Des ogres vraiment nouilles

Julien Andrieux

Les ogres, ça fait peur. C’est fait pour ça. Quoique… Ceux-ci sont sont tellement maladroits, et tombent sur des enfants si ingénieux, qu’ils vont de malchance en malheur…

 

Chapitre 1 : En fuite

 

Il y a bien longtemps, dans un royaume lointain, très lointain...

 

Dans la forêt près du village de Saint-Radégouts vivait un ogre, un vrai, vilain et répugnant à souhait. Mais attention, pas un ogre vraiment méchant. Ou plutôt si: il aurait bien aimé être méchant, il essayait, même. Mais bien trop stupide pour y arriver, il était régulièrement la victime des mauvaises farces des enfants de la forêt, et la risée de toutes les créatures enchantées.

 Tout le monde l'appelait Cannelloni, mais personne ne sut jamais si c'était réellement son nom, ou bien un surnom de grande nouille farcie qui lui allait si bien....

 La plus espiègle petite fille de la forêt était Poucette: pas plus grande qu'un écureuil, mais plus rusée qu'un renard ; son passe-temps favori était de jouer des tours de cochon aux ogres, et surtout Cannelloni, le géant pas très futé au nom prédestiné à se faire rouler…

Un jour pourtant, elle se fit attraper elle aussi, avec d'autres enfants, pour servir d'accompagnement dans une recette de lasagnes aux garnements.

- Ah ! Jé vais mé régaler ! Oune belle douzaine dé pétites canailles, ça vaut mieux que manger encore et toujours des gousses d'ail ! fit Cannelloni en contemplant son butin.

Mais Poucette, toujours une idée derrière la tête, déclara: “Attends, nous sommes tous très sales: on n'a pas pris notre bain cette semaine, et on ne s'est même pas lavés les mains… Tu ne voudrais quand même pas gâcher une si délicieuse recette avec du goût de vieilles chaussettes !”  

Puis, d'un air malicieux elle ajouta: “Mais si tu nous laisses prendre un bain dans ta marmite, tu auras du vrai concentré de jus d'enfants pour toute la semaine. Un gourmet comme toi ne peut pas rater ça…”

 Il réfléchit un moment, trop peu certainement, et répondit: "C'est vrai, jé sérais vraiment oune idiot dé ne pas en profiter !"

Puis en lançant les enfants dans la marmite d'eau tiède: “Commencez lé bain, jé ramène du bois pour faire bouillir la marmite, et après c'est lé grand festin !”.

Une fois Cannelloni dehors, Poucette réussit, en faisant un nœud avec toutes les chaussettes des enfants, à sortir de la marmite. Puis elle renversa dedans toutes les gousses de piment qu'elle trouvait (il y en avait au moins pour 10 ans), jusqu'à ce que les enfants puissent sortir en marchant sur les piments. Ensuite, ils se cachèrent tous ensemble derrière la marmite en attendant le retour du gourmand.

En voyant les piments dans la marmite, il se dit: “Ma ! C'est bien assez chaud, ils sont déjà tout rouges. Elle avait raison cette petite ! Cé bouillon est bien épais, il aurait été dommage de ne pas en profiter !”

 Au moment même où il approchait de la marmite pour goûter une toute petite gorgée, tous les enfants se mirent à crier en même temps, en poussant la marmite pour lui renverser la soupe de piments dans la bouche. Ebouillanté autant qu'épouvanté, la langue gonflée par les piments, il prit ses jambes à son cou, s'enfuit aussi loin qu'il le pouvait et se cacha loin de Poucette, dans le petit village de Saint Radégouts, où il pensait que ses ennuis seraient terminés.

 Si seulement il avait pu imaginer...

 Non loin de là, de l'autre côté de la forêt, vivait un ogre tout aussi répugnant, du nom de Tortellini, pour être plus précis. On raconte, dans les histoires du soir, que l'ogre Tortellini était le cousin du grand frère par alliance de la demi belle-sœur de Cannelloni. Alors qu'en fait, c'était juste son frère jumeau...

Notez bien: pour les reconnaître, rien de plus simple: Cannelloni a les dents pourries et les pieds qui puent, alors que Tortellini a les dents qui puent et les pieds pourris. Et leurs points communs: si les deux sont très vilains, aucun n'est bien malin...

 Tous les dimanches, les deux affreux avaient pour habitude de se retrouver au dîner pour échanger des idées de piège à enfants, espérant bien finir un jour par en attraper un sans se faire mal.... Ce jour-là, c'est Tortellini qui préparait leur spécialité, un plateau de cuisses de trolls au jus de pieuvre.

Mais ne voyant pas son frère arriver à l'heure prévue, Tortellini s'impatientait : "Ma ! Qu'est-ce qu'il fabrique encore, cé bougre d'imbécile ! Jé parie qu'il s'est encore fait rouler par oune bande dé gamins !"

Tenaillé par la faim, torturé par les gargouillis de son estomac, Tortellini décida d'aller lui-même chercher son frère: "Ma pouisque cé comme ça, jé vais lé ramener par les poils dou nez, cé bougre d'andouille !"

