Dépendance

paprika972

Sidonie est amoureuse de Baptiste, l'un de ses collègues. Quand il montre à son tour de l'intérêt pour elle, elle est sur un nuage. Mais aimer trop vite et trop fort, est-ce vraiment de l'amour ?

Encore en retard ce matin ! J'avais pourtant mis le réveil à sonner à six heures, mais comme d'habitude, je l'ai éteint et je me suis rendormie ! Quelle idiote ! M. Bouchard ne va pas me rater, j'ai déjà six retards comptabilisés pour le mois. M. Bouchard, mon chef ! Je le vois déjà en train de crier, le visage rougi par la colère. Il est de petite taille, 1m63 à tout casser, chauve et bedonnant, les yeux globuleux, à peine camouflés par ses horribles lunettes marrons à double foyer ! M. Bouchard et sa petite voix stridente. « Mademoiselle Baxin ! Encore un retard à votre actif ! Si ça ne tenait qu'à moi, vous seriez déjà virée ! Virée, vous entendez ! » Rien que d'y penser, ça me stresse ! Je suis déjà dans la station de métro, mais visiblement, il y a un souci sur la ligne ! Franchement j'avais vraiment besoin de ça ! Mon portable se met à sonner dans mon sac et me fait sursauter. C'est Solène, ma collègue et accessoirement très bonne amie, qui m'appelle.

_ Bon sang, Sid ! Mais tu es où ? Bouchard trépigne sur place, là ! Il est super à cran aujourd'hui !

Non mais, sans blague !! Elle croit me remonter le moral, là ?

_ Je suppose oui, mais je n'y peux rien ! Il y a un souci avec le métro ! Je vais devoir prendre le bus ! Couvre-moi tant que tu peux ok ?

_ Je vais essayer, mais dépêche-toi. Tu aurais déjà dû être là !

Elle en a de bonnes ! Comme si je ne le savais pas ! Je me dépêche de remonter à la surface et j'attrape un bus de justesse. S'il n'y a pas de bouchons, je pourrai être à mon poste dans moins de vingt minutes. Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! S'il te plaît ! Permets qu'il n'y ait pas d'embouteillages, ni d'accident, ni aucun problème susceptible de bloquer la circulation ! Il y a un monde fou dans le bus et bien évidemment, je ne trouve pas de place où m'asseoir. Du coup, je me retrouve debout, coincée entre une mamie et son cabas, vide heureusement et un gros monsieur au ventre proéminent, qui, malheureusement, ne sent pas la rose !

Dieu merci, la circulation est fluide et j'arrive à la réception de l'immeuble à 8h25. Je commence normalement à 8 heures. Je me rue jusqu'à l'ascenseur et manque de peau, quand les portes s'ouvrent, je tombe nez à nez avec… M. Bouchard. Son visage, habituellement rubicond devient presque violacé. L'espace d'un instant, je pense qu'il est en train de faire une crise cardiaque. Je me force à ne pas penser que ça m'aiderait beaucoup…

_ Mademoiselle Baxin…

_ Bonjour M. Bouchard… je sais que je suis en retard mais il y a eu un problème sur la ligne A. J'ai dû prendre le bus et…

_ Septième retard à votre actif ! Je ferai un rapport à la DRH, soyez-en sûre !

Je ne réplique pas et préfère faire profil bas. Il sort de l'ascenseur et moi je m'y engouffre, les yeux rivés au sol. Je ne reprends ma respiration que quand les portes se ferment. Il faut vraiment que je fasse gaffe et que je règle ces histoires de retard à répétition. C'est exactement ce que me dit Marion quand je m'assieds enfin face à mon bureau.

_ Oh ! Ça va Marion ! C'est pas sa faute s'il y a des soucis avec le métro ! , lui rétorque Solène, la mine pincée. Marion, c'est l'archétype du lèche-cul ! Elle est arrogante et égocentrique, et elle serait prête à tout pour une promotion, même à passer à l'horizontale avec Bouchard ! Quelle horreur ! Marion me regarde, me toise avec condescendance et se détourne de nous avec dédain, balançant ses longs cheveux blonds à chacun de ses pas.

_ Pff ! Quand je pense que le beau ténébreux est attiré par ça ! , lâcha Solène, un pli de dégoût aux lèvres.

Solène, je l'adore ! Elle est tout simplement géniale ! Quand j'ai quitté mes Antilles natales pour rejoindre la France en quête d'un bon job, elle m'a accueillie à bras ouverts. Elle est sympa, toujours de bonne humeur, elle a un sens de l'humour décapant, voire déconcertant parfois et surtout, c'est une véritable amie !

_ Il faut croire que le beau ténébreux n'a aucun goût ! , dis-je en déposant mon sac et en allumant mon ordinateur.

Le ténébreux en question, c'est Baptiste Bonchamps. Il travaille deux étages plus haut, au service relations internationales. Moi, je travaille au service des achats. Je suis l'assistante de l'assistante de l'assistante de Mme Brugnon, la directrice du service des achats. En fait, je travaille dans une grande entreprise de télécommunication. J'aurais préféré travailler dans la pub, mais bon, ici ça paie bien et puis, aucun de mes CV n'a semblé plaire aux PDG des entreprises de publicité. Bref ! Baptiste Bonchamps est le type même du bourreau des cœurs. Il beau à tomber : grand, athlétique, les cheveux noirs et les yeux bleus bardés de longs et épais cils noirs, un nez droit, une dentition parfaite, tout en lui est parfait ! C'est un cadre talentueux en plus. Son seul défaut : il est visiblement attiré par les connes ! La dernière en date c'est cette idiote de Marion Fonnet. Il est attiré par les blondes aux longues jambes et au corps parfait ! Tout le contraire de moi, quoi : grande certes, mais avec des formes, le teint chocolat, les cheveux souvent en bataille – j'ai toujours du mal à les mater – les yeux marrons… je ne fais sans doute pas le poids, ou alors je suis trop « exotique » pour lui, sans doute. Ça fait deux ans que je travaille dans cette boîte et que je bave sur lui…

_ C'est vraiment du gâchis ! Si jamais il franchit le pas et qu'il sort avec elle, je me rase la tête !

Je sursaute !

_ Oh Solène ! Cesse de dire des bêtises !

_ Sid, je le ferai, c'est juré !

_ C'est justement ce qui me fait peur ! Alors tais-toi ! Il faut que je rattrape mon retard.

_ Au fait, continue-t-elle comme si de rien n'était, devine un peu avec qui j'ai rencart ce soir !

Je me tourne vers elle au ralenti. Si ce n'est pas avec Mathieu, je hurle ! Ça fait plus d'un mois qu'elle me bassine avec lui. Mathieu, c'est son prof de fitness et elle le trouve canon. Elle a fait des pieds et des mains pour le séduire et visiblement, elle a fini par l'avoir.

