Demain

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François-Xavier était un homme constant. Constant dans ses habitudes, constant dans ses amitiés, mais surtout, constant dans son humeur. Il ne s’emportait pas, et ne se laissait jamais aller à l’euphorie ou à la déprime. En un sens, François-Xavier était ignorant des émotions du commun. Mais par une chaude soirée de printemps, François-Xavier se retrouva confronté à un incident qui ébranla son stoïcisme.

Ce soir-là, lors d’un débat politique à la télévision, il ressentit de désagréables picotements sillonnant son corps du coccyx vers la nuque. Attentif aux échanges musclés qui faisaient la joie de l’animateur, son épiderme lui parut effleuré par un faible courant électrique. N’ayant jamais rien éprouvé de tel, il s’en étonna, se demandant même s’il lui fallait consulter son médecin.
Tout autre que François-Xavier aurait identifié d’instinct cette sensation, mais pour lui, il s’agissait bel et bien d’une découverte : il expérimentait pour la première fois ce que nous nommons l’agacement, alors qu’un candidat à l’élection présidentielle se faisait asticoter sur le slogan de sa campagne.
Il faut dire que ce slogan, c’est François-Xavier qui l’avait trouvé. "Vers un autre demain". Pas bien original, il en convenait, mais on ne le payait pas pour se démarquer. Ce qu’on attendait de lui, ce qui justifiait l’extravagance de son salaire en somme, c’était son éblouissante capacité à projeter les foules, d’un mot ou d’une phrase, dans les allées des supermarchés, caddie en guise de voiture bélier, à la conquête d’un yaourt amincissant ou d’un shampoing revitalisant.

"Vers un autre demain", c’est une promesse de dupe, avait dit le journaliste. Depuis le début de cette campagne, vous ne parlez que de demain, le promettant plus vert, plus blanc, plus rose… mais pour vos électeurs, c’est le présent qui importe, et je crains que malgré vos serments, aujourd’hui ne demeure éternellement gris !

Une promesse de dupe… rien à redire à cela. François-Xavier était le premier à admettre le caractère fallacieux de ce "demain" ; c’était justement toute la beauté du terme, et la raison pour laquelle "demain" avait avantageusement remplacé "sans doute" et "probablement" dans le langage des publicitaires.
Ce que l’on aurait qualifié l’an passé de "sans doute le meilleur aspirateur du monde" était désormais très sobrement considéré comme "l’aspirateur de demain". "Sans doute" n’engageait pas à grand-chose, tout le monde en convenait, mais "de demain"… personne ne pouvait contredire l’assertion ! Qui, lorsque demain serait devenu aujourd’hui, aurait le temps de se retourner pour écouter ce que l’on disait hier, époque où François-Xavier touchait sa paye ?
Ces derniers mois, il avait ainsi fourgué ce "demain" à toutes les sauces. "Parce que demain est aujourd’hui" faisait-il dire à une marque d’écrans plats. Stupide paradoxe qui n’avait dérangé personne. Au contraire : le Directeur International de la compagnie trouvait que la technologie de pointe dont jouissaient ses produits justifiait amplement la formule. Pour rétribution de sa peine, ou plutôt pour son génie, comme on aimait qualifier le travail dans son milieu, François-Xavier avait été grassement payé. Très grassement, même, pour un slogan de cinq mots. Alors il l’avait resservi, vaguement modifié, à une chaîne d’hôtels soi-disant éco-responsable… "Demain se prépare maintenant" affirmait-il alors. Cette fois encore, la campagne de communication avait rencontré un succès sans précédent. La fréquentation des hôtels vantés avait doublé en seulement une semaine de spots publicitaires. Lorsque la campagne d’affichage avait pris le relais, certains hôtels affichaient complet six semaines de suite, ce qui ne s’était jamais produit auparavant.
Dès lors, François-Xavier se trouva très sollicité. Il inventa un nombre conséquent de variations autour de ce mot magique : "Nous vous offrons demain", "Chez nous, demain n’est pas un vain mot", "Demain est de notre responsabilité", etc.
Hélas ! Il n’y a pas de propriété intellectuelle sur un terme du vocabulaire courant. Les mots sont à tous, si l’on peut dire. Appâtés par le gain, des publicitaires moins inspirés se lancèrent dans l’exploitation de "demain". C’est alors qu’apparurent les milliers de slogan "de demain". Voiture, cocotte minute, cafetière, tout ce qui pouvait contenir un peu de technologie y passait. François-Xavier sentit alors une époque bénie se terminer. Il faudrait repartir au charbon, chercher l’inspiration dans les profondeurs de la langue. Cela ne le dérangeait pas particulièrement, et il ne voyait là aucune injustice. Seulement, il n’était pas sûr de réitérer ce coup de maître.

