Depuis toujours

Stéphane Chamak

Je me suis toujours levé longtemps avant elle. Toujours.

Et comme je le fais depuis maintenant un demi-siècle, je mets ces quelques heures à profit en la regardant dans son sommeil. Regarder sa femme dormir. Prendre le temps de l’observer dans cet instant rare et d’abandon total. C’est fascinant, instructif. Émouvant aussi.

Ce matin n’échappe pas à cette règle d’or que je me suis imposée depuis notre rencontre, il y a cinquante ans. Assis sur ma fidèle chaise à bascule, je la regarde. Je veille sur elle. Comme à son habitude, elle dort sur son côté gauche. Sa tête est appuyée sur son bras droit. Cela m’a toujours déplu – « après tu t’étonnes d’avoir le bras engourdi au réveil ! » lui dis-je, agacé. Ses genoux sont serrés et recroquevillés. Son autre main, quant à elle, semble avoir été punie. Honteuse, elle se cache sous l’oreiller. Si j’ai toujours considéré ma femme comme une éternelle adolescente, sa posture dans le lit n’y est sans doute pas étrangère. Une septuagénaire qui dort encore en position fœtale est pour le moins surprenant !

Avec le temps, ma façon de la regarder dormir a changé.

Les premières années, je ne la regardais pas. Je la dévorais des yeux, je m’enivrais de sa beauté. Souvent même, torturé par un désir animal, je ne pouvais m’empêcher de la réveiller en la couvrant de baisers et de caresses – « Quel emmerdeur » disait-elle rieuse en feignant de repousser mes assauts. Et puis, j’ai appris. Mes yeux devinrent moins maladroits, moins affamés. Je me suis assagi afin de mieux déguster et apprécier cette embellie. Mon regard avait une autre intensité et, tout comme mon cœur, il avait gagné en profondeur.

Ce matin, son visage arbore une expression enjouée. Moi qui la connais bien, je sais d’où vient ce petit air espiègle. Avant hier, notre Denis et son épouse Martine nous ont appelés pour nous inviter à dîner mardi prochain. Depuis deux jours, elle n’a de cesse de m’en parler. Mais je la comprends. Moi aussi, j’ai hâte de serrer mon fils dans mes bras et de radoter mes vieux mensonges à mes deux petits enfants.

Aujourd’hui, mon regard sur ma femme perdue dans ses songes s’est davantage affiné. Non pas que je ne m’attarde plus sur sa beauté, toujours intacte - n’en déplaise à la vie et au temps qui n’ont pas ménagé leurs efforts - mais à force de patience, j’ai fini par dépasser le stade de la simple étude et découverte de sa peau. J’ai acquis plus d’expérience. Désormais, il ne me reste qu’à apprivoiser son esprit. J’aimerais tant qu’il s’ouvre à mes sésames. Entrer dans son sommeil. Embrasser ses rêves. Ce désir est devenu mon ultime obsession.

De temps en temps, il m’arrive de poser délicatement ma joue contre sa joue, ma tempe contre sa tempe. Envie de connaître et d’apprendre à lire ses songes. C’est un peu idiot, je le sais bien. Je me souviens avoir découvert un matin une expression qui contrastait avec notre situation du moment. Elle avait un visage radieux, rayonnant. Pourtant à cette époque, notre couple battait de l’aile ; nous nous disputions assez souvent et pour des broutilles. Pris de panique, je me suis approché d’elle, convaincu qu’elle rêvait de quelqu’un d’autre. D’un autre homme. Ma tempe contre la sienne, j’ai tenté de surprendre ses pensées d’adultères. Au réveil, je lui ai fait une scène. Elle m’a regardé en souriant avec tendresse, comme on le fait face à un enfant qui se cherche des prétextes, et je me suis senti ridicule. Une autre fois, son visage avait un air mélancolique, presque malheureux. Mais derrière ces traits moroses semblait se cacher une profonde dignité comme si elle se refusait de sombrer dans un chagrin plus grand. Et devant son doux visage empreint de cette tristesse indéfinissable dont je me suis senti exclu et bêtement responsable, j’ai fondu en larmes.

Depuis combien de temps suis-je là, assis, en proie à ce délice, à cet émerveillement ?