_ On va dîner tout d'abord et ensuite, on ira dans un bar lounge, tu sais, le M Bar. Purée, j'ai trop hâte !

_ Oui je te comprends, mais fais attention ! Ne fais pas comme la dernière fois ! Evite de lui donner tout ce qu'il veut et même ce qu'il n'a pas demandé tout de suite. Laisse-le mariner un peu tout de même !

Le problème de Solène, c'est qu'elle couche souvent dès le premier soir et se rend trop disponible dès le début. Elle sort souvent avec des mecs, mais elle n'arrive pas à les garder parce qu'elle va trop vite. Quant à moi… j'ai déjà du mal à en attirer un, alors quant à le garder… Le dernier que j'ai eu, c'était un antillais, comme moi. Nous sommes sortis ensemble pendant deux mois avant que je me rende compte qu'il était déjà maqué et qu'il avait même un enfant, de surcroît ! Quelle idiote j'ai été ! Comment ne m'en suis-je pas rendue compte plus tôt ? Je pense que je m'étais mis des œillères, je ne voulais pas voir la réalité. Je pense qu'au fond de moi, je savais qu'il y avait un problème, mais je m'étais tellement attachée à lui ! Et puis j'avais tellement envie d'avoir quelqu'un dans ma vie ! Il m'a vraiment fallu serrer les dents pour rompre et pour me détacher. Ça m'a pris beaucoup de temps pour passer à autre chose. Je m'attache vite et fort, mais je traîne toujours dès qu'il s'agit de prise de distance. Résultat, ça fait déjà trois ans et depuis, zéro vie sentimentale, c'est le néant, le vide intersidéral ! Je fantasme sur un mec, le fameux Baptiste, qui ne sait même pas que j'existe !

_ Oui, oui, maman ! Je ferai attention ! Mais bon sang, ce sera dur de résister ! , se plaint Solène. Je souris en la regardant, je la trouve magnifique : petite, menue, mais si mignonne avec ses longs cheveux châtains, ses grands yeux verts, sa bouche pulpeuse. Elle est tout simplement pétillante. Elle attire naturellement les gens. Je l'envie parfois. J'aimerais tellement avoir son assurance ! Je me détourne et je me mets au travail. Déjà que je suis arrivée en retard ce matin, il ne manquerait plus que Bouchard me trouve à papoter avec Solène au lieu de travailler !

Nous travaillons sérieusement toute la matinée, jusqu'à ce que les gargouillis dans mon ventre me fasse lever la tête vers l'horloge : midi trente, déjà.

_ Eh ! Solène ! Il est midi trente ! T'as pas faim ?

_ Non, pas vraiment ! Ce soir, j'ai prévu de rentrer dans une robe hyper moulante, donc à part deux feuilles de laitue, je ne mangerai rien du tout !

_ Quoi ?! dis-je en me tournant vers elle. Mais tu es folle ou quoi ?! Tu es presque plus plate qu'une limande ! Tu pourrais manger tout un plat de lasagnes à toi toute seule que ça ne se verrait même pas ! Allez ! Allons manger !

_ Nan, je te dis ! Et puis, je n'ai pas fini de remplir ce dossier. Vas manger, ne m'attends pas.

Bon sang ! Je n'ai pas envie de manger toute seule, moi… Je lui lance un regard de cocker, mais soit elle est insensible, soit je le fais super mal, parce qu'elle ne change pas d'avis. Rageuse, je me lève un peu brusquement et prends mon sac. Je décide d'aller manger dans la pâtisserie pas loin, au coin de la rue. Il y a généralement de bons sandwiches avec du pain bien frais. J'en salive d'avance. J'ai vraiment trop faim. J'ai englouti la moitié de mon pseudo petit déjeuner en catastrophe ce matin. Je hâte le pas jusqu'à destination et horrifiée, je vois l'énorme file d'attente devant la pâtisserie. « Merde ! Merde ! Merde ! Merde ! Je vais où, moi maintenant ? ». Je ne peux pas me permettre d'aller au resto, ça me fera perdre trop de temps. Je réfléchis à toute vitesse, debout sur le trottoir, mais aucune idée ne me vient à l'esprit.

_ Zut ! C'est bondé aujourd'hui !

Je tressaille et je me retourne. Baptiste est juste derrière moi, les sourcils froncés. Il me regarde d'un air déçu et sort son portable. Qu'est-ce que je fais ? Je suis là, comme une pauvre idiote à le regarder taper à toute vitesse sur son écran, au lieu de chercher un autre endroit où déjeuner. Je me détourne de lui et commence à longer la rue. Il me semble qu'il y a une autre pâtisserie, un peu plus bas. J'irai là, et puis c'est tout. J'entends des pas derrière moi et sa voix s'élève dans mon dos :

_ Ça te dérange qu'on mange ensemble aujourd'hui ?

Je ralentis mon pas et je le regarde. On a déjà discuté tous les deux… enfin, discuté c'est beaucoup dire. Il avait lancé une blague, j'avais ri et lancé une répartie et il m'avait trouvée « spirituelle ». Mais là, si on mange ensemble… Il attend visiblement ma réponse. En fait c'est vraiment à moi qu'il parle !

_ Non, pas du tout. Je crois qu'il y a une pâtisserie, un peu plus bas de la rue.

Il opine de la tête en souriant. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Heureusement que ne suis pas claire de peau !

_ Oui, c'est ce que je vérifiais sur mon portable. J'espère que ce sera aussi bon que là, dit-il en jetant un regard déçu vers la boulangerie prise d'assaut par des badauds affamés.

_ J'espère, mais de toute façon, on n'aura pas vraiment le choix.

Il sourit encore une fois. Bon sang ! Je craque…

_ Sidonie, c'est bien ça ?

_ Oui, c'est bien ça, réponds-je, étonnée. Il connaît mon prénom ? C'est sans doute Marion, la lèche-bottes, qui le lui a dit, parce qu'aussi loin que je me souvienne, je ne le lui ai jamais donné et je ne porte pas de badge et je n'ai pas non plus de plaque à mon nom sur mon bureau. Que je connaisse son nom et son prénom, c'est normal. Toutes les femmes normalement constituées de la boîte le connaissent. Mais que, lui, connaisse mon prénom… là, c'est tout de même curieux. Je ne résiste pas à l'envie de lui demander comment ça se fait. Sa réponse est fraîche et naturelle :

_ C'est Marion qui me l'a dit. Et puis, Sidonie c'est un prénom plutôt original, je trouve, du coup, je l'ai retenu.

