Défense de toucher
wwilson_muichkine
Reviens d'un entretien d'emb… Pardon, d'une promenade à La Défense. Singulier je vous le concède. On trouvera ci-après les grandes lignes d'une petite balade obscure, au cours d'une après-midi grise de février :
Après avoir passé le pont de Neuilly, et son pendant l'île de la Cité Bourgeoise, on tombe sur le carrefour du pont de Neuilly, enchevêtrement funèbre de l'A14, du boulevard circulaire, des quais de Seine -pas ceux auxquels vous pensez- et d'une portion aérienne de la ligne 1. Avant de s'aventurer dans cette jungle, on contemple la silhouette entière de la bête qui s'alimente du suc des Hommes ; de leur chair, de leur vie : un cycliste me dépasse d'ailleurs, pour s'engloutir plus vite, et l'arrière du vélo s'illumine des feux verts de la pancarte UberEats. De manière générale l'axe routier dirige quantité d'êtres dans cette gueule, enfermés qu'ils sont dans leurs carcasses d'acier sécuritaires, et roulant mécaniquement vers une destination finale, quoiqu'incertaine. Pour signifier changement de territoire, un panneau « Courbevoie » surplombe un autre panneau, barré « Neuilly-sur-Seine ». On a hâte d'en découdre.
En tant que piéton, l'arrivée est bien plus accueillante que pour tout autre bipède trichant via la logistique : une charmante carte le renseigne en effet sur sa position géographique, le fameux « vous êtes ici », et lui offre une perspective colorée de l'espace dans lequel il s'aventure, divisé en quatre secteurs, l'Esplanade Sud, bleue, Sud-Est, l'Esplanade Nord, orange, Nord-Est, l'Arche Sud, jaune, Sud-Ouest, et l'Arche Nord, verte, Nord-Ouest. On nous enjoint gentiment, à l'aide d'une flèche, à emprunter ce pont ellipsoïde, afin de rejoindre le grand espace dallé, dont j'ai appris, à l'aide d'informations précieuses dispensées sur Wikipédia, qu'il répond parfaitement aux principes de la Charte d'Athènes -je n'en dis pas plus pour préserver le mystère comme sur la page-. Ce n'est que lorsque l'on croise les premiers regards des fumeurs en parkas à capuche, qui prennent leur pause au bas des blocs, que l'on se sent introduit dans la forêt-tours. S'ensuit alors un enchaînement de squares et de places, agrémentés d'œuvres d'art subtiles : on est surpris de leur récurrence, ce n'est qu'un peu plus tard, quand on a progressé plus avant, que l'on découvre un panneau JCDecaux indiquant la présence de « 69 œuvres d'art à La Défense : trouvez-les toutes ». Activité saine, pensai-je, cela donne des idées, et pourquoi pas pour la chasse au trésor de ma petite nièce, organisée dans le cadre de son anniversaire -8 ans-, le week-end prochain ? On croise également une bande de travailleurs de la rationalisation des coûts, en costume bleu marine légers et identiques, des bandes plus diversement habillées mais cosmopolites -j'ai entendu de l'anglais, du chinois, ainsi que deux autres langues apparentées au cyrillique poutinien-, une blonde quinquagénaire toute de noir vêtue, dévisageant son smartphone avec frénésie, et trimballant, au son lourd de ses talons émasculés, un stress chronique et les plaisirs déchus d'amours plus innocents. Je saisis un « carpe diem » égaré sur une devanture. On s'arrête d'un coup, à l'embranchement d'un carrefour : on a le choix entre un escalier automatique serpentant jusqu'à la tour Cèdre, une bouche de métro ou de RER ou de musée, et continuer tout droit. Mais surtout, un nouveau phénomène percute notre âme qui pourtant n'avait pas besoin de ça pour s'effriter : en effet, en dirigeant le regard entre deux tours, on constate chantier : beaucoup plus haute, beaucoup plus torve, sera celle-ci ! achevée aux trois-quarts, seul le dernier segment est encore dépourvu de verre, mais pas pour longtemps. Elle émerge dans le ciel gris, la tour latente, et son doigt monstrueux semble hurler des imprécations aux nuages. Par ailleurs des silhouettes s'activent autour d'engins, les cariatides de l'édification : fils monstrueux, plateformes mobiles, ascenseurs gigantesques, grues blanches et rouges et bleues, ou parfois juste entièrement jaunes, ainsi que le reste des appareils inconnus du profane, mais offrant à la vue un désordre technique de nature à produire une impression. Enfin un vacarme chronique, mêlant vrombissement de scies et charivari d'éboulements, s'imprime dans l'oreille et le cerveau du visiteur, qui reprend sa route avec un pincement au cœur, chronique lui aussi.
