Deo ignoto (chapitre 3)
gyassine
(Deo ignoto 3)
Assis, assis, lui commandai-je en appuyant sur son dos duveteux. Il haletait, pantelait, comme s'il avait couru des dizaines de kilomètres, mais se refusait à répondre favorablement à mon ordre en repoussant la pression de ma main. Dès que je pesais sur lui, il s'arc-boutait, se tortillait, remuait la queue, avant de venir se frotter contre moi tout en résistant à l'envie qui l'obsédait, à l'instar de tous ses congénères, de me lécher partout ; car dans nos contrées, depuis des siècles, ils savent parfaitement et sans contestation possible qu'ils doivent se résoudre à abandonner l'idée de montrer leur joie en signe d'attachement et d'affectuosité en léchant leurs maîtres avec la même langue dont ils se servent pour se pourlécher l'arrière-train, sous peine de recevoir quelque coup sur le museau. Une main noueuse se posa sur mon épaule, le saisit vigoureusement mais tendrement pour branler mon corps frêle telle une fleur labile dont on secoue les pétales. Cette main rêche et rugueuse par tant d'années de labeur acharné ; cette main puissante et infatigable qui affouillait tous les jours le sol des plaines et la base des falaises ; Cette main brave, intrépide et prodigue était une main d'artiste ou d'artisan du bonheur, qui façonnait la vie à travers de la poussière humide ; cette main était celle de mon grand-père. Je souris avant même de tourner la tête pour voir son visage affiné par les heures de corvée, ridé par la rudesse des souciances, tanné et boucané par le soleil suprême du pays du blé noir. Je savais que quand mes yeux croiseraient les siens un tendre bonheur envahirait tout mon être en propageant une paix profonde sur l'ensemble de mon corps malingre mais assez dru pour qu'il pusse s'appuyer dessus quand je l'accompagnais à sa besogne ; il était atteint d'un cancer de la gorge et devait tous les jours se rendre à, ce que l'on pourrait dénommer, un dispensaire de quartier où tous les gens, gueux comme des rats, venaient rambiner des maux qui n'avaient pas de place dans les cliniques fastueuses des heureux fortunés. Mon grand-père s'exprimait par sentences et sa sagesse était connue et reconnue par tout le monde, mais il ne pouvait plus parler comme avant sa maladie. Il soufflait des mots que j'étais le seul à entendre dès le premier coup sans qu'il eût à fournir un effort extraordinaire pour crier sa raison avec des chuchotements inaudibles. J'étais le seul à pouvoir écouter ses réflexions à moitié susurrées et à moitié mimées et ses frémissements qui vibraient dans nos deux cœurs joints par une connexion mystérieuse, indiscernable, presque céleste. Je n'avais jamais connu mon père, depuis ma naissance, et personne dans la maison des grands-parents ne daignait évoquer son absence devant moi, même pas ma mère. De mon côté j'avais certes des questions sur cet homme absent de notre vie, mais je n'osais pas les poser ; ou bien je n'en avais pas envie car mon grand-père se tuait à la tâche pour qu'elles trouvassent des réponses grâce à l'amour qui m'enveloppait dans une maison où l'espoir avait pris le visage du bonheur. Nous n'avions aucune nouvelle de mon père depuis huit ans, comme toutes les familles qui avaient perdu un être cher dans les tourmentes d'un pays aseptisée de tous ses éléments contradicteurs voire de ses innocents penseurs qui frayaient la voie à une philosophie de vie nouvelle ; ils se cachaient tous derrière le soleil, vivant le présent dans le néant absolu qui annihile leur passé et efface les chemins du futur. Les gardiens de la révolution, rustres et ostrogoths, se tenaient aux aguets comme des loups affamés prêts à goûter à la chair de tous les dilettantes, les fantaisistes qui aspiraient à l'excellence, les mystiques, les illuminés qui désiraient Dieu dans la création, les incroyants, les libre-penseurs... Le peuple devait se rendre à l'évidence que tout ce qui ne sortait pas de la bouche du commandeur de la nation était une hérésie qui heurtait les traditions établies, que toute déviance serait lourdement sanctionnée et que toute dissidence mourrait sur l'échafaud ou serait vouée aux tourments des sanguinaires bourreaux de la révolution. Arrête de jouer avec les chiens, un jour tu vas attraper une cochonnerie, me susurra-t-il avec une voix brève et impérative, et va tout de suite te laver et changer tes habits, aujourd'hui on va voir ton père. Je courus aussitôt que j'eus entendu l'ordre de l'homme que j'admirais le plus au monde, sans même penser vraiment à sa signification. J'étais un garçon très enjoué aimant à folâtrer et à rire sans accorder une dimension grave aux choses de la vie. Les personnes qui m'entouraient, dans ma petite famille du moins, essayaient continûment d'égayer mes jours et de prêter une apparence de vie normale à l'extrême pauvreté qui nous engloutissait. « Mon père ? », m'interrogeai-je sous la douche en essayant de savonner le tas d'os qui charpentaient mon corps. Voilà un mot dont je ne cernais pas le sens. « Qui était-il ? À quoi ressemblait-il ? Qui étais-je pour lui ? Où se trouvait-il ? Pourquoi avait-il disparu et pourquoi réapparaissait-il justement aujourd'hui ? », Plusieurs questions qu'un enfant de huit ans ne peut éluder et encore moins leur trouver des réponses satisfaisantes. J'allais enfin pouvoir rencontrer l'homme que je pourrais, à l'instar des autres enfants, appeler papa ; encore fallait-il l'appeler comme ça ! Je savais qu'il était le fils de mon grand-père, qu'il était marié avec ma mère et que j'étais le fruit de leur union ; autant d'informations vaines et inutiles pour mon petit cerveau de grand crâneur. Moi, j'avais besoin de connaître l'homme qui pourrait rappeler du fonds des temps les huit années que ma mère avait perdues en son absence, l'homme qui pourrait impartir à mes grands-parents un peu de vérité pour leur joie de vivre simulée en ma présence, lorsque moi je mangeais à ma faim et qu'eux criaient famine. Je voulais savoir pourquoi sa probable réapparition ce jour-là, ressemblait à un éloignement plutôt qu'à un rapprochement. Je voulais déjà l'imaginer et le trouver dans mes jeux fantaisistes où j'endossais le rôle du créateur pour le sentencier et le châtier ou bien pour connaître toute la vérité sur lui et pouvoir lui pardonner. Je pris la main de mon grand-père et nous partîmes vers une destination qui m'était inconnue. Sa main était moite de sueur, mais froide. Je jetai un regard à son visage, il était masqué de sa mansuétude habituelle qui s'irradie de lui comme la lumière d'un nimbe rayonné, porté par un dieu de l'antiquité ; cependant, dans l'irrégularité de ses pas et le rythme saccadé de sa respiration, il y avait quelque chose qui m'inquiétait. Sur le chemin que nous empruntâmes, les rues et les avenues, comme partout dans le pays, fixaient le reflètement de leur histoire dans le cœur des passants. Ladres, galeuses, creusées de dépressions, bombées par les boursouflures, elles empestaient la charogne et la nourriture avariée ; une plaisanterie sous forme de contre-vérité dont s'amusaient les pouilleux tous les jours en s'attablant autour d'un morceau de pain et d'un thé à la menthe. Les trottoires, qui dans la plupart des cas n'existaient pas, étaient jonchés de mendiants cadavériques et de morts-vivants psychosés que la population craignait ; à raison, car ils faisaient partie de la fameuse Direction de Sécurité du Territoire. Les voitures luxueusement extravagantes passaient à grande vitesse en soulevant une tornade de poussière et en nourrissant les rêves des témoins d'un spectacle fantasmagorique ; leurs habitants se pâmaient sur le regard extatique que les passants avaient pour eux en leur rendant un sourire plein de nargue et de mépris insolent. Mais c'est à l'entrée d'un bidon-ville que le spectacle de la misère atteignit le comble de l'impertinence et de l'irrespect de la condition humaine ; un petit enfant nu dont la joue était couverte d'une large et laide tache de vin, s'asseyait tout seul, à même le sol à côté de l'embouchure d'un égout qui traversait le bidon-ville de part en part et se déversait dans la rue. Il sanglotait éperdument en tapant de ses menottes dans le ruisseau infecte et en adjurant de son regard suppliant tous les êtres vivants de le sauver de son sort. À la vue de cette image inhumaine, mon grand-père arrêta net ses pas de plus en plus rompus et fatigués, prit l'enfant contre lui, le secoua tendrement entre ses bras cajoleurs pour le faire cesser de pleurer. – Vois-tu fiston, c'est en abandonnant le troupeau à son sort que le berger accroît la faim des loups, me dit-il d'un ton grave et pénétré. Plusieurs années plus tard, je comprendrais le sens de cette maxime ornée par la sagesse de mon grand-père. Après plus d'une heure de marche nous arrivâmes enfin à une immense place aride, que la faune et la flore avaient fuie ; par crainte, pour ne pas subir les mêmes affres, les mêmes déchirements et épouvantements que les gardes-chiourmes, aux âmes de bandits, faisaient subir à des galériens coupables ou innocents ; ou bien par simple lâcheté, pour être du bon côté, du côté de ceux qui bénéficiaient d'une liberté conditionnelle, dans un pays où la liberté n'était qu'une illusion pathologique. Puis nous entrâmes dans un clos cerné de hautes murailles sinistres, coupées intermittement par des miradors que gardaient des sentinelles en faction, menaçantes et armées jusqu'aux dents. Une foule de femmes et d'hommes se massait séparément devant un grand portail en bois. – En file, enfants de putains, en file, fulmina un des gardes, la bouche contournée de fureur, en fouettant hommes, femmes et enfants avec une grosse branche d'olivier ; symboliquement, je trouvai son instrument de répréhension inopportun. Il ne faut pas se mettre en boule devant la porte, dans quelle langue faut-il vous le dire ? Je vais vous apprendre l'ordre bande de moutons. Mon grand-père se recroquevilla comme une herbe sèche contre le mur de la bâtisse et me mit entre les pans de son djellaba pour que je fusse à l'abri du torrent impétueux qui s'abattait sur la