J'espère qu'il n'a pas la même conception que moi du mot « original » ! En règle générale, je l'utilise pour qualifier quelque chose que je trouve moche ! Essaie-t-il de cacher cela par son sourire charmeur ?

Nous arrivons à destination et fort heureusement, là, il n'y a pas grand monde. J'espère vraiment que c'est tout de même bon ici ! Il me laisse entrer la première. L'espace est réduit, mais chaleureux et franchement, le parfum du pain me fait saliver. Je passe commande avant lui : un sandwich au thon, avec tomate, laitue, vinaigrette et une pointe de piment, un jus d'orange et une petite tartelette au citron. Lui, commande un sandwich à la dinde, laitue et carotte, sans vinaigrette, une petite bouteille d'eau et un café. Plutôt léger comme repas. En même temps, il ne peut pas entretenir son physique de rêve en se bourrant de mayo et de vinaigrette ! Que pensera-t-il de mon déjeuner pas vraiment équilibré et bourré de sucre ? J'aurais peut-être dû prendre une salade… Mais en même temps, il sort avec Marion la Brindille, il n'en a sûrement à foutre des calories que j'ingurgite ! En parlant de Marion… pourquoi n'est-elle pas avec lui ? J'ai bien envie de savoir.

_ Marion te rejoint ? , je demande en m'installant à une table décorée d'une nappe plutôt kitsch. Il me regarde, un sourcil levé en signe d'étonnement.

_ Non… pourquoi ?

Ah bon ? De l'eau dans le gaz peut-être…

_ Ben… je ne sais pas… je pensais que vous déjeuniez ensemble d'habitude.

_ Et pourquoi est-ce que j'aurais l'habitude de déjeuner avec Marion ? , me demande-t-il, un drôle de sourire sur le visage. Pour le coup, c'est moi qui lève les sourcils. Il se moque de moi ou quoi ?

_ Vous sortez ensemble, non ?

Il éclate de rire et je me sens un peu larguée. Marion n'a pas arrêté de dire qu'il lui courait après, qu'il la draguait et qu'elle avait fini par accepter de sortir avec lui. C'est vrai qu'il vient fréquemment dans notre service et qu'ils sont souvent en conversation, mais en même temps, il restait tout de même distant avec elle. Aurait-elle menti pour se faire mousser ? Je m'en souviens très bien : elle l'avait dit d'un air un peu ennuyé, comme si elle n'avait rien fait pour ça et qu'elle lui faisait vraiment une faveur en acceptant ses avances. Sainte Marion ! Elle se doute bien que j'ai un gros faible pour Baptiste. Et vu qu'elle ne me supporte pas et que je le lui rends bien…

_ Marion et moi ? On ne peut pas vraiment dire qu'on sort ensemble. Disons… que ça nous arrive de flirter de temps en temps, c'est tout.

Ah ? C'est tout ?! C'est déjà beaucoup trop pour moi. Je déballe mon sandwich et mords dedans à pleines dents. Mon Dieu ! Il est délicieux. J'avais vraiment faim. Le pain est croquant, c'est une pure merveille ! C'est décidé, je mangerai ici tous les jours.

_ Ça fait bien deux ans que tu bosses avec nous ? , me demande Baptiste. Il déballe son sandwich lui aussi et je remarque qu'il a de très belles mains. Des mains soignées aux longs doigts. Je les imagine bien en train de me caresser et mon ventre se contracte douloureusement. Je lui réponds. Il me sourit. Je le questionne :

_ Et toi ? Ça fait combien de temps que tu bosses là ?

_ Cinq ans déjà. Et figure-toi que j'ai commencé au même poste que toi. J'étais moi aussi l'assistant de l'assistant de l'assistant de Mme Brugnon.

_ C'est vrai ?

Je n'arrive pas à y croire ! Baptiste, à mon poste ?! Et maintenant il est cadre supérieur dans la boîte ! Quelle belle ascension, j'en reste admirative.

_ Eh oui. Et je peux te dire une chose : je ne la regrette pas !

J'abonde dans son sens. Mme Brugnon est une vieille pimbêche : elle est autoritaire, maniaque et souvent de mauvaise foi ! Elle n'est pas loin de la retraite et tout le service n'attend que son pot de départ ! Toujours à râler, elle n'en fiche pas une et laisse tout le boulot à ses assistants. Et quand de bonnes affaires sont réalisées, qui récupère tous les honneurs ? Elle, bien évidemment !

_ Alors, rien n'a changé depuis que j'ai quitté le service des achats ? Pfft ! Franchement ! Enfin bref. Je te souhaite bien du courage.

_ Ben merci, je vais en avoir besoin ! Et toi sinon ? Au service relations internationales ?

_ C'est génial ! C'est ce que j'ai toujours rêvé de faire ! J'aime les défis et j'ai toujours un challenge à relever et être le porte-parole de l'entreprise à l'étranger, c'est extrêmement excitant !

Il est si passionné que je l'écouterais des heures durant. On passe toute notre pause ensemble ce jour-là et je suis aux anges quand je retourne au bureau. Tellement aux anges que Solène me regarde d'un air suspicieux.

_ Ben Sid ? Qu'est-ce qui t'arrive au juste ?

_ Rien, pourquoi ?

Je ne sais pas pourquoi, mais je n'ai pas trop envie de lui raconter ce qui s'est passé. C'est un peu comme si le fait de le garder pour moi me permet de garder la magie intacte. C'est stupide, je le concède, mais… je veux que ce souvenir reste gravé en moi.

_ Je sais pas, tu as un sourire à faire pâlir le soleil ! Tu as vu un ange ou quoi ?

Presque, ai-je envie de répondre. Mais je me retiens, ce qui est très dur, car j'ai envie de lui en parler. Mais je connais Solène : si je lui dis « j'ai déjeuné avec le ténébreux ! » d'un air surexcité, elle me répondra : « t'emballes pas surtout, ça ne veut rien dire ! », d'un ton plus que terre à terre. Je n'ai pas envie de ça pour l'instant, je veux rester sur mon petit nuage !

_ Non. J'ai juste bien mangé, c'est tout. J'ai pris une tartelette au citron en dessert.

_ Oh ! Bon sang, m'en parle pas ! Je crève la dalle, moi !

_ Ah bon ? Tes deux feuilles de salade ne t'ont pas remplie ? , je lui demande d'un ton plus que sarcastique. Elle me fusille du regard.

_ Bon ça va, lâche-moi ! Je me rattraperai ce soir ! , me rétorque-t-elle en haussant les épaules. Je souris et jette les yeux sur le bureau de Marion. Vide.

_ Toujours pas revenue de sa pause, Miss Parfaite ?

