Delirium

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Beuh…

Mon réveil sonne. Je l’éteins d’un geste maladroit. La nuit aura été courte. On a fêté l’anniversaire d’un de mes collègues, hier soir… Oh, je n’ai pas beaucoup bu, attention. Simplement, c’était pour ainsi dire la première fois que je buvais de l’alcool en six mois. On est aux Emirats et, soyons honnêtes, ma vie sociale n’est pas à son meilleur niveau, ces temps-ci…

Ma tête tourne un peu. Je prends une profonde inspiration et me redresse, m’attendant au pire… Ah, tiens, ça ne va pas si mal, en fait ! Je reste ainsi quelques minutes, juste au cas où. Comme d’habitude, un bordel chaleureux règne dans ma chambre. Le sol est jonché de livres, de chaussures et de vêtements. Derrière la fenêtre, j’entends les ouvriers indiens s’affairer à la construction d’un immeuble. Je jette un œil à travers les rideaux et devine qu’il fait encore une chaleur à crever… Bon, assez flâné. Je me lève, prends une douche rapide, m’habille et me dirige vers la cuisine. Hum… Tout compte fait, je crois que je me passerai de petit déjeuner pour aujourd’hui.

Je sors de mon immeuble, saluant au passage le gardien d’une voix pâteuse. La température extérieure est d’environ cinquante degrés et le taux d’humidité doit avoisiner les quatre-vingt pour cent… Mouais, je ferai mieux de trouver un taxi fissa parce qu’aujourd’hui, une attente d’un quart d’heure en plein cagnard, ça ne va pas être possible.  

Je dois retrouver une collègue du quartier – moins conne que la moyenne– pour partager un taxi. Nous devons nous rendre avec une demi-heure d’avance au bureau aujourd’hui, car nous avons rendez-vous avec les types de la banque. Une obscure histoire de lettre de crédit. Elle est à l’heure. Moi aussi. Bien sûr, je suis un peu barbouillé, mais je me sens encore assez bien. Et puis merde, j’ai fait une école de commerce, après tout !

Enfin, ça, c’est ce que je croyais jusqu’à ce qu’on monte dans le taxi. Au fur et à mesure qu’Anne me raconte sa soirée de la veille, mes réponses se font de plus en plus monosyllabiques. Elle réalise que quelque chose cloche, me demande si tout va bien. Nous sommes maintenant à quelques secondes de nous engager sur Cheikh Zayed Road, le « periph’ » dubaïote. Vu mon état, on court à la catastrophe… Nous passons devant un supermarché. Je demande au chauffeur de s’arrêter et explique à Anne que je ne me sens pas très bien, que je vais aller me chercher une bouteille d’eau.

J’entre dans la petite superette et me saisit d’une bouteille d’eau minérale. Alors là, ça devient critique… Je fonce vers la sortie ou le caissier et un client – un habitué, visiblement – sont en train de s’engueuler en Ourdou. Dépêchez-vous, merde… Je paie ma bouteille d’eau et sors du magasin… Bon, cette fois, c’est officiel, je vais dégueuler dans dix secondes. Je jette un œil autour de moi. A droite, le taxi. Si je reste ici, Anne va me voir. J’ai sept secondes pour trouver une solution. A gauche, un groupe d’ouvriers s’engueule. Décidément, ils ne sont pas du matin, dans le sous-continent indien... Quatre secondes… Encore plus à gauche, un camion est arrêté pour une livraison... Bingo ! Pour retourner au taxi, je passe derrière le camion. Une fois à l’abri, je vomis sans même m’arrêter de marcher et part vers le taxi comme si de rien n’était. Au passage, je jette un dernier coup d’œil en direction des ouvriers. Ils n’ont rien vu et continuent à brailler comme si de rien n’était. Je prends une gorgée d’eau et retourne m’installer à l’arrière du taxi, convaincu que tout va bien se passer, désormais. Hélas, les ennuis ne faisaient que commencer…

Car malgré une période de grâce de quelques minutes et toute l’assurance qu’a pu me procurer l’issue relativement heureuse de cette petite mésaventure, force est de constater que mon système digestif s’évertue toujours à défier les lois de la gravité. Qu’importe, je prends sur moi jusqu’à ce que nous arrivions au bureau. Et là, c’est le drame : non seulement les représentants d’HSBC sont déjà là, mais mon patron, lui, est en retard… A moi d’accueillir ces gens et d’animer les premières minutes de la réunion.

