Dernier jour.

Marguerite De Branchus

Elle savait qu’elle perdait beaucoup mais qu’importe, elle avait encore plus à gagner à l’extérieur : la liberté.

Il faisait froid. Aux portes de Lyon, les gouttes tâchetaient le pare-brise qui l'emmenait à son travail. Aujourd'hui, même les bouchons et la grisaille ne la faisaient pas râler. Un contrat à durée indéterminé qui était sur le point de se terminer en ce dernier jour de février.

Emmitouflée dans son manteau d'hiver, elle ne pouvait s'empêcher d'être nostalgique de ce trajet qu'elle avait si souvent emprunté, de la chaleur humaine qu'elle avait trouvé au coin de la machine à café ces trois dernières années. Cette chaleur humaine à qui elle allait faire ses adieux autour de croissants, de pains à la praline et de quelques muffins à la myrtille qui auraient plutôt le goût acide et saisissant d'un au revoir définitif que d'une douce saveur de confiture. En décidant de quitter le moelleux siège de son poste pour toujours, elle abandonnait un CDI, son salaire fixe, son Tupperware, son 9H-17h et des tickets restaurants par milliers. Elle quittait toutes ses chances de nourrir facilement sa famille, elle quittait le confort de journées bien confortables à digérer paisiblement derrière son PC sans avoir peur de manquer. De temps, d'argent. Mais ici, elle avait eu aussi le temps de réfléchir en regardant les minutes s'écoulées sur l'écran. Elle savait qu'elle perdait beaucoup mais qu'importe, elle avait encore plus à gagner à l'extérieur : la liberté. D'aimer son travail et de vivre de sa passion. Le mot-clé de sa nouvelle quête.

En prenant le chemin de sa nouvelle vie, elle n'avait pas encore réalisé qu'elle allait être confrontée à beaucoup d'avis, de nombreux jugements et de préjugés. Pas plus tard qu'en ce vendredi matin, dernière jour de son contrat. Les avis autour d'elle sont partagés : certains l'envient, il y a dans leurs regards un peu d'envie mêlée à de la peur : « Je pourrai jamais, je n'oserai jamais, tu es courageuse ». Elle retrouvait une liberté qu'elle avait perdu. Depuis longtemps, pour le première fois, elle se sentait libre de ses choix et ses actions. Elle ne voyait pas en quoi elle était courageuse. Au contraire, pour elle, cette nouvelle vie qui s'offrait à elle pour les prochains mois, c'était une chance, un cadeau de la vie.

Les enfants, excuse ou obstacle ? La première constatation qu'elle avait pu faire de nombreuses fois c'est que les enfants représentent pour beaucoup une excuse maladroite. En exprimant à la Direction, son choix de partir vers d'autres horizons, elle ne pensait qu'à elle. A ses envies, à ses pulsions d'écrire des lignes et des lignes, à ses rêves d'écriture. A ses évasions au cœur des mots. Pour tant, malgré son engagement et sa motivation, elle avait l'impression que certains voyaient en ce départ organisé une fuite en avant pour se réfugier dans sa vie familiale: « Ah elle va nous manquer, elle nous quitte mais elle va aller s'occuper de sa petite fille », « Elle a fait un choix de maman, sa famille est sa priorité ». Pourquoi quand on vient d'avoir une petite fille et qu'on quitte son poste de cadre dans une entreprise privée à fort capitale pour se lancer à son compte, cela signifie forcément que l'on part pour sa famille. Pourquoi est-ce si compliqué de comprendre que certains ont besoin de quitter leur zone de confort pour s'offrir un nouveau shoot de bonheur ?

Il n'en était rien. Au contraire à la naissance de son enfant, elle avait eu l'impression de ne plus avoir d'excuses. Elle avait crée la vie. Elle s'était offert une famille.Un événement de la vie qui lui avait donné six mois en arrière une impulsion, une envie mordante de vivre passionnément chaque jour pour son enfant certes mais surtout pour elle. Pour cet être en devenir qui allait devenir maman, une mère qui serait heureuse, forte et épanouie dans ses choix. Même si elle n'avait pas la force en ce dernier jour de couper court aux compliments sur ces muffins à la myrtille pour rétablir la vérité, elle ne pouvait s'empêcher au fond de penser qu'ici, dans ces locaux aseptisés, personne ne l'avait compris. Que dans ces locaux gris à la moquette usée et à la routine mortelle, elle avait failli y laisser sa peau. Face au vide et à l'ennui, elle avait voulu plus d'une fois fuir.

Aujourd'hui, en jetant à la poubelle des dizaines de vieux dossiers, aujourd'hui, en fermant la porte les yeux mouillés de nostalgie sur trois années confortables d'une petite vie bien rangée, elle n'avait pas l'impression de faire preuve de courage mais plutôt d'avoir une chance inouïe.

Celle de quitter une prison dorée pour repartir de zéro.

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