L'espace s'élargit alors, et je me retrouve soudain au milieu du centre Grande Arche, et aperçois en même temps ladite Arche, soleil autour duquel gravitent les autres parallélépipèdes, et marquant l'aboutissement définitif ou pas de l'axe historique parisien, reliant le Louvre à Puteaux, en passant par les Tuileries et l'Arc de Triomphe. Alentour les mêmes constructions effrénées : « Vinci réalise la tour Trinity », crois-je lire alors que retentissent quatre coups de cloche de l'Eglise de béton cubique Notre Dame de Pentecôte. De nouvelles sculptures froides surgissent comme des icebergs : des « Personnages Fantastiques » -Miro-, mais surtout cette « Araignée Rouge » -Calder-, dont je lis, hagard, la description gravée sur une dalle, à la manière d'un "French Hollywood walk of fame". Aussi me renseigné-je sur cette « sculpture monumentale faite de plaques de métal soudées et boulonnées », qui atteste le rang élevé qu'occupe notre artiste dans la hiérarchie de l'« art cinétique ». Après m'être éloigné, et après réflexion, je retourne sur mes pas pour prendre la stèle en photo, à l'aide de mon smartphone -me suis un peu caché-, afin de conserver un joli souvenir de ce mauvais voyage. En dodelinant de la tête, je distingue la tour Franklin, où l'autre jour un ami a été passé au supplice. Il y a aussi une tour W, très mystérieux W, venant parachever, en une nappe de brouillard linguistique, l'opacité entourant ce parallélépipède de deuxième génération, éruptant comme un sinistre manoir du futur. Trois jeunes filles passent à côté de moi et semblent pressées, et se plaignent de l'attitude du RH. Je me dirige droit vers l'arche. Au bas des marches, monte les degrés deux par deux. On fait semblant de vouloir pénétrer l'immeuble, mais non, on continue, on passe de l'autre côté, de l'autre côté de l'arche, et l'apparition soudaine d'un cimetière sidère, en même temps qu'un calme relatif coïncide, et se charge temporairement de reposer nos oreilles déjà lasses. Mais on repart déjà vers les tours de la Société Générale, en contournant la jetée fermée pour travaux : des armées de banquiers fument, et on pénètre un hall encore accessible au public, quelques touristes font la queue pour visiter la collection d'art de la Société bancaire, une énième œuvre occupe le hall, structure ovale composée strictement de ses quatre panneaux de métal, s'épanouissant au sommet en une auréole, et enrubanné d'un fil rouge hélicoïdal. Derrière l'œuvre c'est-à-dire devant moi, des tourniquets, et l'espace Granit. A ma gauche, des tourniquets, et l'espace Chassagne. A ma droite, des tourniquets, et l'espace Alicante. Triple frontière entre le public et le privé, et trois chemins menant à trois cavernes d'Alibaba au métal équivoque. Je sors et passe à côté de la tour Pacific, ainsi que la plus petite tour Space : Coworking. Désirant retourner par le nord, je m'éloigne des grands axes, et me faufile dans des allées, aboutissant à des squares plutôt qu'à des places et des esplanades. Il y a des panneaux sybillins : « Fg de l'arche » n'en est qu'un parmi d'autres. Passe devant le pole universitaire Léonard de Vinci, et les statues associées, vert-de-gris et sans âme : un ange décapité, un hercule chauve, sans bras et scalpé, sans parler du pouce doré géant lâché devant le CNIT. Parfois, on s'étonne à la vue de trains et de voitures. On finit par rentrer chez soi, on affale son corps sur le premier fauteuil, on le rassemble autour d'une tasse de café, et il n'a beau être que 17 heures, l'esprit évacue déjà les images tout d'une pièce, comme si cela n'avait été, et ne sera au fond, au final, au bout du compte, qu'un après-midi raté et un mauvais rêve.
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