Ils sont deux. Je leur serre la main et les installe dans la meeting room. C’est une petite pièce propre et froide, au centre de laquelle trône une table en verre. On y jouit d’une vue imprenable sur Palm Jumeirah, l’île artificielle en forme de palmier. Je déteste cet endroit. On dirait les salles de réunions dans les films américains du genre Harcèlement, La Firme ou L’associé du Diable. Beaucoup trop solennel à mon goût.

J’observe les deux individus qui me font face. Un homme et une femme. Le premier me tend sa carte. Il s’appelle Gomez, ou Rodriguez, ou Fernandez. Je ne sais plus et franchement, je m’en cogne. Tout ce que je sais, c’est que j’ai souvent eu à faire à lui, par e-mail. Il est petit, dégarni, porte une veste marron qui se marie à merveille avec sa chemise jaune pisse et sa cravate à pois. Une épaisse moustache occupe la partie inférieure de son visage bouffi. C’est exactement comme ça que je me l’imaginais. Sa collègue est une petite grosse sympathique à la moustache non moins abondante. Dommage. Vu sa voix au téléphone, j’avais misé de grands espoirs sur elle… Et puis merde, ce n’est pas un conseil des ministres, non plus, alors on lance la machine et on verra bien ce que ça donne.

Nous commençons la réunion. Je pose mes questions aux banquiers et griffonne mollement quelques notes, sans chercher à comprendre ce qu’ils me racontent. Ils parlent vite, avec un fort accent et j’ai l’impression que Ringo Starr joue un solo de batterie dans ma boîte crânienne. Je crois que j’essaierai de découvrir toutes les subtilités du système bancaire des Emirats un autre jour, merci bien.

Au bout d’un quart d’heure, mon supérieur finit par arriver. Il s’installe en bredouillant des excuses sans trop y croire – il est en retard tous les jours, de toute façon, ce mec est un scandale. Il était temps, la situation devient critique. Je me lève, explique à l’oreille de mon maître de stage que je suis malade et que j’ai besoin de prendre l’air. Une fois hors de la pièce, je prends la direction des toilettes. Rien à foutre, je ne serai pas l’employé du mois d’avril.

Après quelques minutes d’un intense tête-à-tête avec l’émail des chiottes, je sors et retourne vers la salle de réunion. Heureusement, la réunion vient de prendre fin. Avec une reconnaissance sincère, je sers la main de Gomez-Fernandez et de sa femme à barbe et je vais m’installer, fébrile, à mon poste de travail.

Signe que la bonté divine vient d’atteindre ses limites, le gros con du bureau d’à côté est déjà là. Un petit barbu qui se prend pour Bruce Wayne parce qu’il vend des abribus au Koweit. Comme durant une bonne moitié de ses journées, il est au téléphone avec son meilleur pote, un autre gros con de la boîte – si la connerie était monnayable, on serait la filiale la plus rentable du groupe, avec toutes les buses qu’on se tape –, occupé à parler voitures et gonzesses. Je décide de le laisser à sa diarrhée verbale et d’aller me faire un petit café.

Quelques minutes plus tard, je verse d’une main tremblante du café instantané dans un gobelet en plastique. Je sue des joues, ma tête tourne et j’ai l’impression qu’on m’enfonce des aiguilles à tricoter dans les intestins. Mais toute cette souffrance n’est rien en comparaison de ce que je ressens en voyant le directeur général entrer dans la pièce avec son grand sourire de con.

Cet espèce de faux-cul… C’est à cause de lui si j’en suis là. C’est à cause de lui si, tous les jours, je passe environ une heure à pleurer dans les toilettes comme une secrétaire qui s’est fait tripoter les miches par son patron. C’est lui qui m’a fait venir pour un boulot au Bahrein. C’est lui qui ne m’a pas dit que mon boulot, il n’existait plus puisque la filiale du Bahrein avait mis la clé sous la porte. C’est à cause de lui que je dois passer un an à faire un boulot merdique dans un pays que je déteste, entouré de crétins arrogants et matérialistes… Enfin, avec un peu de chance, il va prendre son café et foutre le c…

« Salut, Rémi ! »

Et merde.