Solène secoue négativement la tête et m'explique qu'elle était en réunion avec Mme Brugnon et que ça s'était éternisé. Du coup, ça ne faisait que dix minutes qu'elle était partie en pause. Je souris en mon for intérieur : si seulement elle savait avec qui j'avais déjeuné. Puis, je me reprends bien vite. Qu'est-ce que je peux être conne ! Marion et Baptiste flirtent ensemble, c'est lui-même qui me l'a dit, pas plus tard que tout à l'heure… Bon, je rallume mon ordi et je décide d'arrêter d'y penser. Mais comme d'habitude, je sais déjà que mes pensées vont tourner en boucle dans ma tête sans que je ne puisse rien y faire…

 

_ Tu es superbe ! Vraiment, s'il ne succombe pas, passe à autre chose !

Je suis chez Solène. Son studio est petit mais super accueillant, dans des tons chauds et colorés : jaune, orange, rouge. Un véritable arc-en-ciel. Mais on s'y sent tout de suite bien. Je me suis vautrée sur le clic-clac jaune canari en attendant qu'elle sorte de la salle de bain. Elle tenait à tout prix à me faire voir la tenue qu'elle porterait pour son rencart. Elle lui va comme un gant : il s'agit d'une robe moulante rouge, si moulante qu'on dirait une seconde peau. Mais en même temps, Solène peut se le permettre, elle a un corps parfait ! Je la regarde. Elle est si mignonne et bien qu'elle ait l'air fragile, c'est une battante. Une fille vraiment chouette, qui mérite vraiment d'être heureuse. Malheureusement, elle ne sort qu'avec des cons, des machos, des mythos et compagnie. J'espère que cette fois, ce sera le bon. J'ai déjà vu son prof de fitness : plutôt beau gosse, avec tout ce qu'il faut là où il faut, une peau couleur caramel, le sourire dentifrice. Côté physique, tout colle, j'ai plus peur du reste, parce que la plupart du temps, c'est là que ça coince.

_ Tu veux quelque chose à boire ? J'ai du vin si tu veux, me propose Solène.

_ Non merci ma poule. Je vais rentrer, je suis claquée, lui dis-je en me levant.

_ Quoi, déjà ?

_ Ben oui. Je vais te laisser te préparer. Si je reste, tu seras en retard et vaut mieux éviter, hein ?

_ C'est sûr que les retards, ça te connaît, n'est-ce pas ?

Je lui tire la langue et je l'embrasse pour lui dire au revoir, après lui avoir fait promettre de tout me raconter en détails. Je me dirige vers la bouche de métro. Il est déjà dix-huit heures quarante-cinq et je ne sais même pas ce que je vais manger ce soir. En fait, je n'ai pas envie de préparer quoi que ce soit. Je regarde autour de moi, me demandant si je ne pourrais pas plutôt me faire un petit resto. Je décide, sur un coup de tête, d'arpenter les rues et de chercher un endroit sympa. Tandis que je flâne l'air de rien, je repense à Baptiste. Avec le recul, je trouve bizarre qu'il se soit joint à moi pour déjeuner. D'habitude, c'est juste « bonjour-bonsoir » et là, on discute comme de vieux amis pendant près d'une heure… Une enseigne rouge attire mon regard. Un restaurant asiatique, coréen pour être plus précise. Pourquoi pas ? Ça me changera du japonais. Je me hâte. Il a l'air petit ce resto et en poussant la porte, je m'en rends bien compte. Il n'y a que huit tables en tout et pour tout, mais heureusement pour moi, ce n'est pas l'heure de pointe. La gérante lève les yeux et me sourit. Elle est minuscule et si vieille, mais en même temps, je ne sais pas si c'est un cliché ou pas, elle paraît pleine de sagesse. Son visage ridé semble sans âge.

_ Bonsoir Mademoiselle, me lance-t-elle d'un air jovial avec un accent très prononcé.

_ Bonsoir Madame, est-ce que le restaurant est ouvert ?

_ Oui, oui. Vous désirez dîner ?

J'acquiesce et je la suis à l'intérieur. Il y a déjà un client attablé. Il lève la tête vers moi. Je tressaille un peu en le trouvant plutôt mignon. C'est étrange, il est asiatique et d'une façon générale, je ne suis pas attirée par les asiatiques, je les trouve bizarres. Je détourne la tête et m'assieds à la table que m'indique la gérante. Quand elle me tend le menu, je tombe un peu des nues : je ne connais absolument pas la cuisine coréenne et les noms des plats me laissent un peu perplexe. Heureusement, la gérante m'indique ce qu'ils contiennent et je finis par porter mon choix sur le bulgogi (du bœuf mariné) et du riz blanc. Elle me sourit et retourne à son boulot. Je soupire et ferme les yeux un moment. La sonnerie de mon portable me sort de ma léthargie : c'est Solène qui vient de m'envoyer une photo d'elle. Elle est tout simplement canon. Elle a préféré laisser sa tignasse à l'air, ce qui lui confère un petit air sauvage… Oh la la ! Je sais déjà ce qui va se passer ce soir ! Elle n'a visiblement pas écouté mes recommandations. Bref ! C'est sa vie après tout ! Je la complimente sur sa tenue et je range mon portable dans mon sac. Mon regard tombe à nouveau sur le client asiatique. Il paraît très concentré sur ce qu'il lit, une revue ou une brochure, je n'en sais trop rien. Il a les cheveux longs, tirés en arrière en un chignon lâche. Je le trouve très élégant. C'est bizarre. Il doit avoir dans les vingt-cinq, trente ans ? Il porte un complet bleu marine et une cravate gris perlé. Sa chemise est blanche. Un commercial ? Un cadre dans une grande entreprise ? Il est vraiment pas mal pour un asiatique… Je me donne une gifle mentale. Est-ce que le fait de savoir que Solène aura bientôt un petit ami, même si ce sera sans doute éphémère, me donne envie d'avoir quelqu'un moi aussi ? J'en ai tellement marre d'être seule, tellement marre de ne compter pour personne ! Si seulement j'avais au moins un petit flirt, rien qu'un tout petit, je m'en contenterais. J'ai envie de me réveiller avec un message rempli de mots doux le matin, j'ai envie de me préparer et de me faire belle pour sortir avec un mec… Mais en fait, ce n'est pas juste un mec que je veux. Je veux Baptiste ! C'est lui qui me fait vibrer, c'est lui qui m'attire. Jamais encore je ne m'étais sentie aussi attirée par quelqu'un ! Mais, je dois me rendre à l'évidence : je n'aurai jamais la moindre chance de lui plaire. C'est Marion, son type de femme, pas moi ! Je ne suscite rien chez lui… Je suis juste une collègue. Et même si on a bien discuté et bien rigolé à midi, ça ne veut strictement rien dire. Je m'attriste subitement. Je sens que je finirai ma vie seule, sans mec, sans enfant, sans personne ! Je devrais peut-être penser à adopter un chat ! N'est-ce pas l'accessoire indispensable de toute célibataire qui se respecte ?! Le bruit de la porte qui s'ouvre me sort de mes réflexions et c'est un groupe de quatre personnes qui entre dans le restaurant. Ils s'installent à la table placée entre l'inconnu et moi et du coup, je le perds de vue.

