Derrière la vitre

Sylvain Prévost

Le contact de la clé dans la serrure fit résonner dans le hall un bruit sourd et métallique. Autour, les murs en béton de la résidence HLM semblaient saigner sous le poids des tags et autres inscriptions obscènes. David poussa la porte du petit appartement de sa mère avec le sentiment vertigineux de faire un bond de quinze ans dans le passé. Que faisait-il ici, à cette heure indue ? "C'est le col du fémur ! Tu sais mon frère, elle a dû rester plusieurs jours par terre sans pouvoir bouger. Cette dame, elle sortait jamais de chez elle. Elle parlait pas. Elle avait pas d'amis. Nous on savait pas qu'elle avait un fils ! C'est quand on a senti l'odeur...". Les paroles du vieux maghrébin se bousculaient encore dans sa tête lorsque David pénétra dans l'appartement, avec la désagréable sensation d'être un profanateur.

C'était un petit appartement simple aux murs jaunis par la nicotine. Les meubles avaient été débarrasés par Emmaüs la veille et seuls quelques objets demeuraient encore sur le sol, de manière éparse. L'espace anormalement vide teintait le décor d'une tristesse intemporelle. La trace des meubles contre les vieilles tapisseries à fleur était toujours visible, comme fossilisée par le temps. David déroula un grand sac plastique : il fallait vider l'appartement avant l'aube puisque l'office HLM souhaitait le relouer au plus vite. Alors qu'il se débarrassait de vieux livres de cuisine, David fut soudain transporté dans son enfance : il se revit assis avec ses parents autour de la table. Un père effacé, une mère froide et distante. Une enfance pauvre. Un adolescent craintif. Mais le souvenir des bons repas qui réchauffaient les coeurs. David sentit le souvenir éthéré de sa mère planer dans le vieil appartement : depuis quand avaient-ils perdu contact ? Quinze ans s'étaient écoulés depuis le suicide de son père. David se souvint du visage de sa mère. Une mère figée à jamais dans son mutisme. Une mère glacée qu'il avait pourtant rêvé d'enlacer tendrement, toute sa vie durant.

Dehors la neige dansait. David pouvait voir les flocons épais valser langoureusement puis mourir sur les toits de la cité. En contrebas, la faible lueur des réverbères donnait aux barres HLM une atmosphère inquiétante. David avait cherché en vain un souvenir qu'il aurait pu conserver de sa mère. Une photo, un parfum, un bijou. Mais il n'avait rien trouvé de tout cela dans l'appartement. Uniquement des objets impersonnels, rien de vraiment réel, comme si sa mère n'avait fait qu'effleurer sa vie. Ne surtout pas laisser de trace. David regarda sa montre. Il se faisait tard et bientôt la cité reprendrait ses droits. Il ne restait qu'une pièce à nettoyer, sans aucun doute la chambre. Lorsqu'il appuya sur l'interrupteur, son coeur se figea en apercevant les dizaines de cadres en laiton accrochés aux murs. A l'intérieur des cadres, des papillons sous verre. Des insectes morts, conservés avec de l'acide borique et du coton. Derrière les vitres poussiéreuses : des écailles irisées, des ailes luminescentes aux dessins improbables, des formes d'un bleu intense, une explosion de couleur. Parnassius apollo, Polyommatus icarus, Saturnia pavonia, Brenthis daphne : la collection de lépidoptères défilait sous les yeux troublés de David. Un cadre avec une vitre fendue attira son attention. Acherontia atropos. Sphinx tête de mort. Il se souvint avoir été lui aussi fasciné par cette incroyable tache sur l'abdomène de l'insecte. Il se souvint de la gifle douloureuse qu'il reçut de sa mère lorsqu'il fit tomber le cadre. Seul face à ces papillons morts, David sentit son sang se glacer. Comme happé dans un mauvais rêve, il se vit derrière un miroir, frappant de toute ses forces contre la paroi de verre, hurlant son désir de vivre. Mais ses cris étouffés s'évanouirent dans le labyrinthe de sa mémoire. Dehors, la neige avait cessé de danser.

David jeta le grand sac poubelle dans le container à ordures. Un bruit de vitres brisées retentit dans la cour de l'immeuble et quelques visages hostiles surgirent des fenêtres. Dans quelques heures, tout ce qui appartenait à sa mère aurait disparu à jamais. David regagna la parking puis s'enferma dans sa voiture. Derrière la vitre teintée, la cité s'animait calmement. Un homme s'éloignait au loin avec son enfant, un sapin de Noël sous le bras. David prit son téléphone. Des larmes silencieuses glissaient sur ses joues. "Allô Sarah ? C'est papa. Oui, je sais. Ca fait longtemps...".

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Tous droits réservés Sylvain Prévost novembre 2012

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