par Londres avant de regagner la France. J'avais accepté.
Comment procéder ? L'embrasser fougueusement ? Lui déposer un simple baiser sur la joue ? L'étreindre ? Lui serrer la main ? Non pas quand même. Avec un peu de chance elle ferait le premier pas et je n'aurais qu'à suivre le mouvement. Sans la quitter des yeux je me dirigeai donc vers elle. Ma belle anglaise. Ma baby doll, élevée au bruit et à la fureur de la Perfide Albion...
2
J'étais parti de chez mes parents le jour de mes 20 ans armé d'une incroyable assurance quant à la tournure que devait prendre ma vie. Tout d'abord prendre l'avion pour les États-Unis, visiter le Strip à Los Angeles, prendre un verre dans les club mythiques : le Whisky à gogo, le Rainbow et les autres. Remonter avec une voiture de location jusqu'à Haight-Ashbury, tenter de ressusciter les effluves perdues de l'utopie hippie, redescendre à Los Angeles, aller voir de quoi avait l'air l'immeuble que squattait Jim Morrison à ses débuts et essayer de saisir l'ambiance unique de ce lieu si propice au rock and roll. Ensuite direction le fameux sud profond. Petit détour pour entonner « Jailhouse rock » sur la tombe d'Elvis à Graceland puis direction les studios Sun, qui virent naitre les légendes Johnny Cash et Jerry Lee Lewis. Boire la même bière que les Ramones à New-York et siroter un gin au Chelsea Hotel, en compagnie du fantôme de Sid Vicious, tout en pensant à la chanson de Leonard Cohen (pour finalement me souvenir que je n'aimais pas le gin). Un trip rock and roll qui devait durer 1 mois tout au plus et qui s'éternisa au point de se transformer en voyage sans retour. Parti avec 1000 € en poche, je me retrouvais avec plus ou moins la même somme, 10 ans plus tard dans un hall d'aéroport anglais, en provenance de New-York, avec, dans ma ligne de mire, la plus jolie fille qui avait eu un jour, la bonne idée de m'offrir un passe droit pour sa couche. La vie est belle quand on en attend rien de particulier.
3
« Tu as fait bon voyage darling ? » me demanda-t-elle, après avoir déposé un baiser trop chaste à mon goût au coin de mes lèvres.
Son français était parfait, ce qui me fit penser à Jodie Foster. Elle aussi parlait un français si impeccable qu'on avait du mal à croire qu'elle ait pu un jour parler une autre langue. Moi, j'avais passé 10 ans dans des pays anglophones et il me semblait que je n'arrivais toujours pas à me défaire de mon accent français. La réflexion prit fin lorsque je me suis dit que Jodie Foster ne serait jamais venu me chercher à l'aéroport.
« Oui, j'ai vu un bon film et le vol était quasiment vide donc j'ai pu dormir tranquille. »
« Tu viens ? On récupère tes bagages et je te montre où je vis, tu vas adorer l'ambiance »
« Je n'ai pas de bagages, j'ai décidé de voyager léger et j'ai tout balancé avant mon départ de la grosse pomme. »
« Why ? Tu veux dire que tu n'as que ce sac à dos ? »
Ma vie tenait en effet dans un petit sac à dos noir troué. Hormis les quelques affaires qui dormaient paisiblement chez mes parents, je n'avais plus grand chose. J'avais tout vendu pour payer mon billet retour et, ô surprise, j'avais même fait des affaires plutôt intéressantes. J'avais ainsi réussi à fourguer ma vieille guitare à un type que je connaissais vaguement et qui vivais de son « art » en jouant des classiques country dans le métro new-yorkais. Tout cela pour un prix scandaleusement élevé vu l'état de la gratte et sa petite côte sur le marché.
4
Les Londoniens qui n'avaient pas de compte en Suisse n'avaient pas non plus de voiture. Nous prîmes donc le métro.
« Tu aimes, me demanda-t-elle lorsque, elle ouvrit la porte d'un petit appart cosy et vieillot.
Un petit chien à la mine renfrognée vint me sentir les chaussures avant d'aller s'allonger, l'air déçu près de la fenêtre.
« Oui c'est parfait. En ce qui concerne l'appartement, car le quartier me plait nettement moins. » répondis-je en posant mon sac sur le lit, qui trônait victorieux en plein milieu du salon.
