Dernière station

ph-lafitte

   C’est un lundi matin clair qui perce les rideaux de ta chambre.  Comme chaque lundi matin tu es déjà réveillé, avant même que ta montre digitale ne sonne. C’est peut-être un lundi matin d’automne mais ce pourrait être n’importe quel jour de l’année, tu le sais bien. Tu restes quelques minutes encore dans ce lit tiède, aux draps un peu moites, à faire jouer les muscles de tes jambes, à écouter dormir ta femme à tes côtés. Tu écoutes son souffle profond, souverain, cette marque de sereinité qui t’est inacessible. Tu constates, comme chaque matin, que la même douleur pointe à l’arrière de ton thorax, comme pour te prouver par cette présence légère mais persistante, que tu es vivant.    Tu as pris une douche rapide. Tu as circulé en silence dans la cuisine, avalé un café en restant debout.Tu refermes doucement la porte d’entrée, tu sors dans la rue sans te retourner. De peur, peut-être, d’interrompre cette course de fond qui te relance chaque début de semaine vers ce lieu de travail distant de plusiuers dizaines de kilomètres, dans une zone industrielle perdue en rase campagne.   Tu quittes le centre de cette ville de moyenne amplitude, au volant d’une vieille Volvo à bout de souffle mais toujours fidèle au rendez-vous. Les rues sont vides et tu prends plaisir à parcourir ce dernier boulevard semé de réverbères éteints et qui t’aiguille déjà sur une rocade. En quelques minutes, tu roules au milieu d’un paysage de plaines où se découpent de loin en loin quelques hangars, des pylones géants et, au bout de l’horizon, un château d’eau rabougris comme un vieux champignon.   C’est un lundi matin clair et tu te laisses bercer pendant de longues minutes par le ron-ron régulier du moteur, sans t’inquiéter outre mesure de la jauge qui indique un réservoir presque à sec. Au loin, postée sur le bord d’une autoroute au bitume flambant neuf, tu aperçois la station-essence où tu as pris l’habitude de t’arrêter souvent, presque chaque lundi matin. Car tu sais que cette halte volontaire est un court moment de liberté absolue, un petit morceau de sursis que tu as programmé et qui t’aidera à mieux plonger, quelques minutes plus tard, dans le bruit et la fureur quotidienne d’une activité professionnelle ordinaire.   Tu t’arrêtes en douceur devant une des pompes, tu coupes le moteur, tu descends de la vieille Volvo. Tu détailles les contours de cette sation-essence aux néons éclatants, au toit de tôle peint d’un rouge vif, aux produits impeccablement alignés derrière des vitres étincellantes. Tu t’étonnes une fois encore de ce lieu qui ne vieillit pas, de ce paysage de carte postale américaine, propre, net, comme retouché et qui te fait penser à chaque fois à la même toile d’Edgar Hooper.Tu décroches la pompe de super 95, tu dégages l’ouverture du bouchon d’essence, tu te cales en appui sur le flanc de la voiture et tu regardes au loin. A travers les vapeurs qui se dégagent, tu te revois aux USA, seul et libre comme un éternel étudiant.    Les paysages défilent derrière la vitre du bus, étranges et familiers comme si tu étais dans une salle de cinéma itinérante. Tu revois le hall de gare de Grand Central, tu entends à nouveau la cohue permanente d’une foule ininterrompue; les trains à carcasse de fer qui croisent ton chemin en hurlant vers le silence calciné des immeubles du Bronx; les dépôts de cars scolaires qui éclatent de jaune derrière les grillages rouillés et bientôt les lotissements de maisons plates et leurs successions de pelouses au gazon pelé, libres de toute barrière. Tu t’endors par instants et quand tu rouvres les yeux, tu aperçois des éclairs de motels qui ondulent de chaque côté d’une route cabossée, les fils des poteaux téléphoniques qui tracent des guirlandes au milieu d’une végétation incendiaire. Enfin le goût du sel annonce ton arrivée dans une ville de bord de mer, quelque part à la pointe de l’état de Rhodes Island.    A l’entrée de la station-essence, tu ne voies pas la voiture qui s’approche. Elle s’arrête juste dans ton dos, à quelques mètres à peine. Tu ne vois pas ce conducteur qui profite, comme toi, de ce beau matin clair pour faire une pause avant de repartir vendre, dans la prochaine ville, son lot de photocopieurs japonais.   Tu revoies la danse des flots métalliques battant les piliers au bout de la jetée de Hyannis Port, et les pêcheurs à quai qui nettoient les caisses de poissons vides à grands jets. Tu revoies surtout cette fille rousse qui ressemblait étrangement à Jackie Kennedy et qui grillait une cigarette en te regardant, de l’autre côté de la vitre d’un petit Daily Food, à l’entrée du port. Tu ne vois pas que cette station-essence neuve mais construite à la hâte, est légèrement en pente. Et que l’essence goutte doucement de ton réservoir. Tu regardes au loin. Tu repenses à la Rousse qui ressemblait à Jackie Kennedy. L’essence forme une flaque maintenant, qui s’écoule en long filet irisé vers l’autre voiture. Tu repenses à la Rousse. Tu revoies sa bouche qui tire nerveusement sur la cigarette, tu sens à nouveau l’odeur entêtante du tabac consummé. L’odeur est si présente que tu te retournes et ton mouvement brusque laisse échapper encore un peu plus d’essence qui reflue en mini-vaguelettes vers son destinataire. Le représentant en photocopieurs est assis au volant de son break, portière ouverte, les pieds dehors, posés dans la source arc-en-ciel. Il n’est que huit heures du matin et il termine d’allumer une autre blonde avec le mégot de la première cigarette. Tu repenses à la Rousse derrière la vitre du Daily Food. Tu la vois te regarder fixement et lever les mains vers ses cheveux. D’un seul geste elle enlève une épinge, la coince dans sa bouche et libère ses cheveux.Tu ne vois pas le mégot que le représentant en photocopieurs japonais projette d’une simple pichenette. Pourtant tu sens la brise qui souffle sur ton visage et rabat la braise propulsée vers le filet d’essence. Tu ne vois pas la braise qui se ravive sous l’effet du vent. Tu repenses à la Rousse et ses cheveux libérées qui tournoient devant tes yeux. La petite braise rougeoyante plonge vers la flaque d’essence qui luit à tes pieds. Qui se reflète dans les yeux déjà morts du représentant en photocopieurs japonais. Tu repenses à la Rousse et tu ne sais pas si c’est sa chevelure de feu qui te happe et t’aveugle ou si ce sont les premières flammes qui te lèchent après avoir commencé d’embraser l’entrée de la station.