Le reste de la soirée se déroule calmement : la nourriture, excellente, m'a bien revigorée. Je passe au moins une heure dans le restaurant et quand je le quitte, le client en question est toujours là. En fermant la porte derrière moi, je le vois lever la tête et me regarder. Je frissonne encore une fois. Bizarre. Je suis sûrement frustrée.

Je me dépêche de rejoindre la bouche de métro et je m'engouffre littéralement dans la rame qui me ramènera jusqu'à chez moi. J'ai soudainement hâte de rentrer. J'ai soudainement hâte d'appeler mes parents et d'entendre leurs voix. Mais qu'est-ce qui m'arrive ? Un coup de blues, sans doute. J'ai la gorge un peu serrée et je me sens seule. C'est avec un indicible soulagement que je pousse la porte de mon appart, un studio à peine plus grand que celui de Solène, que j'ai aménagé avec goût – enfin, selon moi --, dans des tons chauds marron chocolat et beige. J'aime beaucoup les plantes, du coup, il y en a pas mal dans l'appart, ce qui apporte une note saine et zen à l'espace. Je respire un peu mieux, je suis dans mon espace, mon élément, je retrouve mes repères. Je me débarrasse de mes chaussures à talons dans l'entrée et j'enlève veste et écharpe qui terminent négligemment lâchés sur le porte manteau. Je me laisse tomber sur le siège près du bureau et me saisis du téléphone. Le numéro des parents est enregistré en mémoire et c'est avec joie que j'entends le « allô » de maman. Mon cœur se réchauffe.

_ Maman, comment tu vas ?

_ Ah Sidonie chérie. Ça va, ça va. Et toi ? Il ne fait pas encore trop froid ?  

_ Non, ça va encore, après tout on n'est qu'en fin octobre tu sais, mais…

_ Grégoire ! Grégoire, viens vite ! C'est Sidonie au téléphone ! Tu disais quoi ma cocotte ?

Je déteste quand maman me fait ça. Elle a l'art et la manière de m'interrompre pendant que je lui parle pour parler à quelqu'un d'autre. Grégoire, c'est mon père, ma mère c'est Caroline.

_ Je te disais qu'il ne fait pas encore trop froid pour l'instant.

_ Allo, Sidonie, ça va ?

Mon père ! Ma mère n'a même pas attendu que je lui réponde pour passer le téléphone à mon père.

_ Oui papa, ça va.

_ Il ne fait pas trop froid par chez toi ?

Je hausse les yeux au ciel. La conversation sera compliquée.

Quarante-cinq minutes plus tard, je sors de la douche, éreintée. Mes parents vont bien, mes grands-parents aussi. Mon frère a une nouvelle copine, ma cousine Jessica est maintenant fiancée, ce qui a eu comme conséquence la ritournelle habituelle de maman : « J'espère pouvoir assister au mariage de l'un de mes enfants un jour ! » Elle m'agace avec ça ! Vu mon frère qui ne cesse de papillonner de femmes en femmes, c'est pas lui qui lui fera ce plaisir et quant à moi… j'ai déjà du mal à rencontrer un gars correct, alors me marier… c'est pas demain la veille ! C'est fou comme c'est agaçant, cette façon dont les gens te renvoient à ton célibat ! J'ai parfois l'impression que dans ma famille, c'est la course au couple et au mariage. La plupart de mes cousines sont casées, certaines ont déjà des enfants ! Et moi, on me fait souvent bien sentir que je suis « en retard » ! J'en ai marre des « Alors, et les amours ? », ou encore les « mais tu es trop difficile, baisse un peu très critères » et je ne supporte plus les « mais dépêche-toi ! A ton âge, moi j'étais déjà mariée et enceinte ! Le temps passe vite ! ». Du coup, j'ai souvent l'impression que si je n'ai personne, c'est parce que je ne suis pas assez quelque chose : pas assez mince, pas assez belle, pas assez intelligente, pas assez sociable, pas assez blanche, peut-être aussi…

Voilà ! à force de penser à ce genre de choses, j'ai le cafard et je me sens déprimée ! Si seulement j'avais quelqu'un !

J'enfile mon pyjama et je me plante devant mon miroir pour m'occuper de ma tignasse. En regardant mon reflet, je me demande ce que les gens pensent de moi, en général. Une petite voix dans ma tête m'interpelle : « et, toi, que penses-tu de toi ? ». Je détourne le regard. Je ne sais pas trop quoi répondre à cette question. Est-ce vraiment si important ? Après tout, je dois avoir tout de même un peu de charme, vu que Baptiste a supporté ma compagnie aujourd'hui… Peut-être bien que ce déjeuner avec lui ne voulait rien dire, c'est vrai que je ne dois pas m'emballer, mais j'en ai profité. Et c'est vrai qu'il faut profiter des bons moments de la vie. C'était une opportunité à ne pas manquer. Ça m'a fait un bien fou de discuter avec lui en tête à tête. Oui, et puis, il ne voulait sûrement pas manger seul, du coup, il a préféré passer du temps avec moi qui était là, à ce moment-là… Bref, laissons courir et n'y pensons plus ! ça ne se reproduira plus de toute façon. Je me natte rapidement les cheveux et je décide d'aller me coucher, non sans avoir réglé mon réveil. Hors de question que je sois en retard demain !

 

_ Eh ben ! Une fois n'est pas coutume ! , ironise Solène en me voyant débarquer au bureau cinq minutes avant l'heure. Je lui souris en repliant mon parapluie. Le temps est pourri aujourd'hui ! Moi qui voulais mettre ma robe rouge, j'ai dû changer au dernier moment et opter pour un jean et une blouse bleue turquoise. Mais malgré ce contretemps, je n'ai pas eu de retard ! Je prends l'air fier et m'installe à mon bureau comme une reine. Solène éclate de rire en voyant mon cirque.

_ Oui, qu'est-ce que tu crois ! Je peux, moi aussi, arriver à l'heure, ma chère !

Solène manque de s'étouffer tant elle rigole. Je l'imite en déposant mon sac. Une fois calmée, je ne peux m'empêcher de la harceler de questions sur son rencard de la veille. Elle soupire.