 Fermement résolu, il prit le bus jusqu'à Saint Radégouts pour partir à la recherche de son double aux dents pourries et pieds qui puent.

 Son enquête le conduisit au pied du Château de la Faïencerie, une belle forteresse toute en briques bleues, défendue par un donjon tout blanc, lui-même gardé par un curieux nain bossu, velu, et chevelu, nommé Julian. Dans ce donjon vivaient aussi les trois filles de Julian, trois sœurs jolies comme des anges et malines comme des fées.

 


Chapitre 2 : Un sauvetage raté

 

"Hé là ! N'est-ce point une odeur d'Ogre par ici ?" demanda Julian, qui un jour sur un pari, s'était promis de ne s'exprimer qu'en alexandrins.

"Des dents pourries, des pieds qui puent, et encore pis: voilà l'autre aux dents qui puent et aux pieds pourris !"

Tortellini, surpris, lui répondit: "Ma, qué ce que cette affreuse créatoure ! Tou ferais mieux de me laisser entrer, si tou ne veux pas qué jé té fasse d'autres bosses !"

"Ha ! Il faudra d'abord me passer sur le poil !", s'exclama Julian, bien décidé à en découdre avec le vilain aux dents puantes... Déterminé, prêt à occire de l'ogre par paquets s'il le fallait, il faisait tournoyer sa massue au dessus de sa tête, tournoyer encore, et encore... Pour finalement s'assommer tout seul avec sa massue. Eh oui: le nain Julian, en plus d'être bavard, était désespérément maladroit...

Tortellini, ricanant en passant à côté de l'infortuné Julian, profita de son étourderie pour s'engouffrer dans le donjon en passant par la cave. Il était loin d'imaginer ce qui l'attendait... Les trois sœurs avaient dressé au combat deux chats sauvages pour défendre leur tour.

En avançant à pas de loup dans la pénombre de la cave, Tortellini tomba tout droit dans le premier piège tendu par les impitoyables matous : il marcha des deux pieds dans la litière, et se retrouva avec les pieds couverts de crottes de chats, collantes et malodorantes... "Ma cé oune catastrophe ! Comment jé vais passer inaperçu, maintenant ?!?"

Continuant son chemin dans les escaliers du donjon, les pieds empestant gravement, il arriva au rez-de-chaussée, où sans lui laisser aucun répit, une véritable armée de puces affamées (mal nourries, et mal élevées par les chats) lui sauta sur les jambes pour lui dévorer les mollets, les cuisses, et les fesses, lui épargnant seulement ses pieds pourris et ses dents puantes.

“Malédiction !”, s'exclama Tortellini. “Moi qui voulait juste manger, me voilà maintenant démangé! Cette maison de fous est sans pitié, mais j'en aurai bientôt terminé…”

Enfin, c'est ce qu'il croyait: à peine arrivé à l'étage, les fesses encore toutes grattantes, il  roula sur la collection de billes, boulards et maxi-boulards des trois sœurs, et finit par s'affaler de tout son poids par terre, ses dents puantes droit sur le parquet, dont la moitié au moins resta planté dedans...  

"Fé né pas poffible ! Fe font vraiment des diableffes, fes fœurs du donvon !", se lamenta t-il, ramassant ses dents pour se les replanter dans le désordre le plus parfait...

 Au plus haut étage du donjon, les plus fourbes dangers l'attendaient encore: toute une colonie de dinosaures et dragons en plastique, en ordre de bataille sur le parquet, attendant leur heure dans l'obscurité. En cherchant à les éviter, Tortellini marcha du pied gauche sur des petites briques de plastique coloré (les pires pièges à pieds de toute l'histoire des jouets), tandis que son pied droit se planta sur une licorne, aussi minuscule que redoutable.

Et Tortellini en était là, à se lamenter sur ses plantes de pieds ravagées, quand lui parvint une indélicate odeur de pieds, insoutenable pour celui qui serait du mauvais côté du livre (non, vraiment mes chers lecteurs, vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez…) : "Ma ! Jé connais cé terrible fumet ! C'est la signature de Cannelloni-les-dents-pourries !"

Il avait raison: le pauvre Cannelloni, encore terrifié par ses mésaventures, n'était pas très loin: il se cachait dans une armoire, terré dans un livre de contes, en espérant que ni Poucette, ni les trois sœurs le retrouveraient. D'une voix tremblante, il dit à son jumeau : "Ma ! Tou aurais mieux fait dé né pas vénir ! Elles vont vouloir lire, et relire, et relire encore nos histoires, et ça né s'arrêtera jamais !"

Tortellini, épuisé par les terribles épreuves infligées par les trois sœurs, lui répondit: "Ma ! Pour un peu, jé régretterais presque Poucette, jé préfère encore sa soupe aux piments, à ces terribles sœurs porte-malheur !!"

C'est ainsi que pendant des semaines, les deux ogres restèrent là, pliés dans les pages d'un livre de contes, en espérant qu'on ne relise pas leur histoire tous les soirs...

 


Chapitre 3 : La grande évasion

 

 Pourtant, une nuit comme beaucoup d'autres, dans une maison qui aurait aussi pu être la vôtre...