   C’est un lundi matin clair qui perce les rideaux de ta chambre et comme chaque lundi matin tu es déjà réveillé. C’est peut-être un matin d’automne mais ce pourrait être n’importe quel jour de l’année, tu le sais bien. Tu restes quelques minutes encore dans ce lit tiède, aux draps un peu moites, à faire jouer les muscles de tes jambes, à écouter dormir ta femme à tes côtés. Tu écoutes son souffle profond, souverain, cette marque de sérénité qui t’est depuis longtemps inaccessible. Tu constates, comme chaque matin, que la même douleur pointe à l’arrière de ton thorax, comme pour te prouver par cette présence légère mais persistante, que tu es bien vivant.

Tu as pris une douche rapide. Tu as circulé en silence dans la cuisine, avalé un café en restant debout.Tu refermes doucement la porte d’entrée et tu sors dans la rue sans te retourner de peur, peut-être, d’interrompre cette course de fond qui te relance chaque début de semaine vers ce lieu de travail distant de plusieurs dizaines de kilomètres, dans une zone industrielle perdue en rase campagne.  

Tu quittes le centre de cette ville de moyenne amplitude, au volant d’une vieille Volvo à bout de souffle mais toujours fidèle au rendez-vous. Les rues sont vides. Tu prends plaisir à parcourir ce dernier boulevard semé de réverbères éteints et qui t’aiguille déjà sur une rocade. Bientôt tu roules au milieu d’un paysage de plaines où se découpent de loin en loin quelques hangars, des pylones géants, des fils à haute tension. Dans le rétroviseur un château d’eau rétrécit comme un vieux champignon.  

C’est un lundi matin clair et tu te laisses bercer pendant de longues minutes par le ronron régulier du moteur, sans t’inquiéter outre mesure de la jauge qui indique un réservoir presque à sec. Au loin, postée sur le bord d’une autoroute au bitume flambant neuf, tu aperçois la station-essence où tu as pris l’habitude de t’arrêter chaque lundi matin. Tu sais que cette halte volontaire est un court moment de liberté absolue, une plage de temps indispensable que tu as programmée et qui t’aidera à mieux plonger, d'ici une demi-heure, dans le bruit et la fureur quotidienne d’une activité professionnelle ordinaire.  