Dix minutes ? Une heure ? Je l’ignore. Cela n’a guère d’importance. Quand mes yeux se posent sur elle, le Temps est suspendu, les saisons entremêlées. Plus rien ne compte. Tout devient secondaire, superflu. Les choses ne rentrent dans l’ordre que lorsque ses paupières se mettent à frémir, que ses prunelles se libèrent peu à peu de leur captivité, de ces liens tissés par ce dieu grec que j’envie, juste avant que son regard, puis son sourire ne viennent illuminer la pièce et me transpercer le cœur. Être là. Au bon endroit. Au bon moment. Comme le poète qui attend avec bienveillance le lever du soleil. C’est un privilège que d’assister au réveil de la personne aimée.

Ne pas vivre cela, c’est passer à côté de quelque chose de fort. D’unique.

Soudain, un mince filet de lumière entre sournoisement dans la chambre. Bon sang, j’ai encore oublié de tirer les rideaux ! Le trait lumineux s’élargit dangereusement et menace d’inonder son visage. Je me lève et donne d’un coup sec sur ces étoffes indélicates. Soulagé, je reprends la contemplation du tableau qui sommeille devant moi.

Regarder sa femme dormir réserve également de savoureux moments de comédie. La voir retrousser le nez à plusieurs reprises comme pour chasser un moustique invisible m’amuse beaucoup, je l’avoue. Il y a quelques mauvaises surprises aussi. « Sais-tu qu’il t’arrive de baver dans ton sommeil ? » lui fais-je remarquer un matin.

Je tombe machinalement sur son menton. Quand je prétends connaître son visage sur le bout des doigts, j’admets faire preuve d’une prétention un peu déplacée. Car, pour une raison encore inexpliquée, mes yeux ont toujours négligé cette partie de son visage. Le menton. Sans doute ai-je eu la naïveté de penser qu’il ne donnait que de maigres informations sur sa personne, qu’il était moins noble, moins révélateur qu’un front ou qu’une bouche. Visiblement, je me trompe. Je le scrute avec une intensité nouvelle, inédite.

Et je découvre ce que je n’ai jamais remarqué jusqu’alors : une minuscule cicatrice.

Intrigué, je réfléchis sur la provenance de cette petite trace. Je n’ai pas le souvenir d’une blessure à cet endroit ou d‘un incident qu’elle m’aurait raconté à ce propos. Pourtant, Dieu sait que malgré mon âge avancé, ma mémoire est encore redoutable ! Par exemple, je me rappelle très bien la profonde entaille qu’elle a au-dessus du sourcil. C’était lors d’une randonnée équestre, il y a trente-huit ans. En juillet exactement. Sur nos montures, nous nous promenions dans la forêt d’Aigues-Mortes. Puis, passant sous quelques branches, l’une d’elles s’est agrippée au col de mon blouson avant de revenir se projeter avec violence sur la figure de ma femme qui se trouvait juste derrière. « Aie, je saigne », a-t-elle dit avant d’éclater d’un rire juvénile. Désormais, à chaque fois que je la regarde dans son sommeil, je ne manque pas de m’attarder sur son arcade droite et ses trois points de suture qui me rappellent cette ballade estivale.

Mais l’origine de cette infime cicatrice demeure mystérieuse. Décidément, son visage est bien facétieux. Pareil au magicien qui garde jalousement ses tours, il ne semble pas décidé à me dévoiler toute son histoire.

Une main se pose sur mon épaule. Je lève la tête. Denis me fixe, les yeux rougis et gonflés.

- Papa, il faut y aller, me dit-il.

- Bien sûr, répondis-je en me relevant péniblement.

Alors que des hommes jeunes et vigoureux s’apprêtent à emmener le corps frêle et sans vie de celle qui fut toute la mienne, je me dirige vers la porte, sans mot dire, la tête basse et plus vieux que jamais. Puis, je me retourne et lui adresse un dernier regard. À cet instant, une question, la même question qu’elle posait à chaque fois qu’elle me surprenait en train de l’admirer du haut de ma vieille chaise à bascule me revient à l’esprit.

« Ça fait longtemps que tu me regardes dormir ? »

- Depuis toujours, dis-je dans un douloureux murmure. Depuis toujours. 

 

 

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