Des calins lumineux

Vlad Grondin

Ce jour là, la Terminale G terminait sa journée par un cours de chimie. Le professeur Pochon, un tyrannique savant fou aux yeux de ses élèves, avait subitement quitté la salle pour aller chercher du matériel pédagogique. Laissée sans surveillance, la classe avait rapidement été gagnée par une certaine ébullition. Manu, qui n'était pas le dernier à agrémenter les cours de facéties saugrenues, profita de l'aubaine. Équipé de deux tuyaux de gaz, d'une pipette et d'un tablier, juché sur le bureau du prof, il mit en scène avec un tourbillon de gestes brusques et de hurlements, « Le rhinocéros tétraplégique » en référence à un film à succès de l'époque. Il avait une capacité incroyable à s'exprimer avec son corps : tout en souplesse, la tête en bas et les fesses dressées vers son public. Cette démonstration convaincante n'avait pas manqué d'entraîner hilarité et applaudissements. Hélas, ce moment de distraction assez inattendu ne dura pas. Le retour du professeur Pochon avait singulièrement refroidi l'atmosphère. Devant cette scène de débauche, le vieil enseignant utilisa la manière forte. Se tournant vers Manu, il attrapa le tuyau de gaz et lui ligota les mains. Déclenchant quelques rires étouffés, il déclara alors : « Pour te mettre hors d'état de nuire, je ne vois pas d'autres solutions ! » A la fin du cours, il annonça à Manu qu'il devait rester une heure de plus dans l'établissement, en « colle ». C'est ainsi que John, l'assistant d'éducation se retrouva seul avec Manu pour surveiller sa punition. Mal à l'aise dans ce rôle de flic, il s'efforçait tout de même dans ces circonstances de garder une certaine distance avec les élèves. Mais cette fois-ci, il se sentit touché par l'expression de Manu dans laquelle il percevait un appel de détresse. Au bout d''un certain temps, un début de complicité s'instaura. Puis, assez brusquement, à la manière d'un enfant en bas âge, Manu posa ses mains sur les hanches de John comme s'il s'agissait d'une bouée. Dans le creux de son cou, John sentit le contact des joues de Manu. Ce rapprochement inattendu le déstabilisa complètement, pourtant, John ne songea nullement à refréner ces gestes. Il resta impassible quand il sentit dans son entrejambe les caresses du lycéen. A ce moment là, Manu ne ressentait ni malaise, ni plaisir particulier. Il voulut éviter tout geste pouvant être perçu comme une marque d'hostilité. Il savait à quel point une sanction incomprise pouvait être douloureuse. Cette passivité devant apparaître comme un encouragement, Manu se montra de plus en plus audacieux. John fut finalement sensible à ce corps d'adolescent qui dégageait une expression de sérénité et de générosité. Pendant toutes ces minutes, aucun mot ne fut prononcé comme si l'enchaînement des gestes était une évidence. Soudain, une ombre surgit. Il s'agissait de Linda, une enseignante, qui regardait la scène dans l’entrebâillement de la porte. Quand elle fut reconnue, elle hésita puis entra finalement. Avec la plus grande simplicité, elle posa affectueusement la main sur l'épaule de John. Elle fut alors accueillie dans ce jeu qui se poursuivit en trio. Le soir, dans le tramway qui le ramenait chez lui, John repensa à cet épisode. Il avait été troublé par l'expression du corps de Manu. Cet échange tactile à trois avait duré une dizaine de minutes. En tant qu'assistant d'éducation, il avait bien conscience d'avoir un ascendant sur les élèves, pourtant il ne considérait pas cet échange avec John comme une pure relation de domination. Chaque geste lui semblait avoir été très respectueux. Quelques doutes pourtant l'animaient. Manu, lui, était serein. Il s'était senti valorisé par ce moment de complicité. Ce souvenir lui procurait un vif plaisir. Il était surtout enthousiasmé par l'idée d'avoir été impliqué dans une histoire « non-prévue dans le scénario ». Cette machine bien huilée qu'était l'institution scolaire se déréglait! Il se dit alors que profitant de son élan, il pouvait aller encore plus loin. Très doué pour l'informatique, il eut l'idée de prendre le contrôle du panneau lumineux qui servait d'affichage digital dans le hall principal du lycée. Ordinairement, l'écran diffusait des informations sur les absences des professeurs ou sur les événements tels que les conseils de classe ou les spectacles d'élèves. Il était déterminé : ces messages « sans saveur » seraient remplacés par sa propre prose qui ne manquerait pas de faire sensation. Sa participation au club informatique du lycée lui avait permis de se procurer assez rapidement les codes du poste de commande du panneau lumineux qu'il réussit à pirater le soir même. Il ne restait plus qu'à rédiger le message. Il choisit alors ceci : « JOHN, LINDA, J'AI ADORE NOTRE SEANCE DE CALINS ! GRACE A VOUS , J'AIME MON LYCEE ! ON REMET CA ? NE ME DECEVEZ PAS ! » Le message était programmé pour être diffusé le lendemain à partir de 8h. Forcément lu par la quasi-totalité des élèves, il ne passerait pas inaperçu. L'effet attendu se produisit. Comme prévu, le lendemain matin, tout le monde ne parlait que de ça. On se demandait qui était l'auteur de ce message pas franchement habituel. Manu participait aux discussions avec délectation, affirmant que c'était le début d'une reconquête du lycée par les élèves... John ne travaillait pas ce jour là. Linda fut convoquée par le proviseur. Celui-ci était convaincu qu'il s'agissait d'une blague de potaches, une histoire inventée de toute pièces mais il voulait en avoir le cœur net. Il fut abasourdi lorsque elle lui avoua la vérité. Elle expliqua qu'elle avait voulu mettre un terme avec tact à ce moment de complicité entre John et Manu qui lui semblait inapproprié. Puis, finalement, sentant de la bienveillance à son égard, elle s'était rapprochée et les corps s'étaient enlacés... Elle expliqua aussi à quel point elle était rongée par la culpabilité... Quand elle eut terminé, le proviseur resta muet, incapable de trouver ses mots. Son impression était celle d'un brouillage général. Les frontières devenaient floues. Où était la culpabilité? Où était la souffrance ? Qui détenait l'autorité ? Avec en tête, toutes ces questions et bien peu de réponses, le proviseur mit fin à la discussion. Chacun retourna alors à ses occupations

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