Tu t’arrêtes en douceur devant une des pompes, tu coupes le moteur, tu descends de la vieille Volvo. Tu détailles les contours de cette sation-essence aux néons éclatants, au toit de tôle peint d’un rouge vif, aux produits impeccablement alignés derrière des vitres étincelantes. Tu t’étonnes une fois encore de ce lieu qui ne vieillit pas, de ce paysage de carte postale américaine, propre, net, comme retouché, et qui te fait penser à chaque fois à la même toile d’Edgar Hooper.Tu décroches la pompe de super 95, tu dévisses le bouchon d’essence, tu te cales en appui sur le flanc de la voiture et tu regardes au loin. A travers les vapeurs qui se dégagent, tu revois les paysages qui défilent derrière la vitre d'un bus, étranges et familiers comme si tu voguais dans une salle de cinéma itinérante. Tu revois le hall de départ de Grand Central, la rumeur permanente de la foule, les avertissements de dernière minute grésillant dans des hauts-parleurs; le démarrage laborieux derrière des vitres sales et rayées au cutter, l'engin qui prend de la vitesse comme à contrecoeur; les trains à carcasse de fer qui croisent ta route en hurlant vers le silence calciné des immeubles du Bronx, les dépôts de cars scolaires qui éclatent de jaune derrière des grillages rouillés. Bientôt passent les lotissements de maisons plates et leurs successions de pelouses au gazon pelé, libres de toute barrière. Tu t’endors par instants et quand tu rouvres les yeux, tu aperçois des motels qui ondulent de chaque côté d’une route cabossée, des fils téléphoniques qui tracent des guirlandes au milieu d’une végétation incendiaire. Enfin le goût du sel annonce ton arrivée dans une ville de bord de mer, quelque part à la pointe de l’état du Massachussets.

    A l’entrée de la station-essence, tu ne voies pas la voiture qui s’approche. Pourtant elle s’arrête juste dans ton dos, à quelques mètres à peine. Tu es perdu dans tes rêves américains. Tu ne vois pas ce conducteur qui profite, comme toi, de ce beau matin clair pour faire une pause avant de repartir vendre plus loin son lot de photocopieurs japonais.

   Tu revoies la danse des flots métalliques battant les piliers au bout de la jetée de Hyannis Port. Les pêcheurs à quai qui nettoient des caisses de poissons vides à grands jets. Tu revoies surtout cette fille rousse qui ressemblait étrangement à Jackie Kennedy et qui grillait une cigarette en te regardant, de l’autre côté de la vitre d’un petit Daily Food, à l’entrée du port.

Tu ne vois pas que cette station-essence, à l'aspect rutilant mais construite à la hâte, est légèrement en pente. Et que l’essence goutte doucement de ton réservoir. Tu regardes au loin. Tu repenses à la rousse qui ressemblait à Jackie Kennedy. L’essence forme une flaque maintenant, qui s’écoule en long filet irisé vers l’autre voiture. Tu repenses à la rousse. Tu revoies sa bouche qui tire nerveusement sur la cigarette, tu sens à nouveau l’odeur entêtante du tabac consummé.

L’odeur est si présente que tu te retournes et ton mouvement brusque laisse échapper encore un peu plus d’essence qui reflue en mini-vaguelettes vers son destinataire. Le représentant en photocopieurs est assis au volant de son break, portière ouverte, les pieds dehors, bien à plat posés dans la source arc-en-ciel, le dos un peu voûté. Il n’est que huit heures du matin et il termine d’allumer une autre blonde avec le mégot de la première cigarette. Tu repenses à la rousse derrière la vitre du Daily Food. Tu la vois te regarder et lever les mains vers sa nuque. D’un geste elle enlève une épinge, la coince dans sa bouche et libère ses cheveux.Tu ne vois pas le mégot que l'homme derrière toi projette d’une simple pichenette. Pourtant tu sens la brise qui souffle sur ton visage et rabat la braise propulsée vers le filet d’essence. Tu repenses à la rousse. Tu ne vois pas le mégot qui se ravive sous l’effet du vent. Le petit éclair rougeoyant qui plonge vers la flaque d’essence et se reflète dans les yeux déjà morts du représentant en photocopieurs japonais. Tu repenses à la rousse et tu ne sais pas si c’est sa chevelure de feu qui tournoie devant toi, te happe et t’aveugle, ou si ce sont les premières flammes qui te lèchent après avoir commencé d’embraser l’entrée de la station.

(Nouvelle parue dans la revue Décapage - octobre 2006 - Tous droits réservés)

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