Derrière la porte close

nat28

Projet Bradbury - Semaine 29

            Que font donc les femmes dans la salle de bain ? Enfant, déjà, je me posais cette question, pas très intelligente mais très intrigante, en voyant ma mère et mes sœurs passer des heures dans une pièce où je ne faisais moi-même que de brefs passages, la plupart du temps contraint, pour me laver les dents ou pour prendre un bain. Malgré mon innocence enfantine et ma tendance à m'interroger sur tout et n'importe quoi, je n'avais jamais osé demander à quiconque de m'aider à résoudre cette énigme. Je sentais bien que la salle de bain avait un lien très fort avec le "mystère féminin", et en tant que seul garçon de la fratrie, ma position minoritaire m'empêchait d'être trop curieux sur le sujet. Une des réponses favorites de mon père à mes nombreuses interrogations était "ça ne te concerne pas, ce sont des histoires de filles", et je pressentais que cette explication qui n'en était pas une me serait donnée une fois de plus.


            Je voyais bien que ma mère, puis plus tard mes sœurs devenues adolescentes, sortaient plus apprêtées de la salle de bain après y avoir passé des heures. Mais la différence me paraissait trop minime pour justifier une telle perte de temps. Mes propres activités de petit garçon me laissaient rarement le loisir de pousser plus avant mes investigations, et ce n'est que bien des années plus tard que je rouvrais mon enquête.


           Je vivais alors depuis quelques semaines avec une femme que je fréquentais depuis plusieurs mois. Mes années de célibat m'avaient un peu fait oublier la problématique de la salle de bain, et ce n'est qu'après une douzaine de jours que le "mystère" avait refait surface dans mon esprit. A chaque fois que nous devions sortir, elle me disait "j'arrive dans 5 minutes", avant de s'enfermer une demi-heure dans notre petite salle d'eau. Que pouvait-elle bien faire là-dedans ? J'essayai de rentrer, une fois, mais le loquet tiré bloquait la porte. "J'arrive !" avait-elle lancé, agacée, de l'autre côté de l'huisserie. J'avais cependant dû l'attendre 10 minutes de plus. Comme toujours.


      Cette expérience m'apportait tout de même un élément supplémentaire : les activités réalisées dans la salle de bain étaient chronophages ET secrètes. Les hommes n'étaient pas autorisés à en savoir plus. J'aurais pu me contenter de cette conclusion. Mais je ne le fis pas.  


            Les effets du passage du matin étaient clairement visibles et identifiables. Ma fiancée, qui, au réveil, refusait que j'admire ses petits yeux encore ensommeillés et ses cheveux en bataille, ressortait de la salle de bain élégamment habillée, parfaitement coiffée, et légèrement maquillée. Témoin du avant/après quotidien, j'admirais son implication pour paraître naturelle, en sublimant ce que la nature lui avait donné. Je me faisais l'effet d'un misogyne de la pire espèce, mais je devais m'avouer que j'appréciais d'avoir une petite amie aussi jolie. Pour avoir essayé, adolescent, de me maquiller pendant une soirée un peu trop alcoolisée avec des amis, j'étais conscient de la dextérité et de la patience nécessaires pour obtenir un tel résultat. Se farder demandait donc du temps, ça, je le comprenais.


            La durée la séance du soir était quant à elle plus difficile à comprendre. Dans les publicités, le démaquillage ne durait que quelques secondes, et se mettre en pyjama ne prenait pas tant de temps que cela. Y avait-il d'autres rituels dont j'ignorais tout ? Profitant d'une absence, j'avais opéré un inventaire minutieux et exhaustif des placards de la salle de bain, et ce que j'y avais découvert m'avait plongé dans la plus grande perplexité. A quoi pouvaient donc bien servir cette multitude de produits de beauté ? Je n'encombrais le lavabo que d'une brosse à dent, d'un tube de dentifrice, et d'une bombe de mousse à raser, tandis que ma fiancée semblait collectionner toutes les références du rayon Hygiène du supermarché.


            Je n'osais demander à ma douce l'usage qu'elle faisait de cette farandole d'onguents. Pas plus que je n'interrogeais les femmes qui passèrent dans ma vie après elle. Aujourd'hui, je suis l'heureux papa d'une petite fille de 4 ans, et le "mystère" n'occupe plus vraiment mes pensées. Mon épouse passe un peu moins de temps dans la salle de bain, mais elle reste sublime malgré tout, ce qui se passe derrière la porte ne ferait donc pas tout ? Ce matin, ma fille n'a pas voulu que je l'accompagne dans notre cabinet de toilette pour l'aider à se préparer avant d'aller à l'école. Elle m'a dit "Ze fais toute seule, papa !" et elle a poussé la porte, me laissant seul et abasourdi dans le couloir.  Ca y est, elle aussi.         

      




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