Les picotements se muèrent progressivement en de froids éclairs se déversant de la base de son cou vers l’extrémité de ses doigts. A l’écran, les protagonistes du débat ne s’écoutaient plus. Chacun cherchait à imposer ses propos en parlant plus fort. Dans cette cacophonie, "vers un autre demain" revenait sans cesse, énoncé sur un ton sarcastique. Il ne regrettait pas d’avoir pris sa soirée tant il savait que ses collègues passeraient, sous peu, un désagréable moment. Il imaginait en effet sans peine la mauvaise humeur dont le candidat éclabousserait toute l’équipe de campagne dès la fin du débat.
Pour apaiser les réactions inhabituelles de son corps, François-Xavier se servit un verre d’orangeade bien fraîche. Faisant tinter les glaçons, il pencha la tête en arrière afin de soulager sa nuque.

Après la déferlante des slogans "demain", François-Xavier s’était mis à s’interroger sur les raisons de son succès. Il sentait qu’il avait effleuré la pierre philosophale du publicitaire, celle qui lui permettrait de changer les mots en pubs, et voulait s’en saisir. Même maintenant que ce mot fleurissait à tous les coins de rue en quatre par trois, les gens continuaient à préférer les produits «de demain». Malgré ses lacunes en psychologie et en sociologie, François-Xavier comprenait qu’il avait atteint quelque chose d’essentiel, peut-être une forme de traumatisme de l’inconscient de ses contemporains. Les Sex Pistols déclaraient à la fin des années soixante-dix "no future", constat repris par tous les punks du monde. Ils avaient été des précurseurs, puis avaient fait école. Désormais, cette idée était ancrée dans l’esprit de chacun, et il était devenu inutile de la formuler. Personne ne parlait plus de demain, et surtout pas les hommes politiques. Froidement, François-Xavier était ainsi arrivé à la conclusion qu’il tenait sa nouvelle clientèle. N’ayant aucune conviction idéologique, il s’était déplacé dans toutes les impasses du labyrinthe politique et avait rencontré les figures les plus en vues de droite, de gauche, du centre et des extrêmes.
Les hommes politiques possèdent un sixième sens lorsqu’il s’agit de gagner des voix. Ainsi, en rencontrant François-Xavier, tous avaient flairé la victoire. Ce dernier s’était pourtant bien gardé de révéler son atout majeur, se contentant de présenter la croissance enregistrée dans les ventes des produits ciblés par ses campagnes publicitaires. Il s’était ensuite borné à signer un contrat avec le plus prompt à lui fournir une enveloppe dodue.
La suite ne s’était pas fait attendre. Le candidat de gauche dont il avait grossi les effectifs s’était trouvé en tête des sondages, puis du scrutin du premier tour. Avant l’arrivée de François-Xavier, il n’était pourtant que l’un des nombreux candidats de sa famille politique, et pas le mieux placé. Égal à lui-même, François-Xavier n’avait vu là rien que de bien naturel, et il avait entendu sans passion son candidat lui promettre un poste de conseiller auprès de la présidence.

Au cours du débat, le journaliste puis les adversaires du candidat revenaient sans cesse sur ce "Vers un autre demain". Moins naïfs que la masse des électeurs, ils avaient démasqué l’artifice. Il était étonnant que personne n’ait attaqué leur campagne par cet angle. Enfin, pas si étonnant que cela… "Demain" tapissait les murs du pays, inondait les ondes radio et défilait sur toutes les chaînes de télévision depuis des mois sans que personne n’ait dénoncé la fourberie, après tout.
Mais tout de même ! Cela frisait maintenant l’acharnement, et le candidat n’avait plus rien pour se sortir du bourbier dans lequel on l’avait plongé.
Des électrodes semblaient désormais plantées dans l’épine dorsale de François-Xavier, la soumettant à du 220 volts. Il commença à se tortiller sur son canapé, puis se leva, faisant les cent pas en marmonnant. Finalement, dans un geste d’une brutalité inconcevable chez cet homme, il brisa au sol son verre d’orangeade.

Seul dans son salon, il demeura debout une éternité. Que s’était-il passé ? Quel sortilège l’avait transformé lui, l’immuable François-Xavier, en ce personnage soumis aux excès de la fureur ? Dans toute son horreur, l’évidence frappa son esprit : comme le vulgaire, il s’était abaissé à espérer. Contrevenant à la règle la plus élémentaire de sa profession, il s’était mis à croire.
Pire que cela : il s’était mis à croire en ce qu’il écrivait…

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