foule ingénue, tandis que le garde continuait à façonner comme un metteur en scène de génie, avec son instrument d'ordonnancement, deux belles lignes séparées et opposées devant le grand portail, une file pour les femmes et une autre pour les hommes ; puisque dans nos contrées, on considère le mélange des sexes comme une incitation à la fornication et à l'adultère, une calamité effrayante, même dans les pires moments de détresse comme celle dans laquelle on se trouvait ce jour-là. Dès que les battants de la vieille porte s'ouvrirent, un garde en habits de soldat nous invita avec des invectives furieuses à être les « bienvenus dans l'antre de Satan ». Toujours en file organisée comme une colonne de fourmis marchant dans une étroite rainure, on nous fit entrer isolément dans une pièce pour qu'un officier faraud et méprisant nous posasse des questions sur notre identité, sur l'objet de notre visite et qu'il nous remît enfin entre les mains d'un tortionnaire pernicieux dont émanait une putrissure insupportable. Il avait un regard fétide voire délétère qui vous agressait dans l'intimité. Enlève ton djellaba, mets tes mains contre le mur et écarte tes jambes, s'adressa-t-il à mon grand-père dans un ton glacial. Il prit une matraque, s'approcha du vieil homme et commença à la faire descendre doucement le long de sa colonne vertébrale jusqu'aux fesses, en délectant ses sens pestilentiels, puis il la mit entre ses cuisses :– écarte, j'ai dit, lui ordonna-t-il en le cognant sur ses testicules, et mon grand-père s'exécuta en sursautant de douleur. Il s'approcha encore plus de lui, tâta les moindres recoins de son corps usé, en s'attardant sur les parties génitales, avant de se tourner vers moi en esquissant un sourire diabolique et en secouant sa matraque dans ma direction : – viens, c'est ton tour mon grand. Avant même de terminer sa phrase, la main de mon grand-père le prit fermement par l'avant-bras : – Non, pas lui, s'il vous plaît, lui dit-il en le regardant courageusement dans ses yeux stupéfaits par sa témérité. – Oh que si, il va y passer aussi. Ça, tu peux me croire. Et il se dirigea vers moi pour que je fusse supplicié aussi comme un condamné. C'est alors que mon grand-père sauta sur lui, l'accula contre le mur en l'attrapant avec une force inouïe par le cou : – Non, pas lui, s'il vous plaît, lui répéta-t-il toujours en le perçant de son regard audacieux. Il suffit, explosa l'officier qui était témoin de la scène. Mon grand-père desserra alors sa prise autour du cou du geôlier couard, sans jamais le quitter du regard. – Vous, en s'adressant à mon grand-père et moi, allez dans la salle d'attente. Puis il cria : – Au suivant.. Des familles entières, des parents, des épouses, des enfants étaient tous assis autour de quelques tables rondes dispersées dans une immense salle. Ils patientaient tous dans un silence de tombes en attendant leurs proches détenus dans le plus grand pénitencier du pays. Dans cette scène cruelle où les visages étaient atones et les yeux embuées, les individus comblaient leur langueur par des tressaillements de lèvres qui semblaient souffler des prières désespérées. On fixait tous une petite porte par laquelle les prisonniers étaient censés entrer. Passées quelques minutes, dès l'arrivée des premiers détenus, certains visages commencèrent à s'éclairer par des sourires mêlés de larmes de joie. Les yeux ternes et les regards affligés laissèrent place, le temps d'une visite, à une réjouissance et à une félicité simulées. À chaque fois qu'un nouvel entrant franchissait la porte, je jetais un regard furtif à mon grand-père pour lire sur les traits de son visage s'il s'agissait bien de mon père. Je m'apprêtais à aller courir vers lui pour l'accoler fortement et le couvrir de baisers, mais lorsque je vis les yeux chagrins de mon grand-père s'illuminer comme des lampions phosphorescents et ses lèvres se convulsionner comme les muscles d'une bête blessée, mes jambes se paralysèrent et mon regard tomba par terre ; je n'osai même plus voir en direction de la porte qui me rendait mon père. Un jeune homme petit de taille, maigre et barbu se jeta dans les bras de mon grand-père et l'enlaça pendant de longues minutes après quoi il me regarda dans les yeux, passa sa main droite dans mes cheveux et puis m'embrassa sur le front ; ce fut le seul échange que j'ai eu avec lui ce jour-là. Il venait d'être transféré dans une vraie prison après huit ans de séquestration dans une des geôles dissimulées du régime dont seule la mort connaissait le chemin. Il mit sa main sur celle de mon grand-père : – Père, je vais être libéré dans un mois. Un long moment s'ensuivit où les deux hommes se contentèrent du silence pour affranchir leurs émotions dans la dignité, un long moment qui abrégea le temps de la rencontre entre le père et le fils. Lorsque nous franchîmes le portail de la prison, grand-père trébucha sur une pierre. Il demeura un long moment sans se relever. Lorsque je réussis à le retourner, il avait les yeux fermés et un sourire serein béatifiait son visage.