« ‘lut… 

- Ça va ?

- Nickel, et toi ?

- Ça va... J’ai vu ton rapport sur les communications de la boîte. Très bon papier ! »

Il part dans un grand rire sonore. Il y a quelques jours de cela, le directeur financier m’avait demandé de contrôler toutes les dépenses téléphoniques de la boîte, afin de vérifier s’il y avait d’éventuels abus. Au début, c’était plutôt marrant. Untel avait un appel de cinquante sept secondes au Timor Oriental, un autre avait passé un coup de fil rapide à destination des Bermudes… Rien de bien méchant. La plupart du temps, c’était un faux numéro, ou une connerie dans le genre.

Et puis, je me suis rendu compte qu’il y avait de vrais abus. De gros abus. Une secrétaire tunisienne du département commercial, notamment, représentait à elle seule vingt pour cent de la facture téléphonique de la boîte. Elle passait de nombreux coups de fil à destination de son pays natal. Dans une moindre mesure, le responsable informatique de la boîte ainsi que… le directeur financier faisaient partie des « gros » tricheurs.

Je suis allé voir le directeur financier. Il a décrété qu’un certain seuil de coups de fil personnels était tolérable. Naturellement, il était au dessous de ce seuil. Il m’a demandé de faire un rapport. Je me suis exécuté. Maintenant, le rapport est sur le bureau du patron. Je ne sais pas ce qu’il va advenir de la fille, mais toute cette affaire me met plutôt mal dans mes pompes. Alors que l’enfoiré qui me fait face, de toute évidence, ça le rend ivre de bonheur.

« Mouais, je lui réponds, j’ai pas fait ça de gaieté de cœur… »

Ses sourcils se froncent. C’est qu’on pourrait presque croire qu’il réfléchit, ce gros lard.

« Ah bon ? Pourquoi ? »

Evidemment, il ne voit pas le problème.

« Bah, quand même, c’est un peu du travail de nazi. »

Parler de nazis, ça refroidit toujours l’ambiance. En l’occurrence, ça lui a définitivement ôté son sourire de sa gueule de con. Merci Budweiser.

« Et Eman ? je reprends. Qu’est-ce qu’il va lui arriver, à Eman ?

- Je sais pas. On verra. »

Et il se barre, visiblement mal à l’aise. Je reste quelques secondes là, à touiller dans mon café, puis je retourne m’installer derrière mon bureau.

Le demeuré d’à côté est toujours en train de raconter sa vie.

« … Mais non, il se passera rien entre elle et moi… ouais… ouais… ah ah ah… »

Alors toi, mon gaillard, t’as de la chance d’appeler une ligne interne, sinon je t’aurais réservé une place de choix dans mon rapport… Je prends une gorgée de café. Dégueulasse. Je n’ai plus grand-chose à vomir et pourtant, je sens qu’un truc remonte système digestif. Je souris malgré tout en me disant que ma condition physique n’a jamais été aussi proche de ma condition mentale, depuis que je suis ici.

Et puis merde, à la fin, si l’autre mongole est dans les petits papiers du patron en passant quatre heures par jour au téléphone, j’ai bien le droit d’aller prendre l’air cinq minutes… Je retourne vomir un petit coup et file vers l’ascenseur. Il y en aura eu, de la galette, aujourd’hui. Et pourtant, c’est pas l’épiphanie…

Il est presque dix heures. Je décide de me forcer à avaler quelque chose. Il y a une supérette, pas loin. Je prends un Coca et m’installe à la terrasse. Dehors, c’est la fourmilière. Des hordes d’Indiens qui construisent des immeubles, ramassent les poubelles, conduisent des taxis, arrosent le gazon… Tout ça pour un salaire de misère et des conditions de travail proches de l’esclavagisme. Et pour ceux qui se plaignent, c’est retour immédiat dans la campagne indienne. C’est comme ça que ça marche, ici. A chaque « race » sa fonction, son salaire et sa considération… Je jette la canette dans une poubelle et regarde quelques instants la route, pensif, avant de reprendre la direction de mon building.

Allez, encore huit mois et c’est fini.

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