_ Oh la la ! Ça a été dur, si tu savais !

Je la regarde, étonnée. Je ne comprends pas vraiment de quoi elle parle.

_ Dur, mais comment ça ?

_ Attends, je te raconte. Nous avons tout d'abord été diner et après, on a été prendre un verre, tu sais, dans ce bar dont je t'ai parlé, le M. Bar. C'est vraiment sympa là-bas, soit dit en passant. Il faudra qu'on y aille un de ces jours. Bref, on a bien discuté, il y avait de la musique, on a bien dansé, on s'est bien chauffé et…

Je lui fais les gros yeux. Elle a cédé ! Je le savais, Solène est vraiment incorrigible ! En même temps, je l'ai vu son crush et il est canon ! Est-ce que j'aurais pu résister moi ? Hum… pas sûr… Mais je n'en laisse rien paraître et je pince les lèvres.

_ Tu n'as pas pu te retenir, c'est ça ?, je lui lance en soupirant d'un air blasé.

_ Ben si, figure-toi !

Je sursaute. Non ! Sans blague ! Elle a résisté ? Solène, ma Solène a résisté !

_ Oui ! J'ai résisté à l'appel de la chair et je te jure que ça n'a pas été facile, parce que… bon sang, ce type est trop sexy ! Il est à tomber, j'ai envie de le dévorer tout cru, si tu savais ! Mais… la voix de la conscience -- c'est-à-dire ta voix – a résonné dans ma tête et je me suis dit : Non, Solène, tiens bon. Tiens bon ! Et j'ai tenu bon !

Je la félicite ! Peut-être que cette fois elle pourra le garder, le mec ! C'est jamais bon de tout leur donner tout de suite, sans qu'ils aient un peu à se battre pour parvenir à leurs fins !

_ Voyez-vous ça ! Il y a de l'ambiance ici ! Tiens, Sidonie ? Tu es déjà arrivée ? Comme c'est étrange.

Miss Pimbêche. C'est fou ce qu'elle m'agace, celle-là. Oiseau de mauvais augure !

_ Bonjour Marion ! Bien dormi ? Tu parais un peu aigrie ce matin, non ? , je lui rétorque, un large sourire sur le visage. Elle me toise et s'installe à son bureau, les lèvres pincées. Je me retourne vers Solène et on échange un regard complice. Quelle garce cette Marion. Je n'arrive pas à croire que Baptiste flirte avec ça ! Oui, bon c'est vrai, je dois avouer qu'elle est plutôt mignonne… Bon ok elle est super belle, la garce ! Avec ses longs cheveux blonds, ses grands yeux bleus, sa taille de guêpe et ses jambes interminables, elle a de quoi les attirer comme des mouches ! Mais je ne l'avouerai jamais ! Elle m'agace avec ses airs de princesse, son attitude altière, son air de dire « je vous suis infiniment plus supérieure ! », elle me les brise. J'allume mon ordinateur, la tête bouillonnant d'insultes les plus corsées à l'égard de ma collègue, quand des pas me font lever la tête. C'est Baptiste qui arrive dans le couloir. En fait, mon bureau est situé juste en face du couloir, du coup, ça me permet de voir les allées et venues et surtout l'arrivée de M. Bouchard ! Et tant mieux, parce que je peux facilement me tirer d'affaire quand il m'arrive de buller au travail où quand Solène est en mode déconne. Mais là, pas de M. Bouchard, c'est Baptiste. Il déboule dans la pièce, un grand sourire sur le visage. Mon cœur tombe à mes pieds et un long frisson me parcourt le dos. Dieu qu'il est beau ! Costume sombre comme toujours, chemise bleu clair, cravate bleue marine, cheveux impeccablement coiffés, sourire dentifrice. Heureusement que j'ai la peau brune, sinon, il verrait tout de suite l'effet qu'il me fait ! Quelle poisse que le temps ait été aussi pourri ! Il m'aurait vue dans ma robe rouge, celle dont Solène dit qu'elle me rend « bandante » !

_ Bonjour mesdames, ça va ? , lance-t-il, toujours aussi souriant. J'ai un troupeau de rhinocéros qui cavalent dans mon ventre ! J'espère que personne ne remarque rien, surtout pas cette conne de Marion qui voit toujours tout ! Nous lui répondons, un peu comme les enfants qui répondent à leur maîtresse : « Bonjour Baptiste ». Je me foutrais des baffes ! L'homme se dirige vers le bureau de Marion et se met à discuter avec elle. Cette dernière me lance un regard victorieux, l'air de dire « on est ensemble, tu vois, il m'appartient » et je la déteste encore plus. Je soupire imperceptiblement et ouvre le tiroir de mon bureau. J'en sors deux dossiers que je n'ai pas encore traités et me mets au travail. Je sens une main sur mon épaule et lève la tête : Solène.

_ Je vais chercher un café, tu en veux un ? , me propose-t-elle.

J'acquiesce. Pour une fois que je peux en prendre un de bon matin et au bureau ! Avec mes retards chroniques, je n'en ai pas le temps d'habitude. Je la regarde s'engouffrer dans le couloir par lequel Baptiste est arrivé. Je baisse à nouveau la tête sur l'un des dossiers, décidée à ignorer les deux autres. J'entends le ténébreux chuchoter quelque chose à Marion qui se lève comme un ressort et se précipite à la suite de Solène. Ses talons sont si hauts que je me demande comment elle fait pour ne pas se vautrer sur le sol ! Qu'est-ce qui lui prend ? Je n'ai pas le temps d'imaginer une réponse que je vois Baptiste se rapprocher de mon bureau.

_ Salut, Sidonie. Ça va ? , me demande-t-il avec un sourire charmeur. Je lui souris à mon tour. J'aime trop la façon dont il prononce mon prénom : Sidonie. C'est comme une chanson qu'il fredonnerait sensuellement à mon oreille… Mais je ne dois pas le laisser voir mon trouble. En aucun cas il ne doit savoir qu'il me plaît tellement qu'il m'a déjà dans sa poche.

_ Ça va très bien, merci, dis-je en continuant de consulter mon dossier.

 Il pose une fesse sur mon bureau et me regarde. Je sens presque physiquement son regard sur moi. Mais qu'est-ce qu'il fait au juste ? Et surtout, pourquoi ? Je relève la tête et je le regarde dans les yeux.

_ Euh… puis-je faire quelque chose pour toi ?

Il sourit. J'en ai marre que mon cœur se torde dans tous les sens chaque fois qu'il sourit de la sorte !!!

_ Oui… je me demandais… si tu comptais déjeuner à l'extérieur aujourd'hui.

Tiens donc ! Ça commence à devenir franchement intéressant.