« Pourquoi ? Il te plait pas le quartier ? Toi qui aime tant les films d'horreur et les histoires morbides. Je m'étais dit que la perspective de passer une nuit en plein cœur de Whitechapel te remplirait d'une joie tout cinéphile ! »
« Tu as fait des progrès incroyable en Français » lui dis-je comme seule réponse.
« Merci sweetheart, j'ai passé quelque temps à Bordeaux avec un type que j'avais rencontré dans un pub sur Piccadilly. »
Si le temps avait épargné sa beauté, il n'avait pas adouci son caractère. Toujours provocante. A un point délicieusement intolérable. Elle titillait ma jalousie et moi, alors que nous n'avions été ensemble que durant quelques nuits il y a une éternité, je mordais à l'hameçon.
« Bref. Oui le quartier est génial merci. Jack l'Éventreur est toujours dans le coin ? »
« Toujours aussi drôle chéri » me lança-t-elle en retira sa robe l'air de rien. Jack a déménagé. Trop de concurrence. Ce n'est pas vraiment un quartier familial. Tu devrais le savoir toi qui aime tant lire. »
La vision qui s'étalait sous mes yeux chassait peu à peu mes appréhensions. L'insécurité régnait peut être en maitre dans les rues malfamées de Whitechapel, ce quartier tristement célèbre, mais la vision de ce corps nu devant mes yeux fatigués contribuait à me faire me sentir un peu plus chez moi à chaque seconde qui s'écoulait. La soirée allait être longue. La nuit encore plus.
« Il s'appelle comment le chien ? »
« Comme toi. Il faut croire que tu m'as plus marqué que je ne l'aurais voulu. »
5
Quelque part ailleurs... Partir sur les traces de celles et ceux qui avaient transformé le gamin en homme. Les Jim Morrison, John Lennon, Paul McCartney, Jimi Hendrix, Axl Rose, Kurt Cobain, Elvis Presley. Mes héros à moi. Partir loin d'un désarroi croissant que je croyais inhérent au pays qui m'avait vu naitre. Dans un sens j'avais raison. Vivre de petits boulots, changer d'environnement comme de chemise. Vivre sur la route comme chez Kerouac et trinquer à un comptoir différent chaque soir ou presque. Vivre mon rêve ailleurs pour ne rien regretter. Revenir, se poser, se construire une vie conforme et laisser les souvenirs réchauffer les froides soirées d'hiver. Tout un programme. « Partir ne changera rien », « les problèmes te suivront », tels étaient les rengaines que j'entendais et qui rebondissaient sur mes rêves comme une pierre sur un mur. Pourtant je l'avais fait, j'étais parti. Les plages paradisiaques d'Hawaï, les plaines du Kansas, les côtes du Maine, si chères à Stephen King, les neiges d'Alaska et le bus de Chris McCandless du film Into the Wild, le Grand Canyon, les indiens Navajo, l'Amérique de Jim Harrison, j'avais tout vu. Il me restait des photos et une expérience, qui, si elle ne m'avait pas amené à trouver un sens profond à ma vie, restait mon bien le plus précieux.
Allongé dans ce lit inconnu, à l'odeur de moisi étrangement enivrante, à côté de la plus belle femme du Royaume de sa Majesté la Reine (et des provinces alentours à n'en pas douter) ressemblait quand on y songeait à une certaine idée du bonheur. Qui se souciait du lendemain ? Pas d'économies et pas de projets. Et alors ?
6
- « Déjà réveillé ? » me dis-t-elle, la tête encore enfouie dans l'oreiller.
- « Oui déjà. Le décalage horaire surement. »
Les volets meurtris par le temps laissaient passer une faible lueur, qui donnait à la pièce de curieux airs d'instantané fané. Dehors se trouvait mon avenir. Me lever, m'habiller, déguster un petit déjeuner comme seuls les anglais en proposent et descendre gouter au parfum de scandale de Whitechapel. Et ensuite ? La matière flasque qui s'écrasa sous mon pied nu alors que je me levait, n'augurait cependant rien de bon.
Depuis sa corbeille délabrée, mon homonyme canin me fixait d'un air satisfait.