Demi-tour
sylane
Le périphérique défilait devant mes yeux et j'avais du mal à voir la route, gênée par la buée qui se formait dans mon casque. N'y avait-il donc que la buée ? Je n'en suis pas si sûre. Il me semble que mes yeux n'étaient pas parfaitement secs. Et pourtant, je savais, pour l'avoir déjà expérimenté, à quel point il pouvait être dangereux de pleurer aux commandes d'un deux-roues. Mais peu m'importait !
Je venais de faire demi-tour. Après avoir pourtant traversé tout Paris, ou plutôt contourné tout Paris par l'extérieur, je venais d'abandonner. Jamais je n'aurais pensé être capable de le faire. Laissant passer les kilomètres, dépassant parfois une voiture sans même m'en rendre compte, je m'accrochais à ces images, si douloureuses, qui avaient finalement guidé ma décision d'aujourd'hui. Je m'imposais ces visions, sources d'une tristesse infinie, pour maintenir le cap, ne pas refaire demi-tour et me précipiter là où, pourtant, je ne voulais plus aller.
Derrière la visière, et comme en surimposition sur le décor urbain, je revoyais la chambre. Une petite chambre sous les toits qu'une amie nous prêtait gentiment, un sourire au coin des lèvres, pour que nous puissions y abriter nos amours illégitimes. Je devrais m'offusquer de cette idée mais il n'en est rien. Quelqu'un m'avait dit un jour "lorsqu'on est face au désir véritable, on ne culpabilise pas". Cela m'avait surprise alors mais c'était tellement vrai !
Allongée sur le lit, encore remuée de ce partage unique et si intense qui venait de nous rassembler, je le regardais se lever. L'heure était arrivée. L'heure fatidique avait sonné. Le sablier avait fini de se vider, la parenthèse était terminée. Repliée dans les draps froissés de nos amours illicites, j'avais peine à contenir quelques larmes qui menaçaisent de me submerger. Mais je ne voulais pas, bien sûr, lui montrer ce que je pensais être une faiblesse. Je ne voulais pas l'ennuyer avec mes états d'âme. J'avais trop peur de le faire fuir, trop peur de lui faire comprendre à quel point je l'aimais, alors même que je n'étais pour lui qu'une lumière parallèle à son existence, des moments sucrés qui imprimaient à sa vie une énergie différente.
Face à la petite fenêtre qui donnait sur les toits, il était déjà debout, presque habillé, presque retourné déjà au quotidien qu'il n'avait quitté que le temps de nous faire pénétrer dans un monde qui n'était qu'à nous. Au fur et à mesure qu'il reposait sur son grand corps viril, les vêtements qu'il avait abandonnés quelques heures, je voyais réapparaître sous mes yeux l'homme qui m'avait séduite. Il était toute assurance, puissance et douceur mêlées. Il était mon soleil, mon oxygène, ma fenêtre ouverte sur une autre moi-même dont j'ignorais l'existence jusqu'à ce qu'il la réveille. Quelle ironie ! C'est lorsqu'il était à nouveau ce personnage fier et émouvant qu'il redevenait parfaitement inaccessible !
Il enfilait son blouson, m'embrassait avec une tendresse et une volupté infinies, me regardait quelques secondes, puis se dirigeait vers la porte et sortait sans se retourner. J'étais encore sur ce lit qui avait abrité nos amours, nue et vulnérable, qu'il avait déjà regagné sa vie. Seule avec mes soupirs, je sentais en moi comme une lave brûlante m'envahir. Chaque fois, le serpent infernal de son absence se réveillait et je me disais "c'est la dernière fois. Ça ne peut pas continuer !". Dans les couloirs, le son de ses pas s'était déjà éteint, que mon corps et mon coeur réclamaient avec force sa présence. Je savais que les jours qui suivraient seraient un enfer. Et qu'ils ressembleraient à ceux d'un drogué que l'on oblige à se sevrer brutalement. Après m'être abreuvée à cette source incomparable, après avoir nourri mes sens et mon âme de tout ce à quoi ils peuvent aspirer, je devrais faire face à l'incommensurable vide de l'absence. Et une fois encore, laisser se calmer cette douleur pour continuer à vivre comme si de rien n'était. Mais c'était à chaque fois plus difficile.
Derrière ma visière, je souris malgré les larmes. J'avais fait demi-tour. Bien sûr, j'étais désespérément triste de me dire qu'il attendrait en vain dans notre petit nid d'amour. Mais, comme le disent les spécialistes du sabre, il vaut mieux trancher vite et net pour que la mort soit moins douloureuse. C'est ce que j'avais décidé de faire et je savais au fond de moi que c'était le bon choix.
Merci encore. Il m'est venu comme ça, tout d'une traite. Fou, la manière dont fonctionne l'inspiration. Parfois rien pendant des semaines et un jour, hop, une petite idée fait son chemin et les mots se placent d'eux-mêmes. :)
· Il y a plus de 12 ans ·sylane