_ Ah bon ? Tu te demandais ça ? Et pourquoi ça t'intéresse ?

_ Eh bien parce que j'ai beaucoup apprécié de manger avec toi hier et je me disais que ce serait sympa de réitérer la chose aujourd'hui. Enfin… si tu veux, bien sûr.

Je suis extérieurement sereine, mais à l'intérieur, je jubile. C'est la fiesta ! Fiesta ! Fiesta ! Je ne le montre pas, mais je ne peux m'empêcher de lui lancer un regard malicieux qu'il a l'air d'apprécier.

_ C'est vrai que c'était sympa. Mais… malheureusement, j'ai déjà prévu quelque chose avec ma collègue Solène.

J'exulte de voir l'air déçu qu'il affiche pendant quelques secondes. Mais il se reprend rapidement et se lève.

_ Ok. Tant pis pour moi alors.

Il commence à s'éloigner, mais je le retiens en lui disant :

_ Par contre, pour demain, il n'y aura aucun souci de mon côté. Enfin, si toi tu es disponible.

Le sourire revient. Les yeux bleus scintillent.

_ De mon côté aussi, aucun souci.

Il me regarde droit dans les yeux et mon ventre se tord à nouveau. Bon sang, c'est fou l'effet qu'il me fait ! J'espère qu'il ne s'en vraiment rend pas compte, sinon il prendra le pas sur moi et je ne le veux pas. Je ne veux pas qu'il croit que je suis acquise, même si c'est vrai. Ça fait quand même deux ans que j'attends qu'il s'intéresse à moi, quand même ! Il tend la main vers mon bloc-notes et prend un stylo sur mon bureau. Il note quelque chose, un sourire en coin sur les lèvres. Il arrache le feuillet et me le tend. Il y a un numéro noté dessus.

_ Tiens-moi au courant de l'heure et de l'endroit et on se retrouve directement là-bas. Ça te va ?

Je hoche la tête, les yeux rivés sur le papier. J'y crois pas : c'est son numéro perso ! J'ai envie de danser et de crier tellement je suis contente, mais je reste vissée à ma chaise. J'entends les talons de Solène raisonner dans le couloir. Elle apparaît, un café dans chaque main, un peu étonnée de voir le ténébreux près de mon bureau. Elle me tend mon café et lui sourit.

_ Bon, j'y vais, déclare Baptiste avant de tourner les talons et s'engouffrer dans le couloir. Solène se rapproche de moi, un air interrogateur sur le visage.

_ Il se passe quoi là, au juste ?

Je fais comme si je ne savais pas du tout de quoi elle parle et ouvre de grands yeux.

_ Sid ! Arrête ! Je sais pas, j'ai l'impression d'avoir interrompu quelque chose !

_ Interrompu quoi ? Qu'est-ce que tu veux qu'il se passe avec le ténébreux ? Je te rappelle qu'il flirte avec Marion Miss Fait-Chier, alors…

Solène me regarde et je sens qu'elle ne me croit pas. Pourtant, elle n'insiste pas et retourne à son bureau. Je m'en veux un peu de ne rien lui dire, mais je ne veux pas lui en parler alors que je ne sais même pas ce qui en découle réellement. Parce que c'est vrai, Baptiste flirte avec Marion et flirter pour lui, je ne sais même pas ce que ça veut dire. Peut-être qu'ils se câlinent juste ou alors qu'ils s'envoient carrément en l'air ! Peut-être qu'il veut juste flirter avec moi aussi … juste ça. Bref ! Même si je suis folle de ce mec, je ne peux pas non plus accepter n'importe quoi. Coucher à tort et à travers comme ça et avec des collègues en plus… Mon ventre se tord à nouveau. Ça fait tellement longtemps que je n'ai personne et ça me manque… Purée, ça me manque ! En tout cas, si jamais il se passe quoi que ce soit de vraiment intéressant, je raconte tout à Solène !

 

Pour déjeuner, nous décidons de tester une tartinerie. Solène a l'art et la manière de dénicher des endroits sympas où manger. Je choisis une tartine bœuf moutarde et je la déguste avec gourmandise. Alors que je me dis que Baptiste apprécierait sûrement l'endroit, l'entrée d'un groupe bruyant me détourne de mes pensées. Solène et moi leur jetons un regard curieux : des hommes, environ six, bien habillés, entrent en chahutant. On dirait de vrais gamins, non mais franchement. Soudain, l'un d'entre eux m'interpelle : c'est celui que j'avais vu au resto coréen, l'asiatique plutôt mignon. Nos regards se croisent et sans savoir pourquoi, je détourne la tête, bien trop vite pour que Solène ne le remarque pas.

_ Ben Sid ? Qu'est-ce qui t'arrive ? , me demande-t-elle, curieuse.

_ Rien.

Je mords avidement dans ma tartine, espérant qu'elle lâchera l'affaire, mais c'est mal la connaître.

_ Tu le connais ?

_ Qui ça ?

_ Ben ce type-là, l'asiatique. Il regarde dans notre direction.

_ Non, je ne le connais pas et je ne sais pas pourquoi il regarde de notre côté.

Je regarde Solène et je n'en crois pas mes yeux : elle dévisage carrément le type en question. Je lui donne un coup de coude, agacée.

_ Arrête ça, tu veux !

Elle ne semble pas tenir compte de mon énervement. Parfois Solène peut être vraiment chiante ! Elle sourit et se contente de me répondre :

_ Il est plutôt mignon ce mec. Tu trouves pas ?

Je lui fais de gros yeux.

_ Les asiatiques ne m'intéressent pas, je te signale !

_ Ah oui, c'est vrai. Quel dommage alors…, murmure-t-elle.

_ Pourquoi quel dommage ?

_ Non, c'est juste que tu sembles lui plaire. Et pas qu'un peu, je dirais !

Mais enfin, qu'est-ce qu'elle raconte ?

_Il n'arrête pas de te mater !

_Arrête un peu de dire des conneries et mange ! On a pas toute la journée, je te signale !

Mais elle insiste et me fait signe de regarder et je regarde. Le mec a effectivement les yeux braqués sur nous, mais rien ne prouve que ce soit moi qu'il dévisage. Fière de cette conclusion, je la soumets à Solène avec un haussement d'épaules.

_ Attends, on verra bien.

Elle se lève et s'éloigne. Mais bon sang, qu'est-ce qu'elle fabrique encore cette folle ? Elle s'enferme dans les toilettes et me laisse là, toute seule. C'est bien Solène ça ! Mais en même temps, elle m'a mis la puce à l'oreille. Et si elle avait raison ? Ça ne changerait rien à mes goûts, mais ce serait tout de même bon pour mon égo. Et puis Solène a raison, il est mignon. Il est même carrément canon… Je me souviens qu'il m'avait plu la première fois que je l'avais vu, au resto coréen. Alors, après un énième soupir, je me retourne discrètement, l'air de rien et je jette un coup d'œil dans sa direction. Il a les yeux baissés. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens déçue. Quelle idiote ! Tout d'un coup, il lève les yeux et me fixe. Je le fixe aussi, un peu bêtement et incrédule, et là, je le vois me sourire. J'esquisse un sourire aussi et je me retourne promptement. Eh ben ça alors ! Mais bon, ça ne change rien. Même s'il est mignon, c'est Baptiste qui m'occupe l'esprit en ce moment et je ne me vois avec personne d'autre que lui !

Solène revient au bout de quelques minutes et me demande à brûle pour point ce qu'il en est.

_ Rien du tout ! Bon on passe à un autre sujet de conversation ?! Tu le revois quand ton prof de fitness ?

 

L'après-midi file à toute allure. Au retour de pause, Marion nous a accueillies avec un paquet de dossiers supplémentaires. « Madame Brugnon veut que ce soit traité aujourd'hui ! Elle dit que c'est urgent ! Bref ! » Cette vieille peau nous prend vraiment pour des esclaves ! Et je suppose que pendant que nous on trime, elle se mate des films sur son ordinateur ! Du coup Solène, Marion et moi avons travaillé tout l'après-midi sur ces foutus dossiers, criblés d'erreurs en plus ! Solène voulait qu'on aille se prendre en verre pour décompresser, mais j'avais trop mal à la tête et du coup je suis rentrée directement après le boulot. Une fois arrivée à la maison, je me pose doucement, un effervescent en train de fondre lentement dans un verre. Je pense que j'irai dormir tôt, sans même manger, je n'ai pas vraiment faim. Je bois le médicament et je file sous la douche. L'eau me fait un bien fou et je reste au moins une vingtaine de minutes à me détendre. Puis, j'enfile mon pyjama et je me glisse dans mon lit. Purée, il n'est que 19h30 ! Si je me couche maintenant, je dormirai mal !

_Zut ! Et ce soir il n'y a sûrement rien à la télé !

Je me lève et je vais récupérer mon portable. Si j'appelle Solène, on parlera pendant une bonne heure et après j'irai dormir. Mais en fouillant mon sac, je tombe sur le numéro de Baptiste. On est censé manger ensemble demain… Et si je l'appelais…? J'attrape mon portable et je compose rapidement le numéro. Ça sonne. Ça sonne. Encore. Messagerie.

« Bonjour, vous êtes bien sur le portable de Baptiste Bonchamps. Je ne suis pas disponible pour l'instant. Vous savez quoi faire après le bip. Je vous rappellerai dès que possible ».

Sa voix est trop sexy !

_Ben… salut Baptiste, c'est Sidonie. Je te donne rendez-vous demain au restaurant Les tartines, à 13h. Tu me diras si c'est toujours ok pour toi. Bonne soirée.

Je raccroche, un peu déçue de ne pas avoir pu discuter avec lui. J'appelle Solène et je retourne me mettre au lit.

_Quoi ?! Tu es déjà au lit ?! Tu es une poule ma pauvre !

_C'est bon Sidonie ! J'ai la migraine ! Je suis crevée à cause de cette feignasse de Brugnon !

_C'est clair ! Quel chameau celle-là ! Tu sais à quelle heure elle est partie aujourd'hui ? 15h ! Nous, comme d'hab, on s'est tapé tout le boulot à sa place ! J'en ai marre ! Je vais en parler à Bouchard !

_ça ne changera rien Solène et tu le sais ! On a déjà fait remonter plusieurs plaintes et elle est toujours là ! Si j'avais le courage, je postulerais ailleurs.

_Et tu me laisserais seule avec cette folle de Marion et cette feignasse de Brugnon !

_Ouais… bref, parlons de choses plus réjouissantes. C'est toujours ok, ton rendez-vous avec Mathieu demain soir ?

On papote, on papote et quand je raccroche enfin, il est déjà 20h45. Je me glisse sous la couette et j'éteins la lumière. J'espère vraiment que ça va marcher entre Solène et Mathieu. Elle est tellement enthousiaste. Je ne voudrais pas avoir encore une fois à la ramasser à la petite cuillère. Solène est tellement imprudente ! Bizarrement, elle n'apprend rien de ses ruptures et reproduit toujours les mêmes erreurs : elle s'attache, trop vite, elle se donne trop vite… Mais, quand je lui en parle, j'ai parfois le sentiment qu'elle ne me prend pas au sérieux. Est-ce parce que je suis célibataire depuis un moment ? Mon portable se met subitement à vibrer alors que je commençais à pousser ma réflexion. Je le prends vivement. C'est Baptiste.

_Allô ?

Je me retiens de ne pas rajouter « Baptiste ». Il n'a pas besoin de savoir que j'attendais désespérément son appel.

_Salut Sidonie. Je t'appelle un peu tard. Je te dérange ?

_Non, du tout.

_Excuse-moi de ne pas t'avoir rappelée tout de suite. Dîner de famille oblige.

_Oh… oui. Je sais ce que c'est.

Je me surprends à m'émouvoir. Ma famille me manque. Je me revois, assise à table chez mamie, pour un repas dominical qui dure des heures ! Je me souviens des rires, des éclats de voix, des indigestions… de l'amour, tout simplement.

_ça va ? Tu as une petite voix.

Il l'a remarqué ? Ça m'émeut.

_Oui oui. Alors ? Tu es ok pour demain ?

_Oui. Pas de soucis ! Par contre, je ne sais pas du tout où se trouve ce resto. On pourrait se donner rendez-vous quelque part. Que dirais-tu du parc, près de la station de métro ?

_Ok, pas de soucis. Ben dans ce cas-là, disons rendez-vous à 12h45.

_C'est parfait pour moi. Sinon, ça va ? Ta journée a été bonne ?

Mais qu'est-ce qu'il fait ? Il essaie vraiment de mieux me connaître ? Ou alors quoi ?

_Oui, juste une migraine.

_Ah oui ? C'est dû à quoi, selon toi ?

_Les dossiers criblés de fautes de Brugnon, sans aucun doute.

Il éclate de rire. Mon cœur se réchauffe. Je me sens ridiculement heureuse de discuter avec lui. Une vraie gamine. J'aime sa voix. J'aime son humour. J'aime tout en fait… On parle, il me pose des questions, j'y réponds. Je lui en pose aussi, il répond volontiers. Je ne comprends pas vraiment ce qui se passe, mais j'aime ça. Une chose est sûre, j'aime ça. Et je ne voudrais pour rien au monde que ça s'arrête.

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