Bien des heures après le dernier brossage de dents, des chuchotements dans la bibliothèque d'une chambre :

- Dis donc, ça fait longtemps qu'elles né nous ont pas lu, tou crois qu'elles nous ont oubliés ?

- Ma ! Fermé donc ta boîte à Mozarella ! Elles vont sentir lé foumet dé té dents mouasies !

 Toujours tapis au beau milieu des pages d'un livre de contes, nos deux grosses nouilles, Cannelloni et Tortellini, attendaient le moment propice pour s'enfuir, en essayant de se faire oublier...

 Puis Tortellini reprit : « A mon avis, si on veut sortir d'ici, il n'y a qu'oune seule solution: prends lé livre qui nous retient prisonniers, et filons d'ici illico presto ! »

Et c'est ainsi que par une nuit presque ordinaire, on vit un livre de contes se mettre à marcher, avec quatre jambes velues, et une haleine de chacal malade dès qu'il remuait les pages.

Bien décidés à ne pas retomber sottement dans les innombrables embûches semées dans le donjon par le gang des trois sœurs de Saint-Radégouts, les deux infâmes créatures décidèrent de s'enfuir par la fenêtre. Pour commencer, ils fabriquèrent une longue corde avec leurs poils de nez, en utilisant une machine à bracelets en élastiques trouvée dans la salle de jeux du donjon : “Ma, tou comprends, si on peut faire oune corde à sauter avec, alors on peut faire oune corde à poil de nez !”

Puis, une fois au pied du donjon, ils choisirent de creuser un tunnel pour s'échapper du château de la Faïencerie sans tomber sur les impitoyables chats de garde et leurs armées de puces ogrophages.  

Malheureusement pour eux, ces deux nigauds étant au moins aussi maladroits qu'idiots, au lieu de creuser un tunnel vers la route, ils partirent tout droit vers l'abbaye proche du château, d'où, à ce qu'on raconte, personne n'a jamais pu s'échapper...

En passant dans les ruelles sombres du village, on pouvait entendre leurs voix filtrer au travers des terriers de taupes:

- Ma, yé té dit qué c'est par ici !

- Ma non ! Jé t'assoure qué c'est par là !

- Crétino ! Par ici, c'est les égouts !

- Ça alors ! Et moi qui croyais que c'était ta bouche qu'on sentait!

- Ha ha ha ! Ma avec l'odeur de tes pieds, les rats vont nous prendre pour de gros morceaux de fromage !

 Et plus ils se disputaient, plus ils se perdaient dans les couloirs des souterrains...

Enfin, bien affamés après avoir passé trois mois à se nourrir seulement de vers de terre dans les labyrinthes de l'abbaye, les deux ogres finirent par refaire surface, et se précipitèrent vers le fleuve tout proche pour s'enfuir.

Ayant attendu la pause déjeuner d'un groupe de touristes venus se promener en canoë sur le fleuve, les deux énergumènes profitèrent d'un moment d'inattention pour leur emprunter discrètement une de leurs embarcations.

 Pendant ce temps, dans la plus haute salle du donjon du Château de la Faïencerie, le nain Julian, alerté par les trois sœurs furieuses d'avoir perdu leur livre de contes, scrutait l'horizon à la recherche de ces maudits personnages:

- Malheur à leurs fessiers si je les aperçois ! Ces coquins paieront fort cher leur larcin, ma foi !

Soudain, ayant repéré les deux fugitifs:

- Ah ça, ne serait-ce pas eux, naviguant là-bas ? À vos pagaies, nous embarquons dès maintenant !

 

Et les trois sœurs, de répondre en chœur: “Ouais, c'est parti ! On va leur mettre la misère !!”

C'est ainsi que démarra la plus formidable course-poursuite en canoë jamais encore racontée, ni même imaginée. Crissement de pagaies, dérapages au ras des rochers, glissades sur les bancs de sable, toutes les figures y passaient tandis que les deux embarcations se rapprochaient un peu plus à chaque instant.

Cannelloni et Tortellini manquèrent plusieurs fois de se renverser dans les rapides du fleuve, mais réussirent à regagner la rive et partirent se réfugier dans la forêt toute proche, courant aussi vite qu'ils le pouvaient, courant à en perdre haleine (mais pas à en perdre mauvaise haleine, malheureusement !)

Julian, vexé de les laisser ainsi s'échapper :

- Ah, vous pouvez toujours fuir, misérables lâches !

Chaque soir, nous relirons vos histoires sans relâche…

 Les deux ogres, ayant enfin semé leurs poursuivants, étaient bien décidés à reprendre leurs activités préférées: effrayer, terroriser, piller et racketter les habitants de la forêt. Tiens, et pour commencer, ils allaient même entrer dans cette toute petite maison, là-bas, avec la porte en bois et la cheminée qui fume. “Allez viens, jé té dis, on entre, on sème la panique, on récolte le dîner, et on sé réfait une santé !” se dirent-ils en chœur.

Ils entrèrent… et se trouvèrent glacés d'effroi en tombant nez à nez sur leur vieille connaissance: Poucette. La terrible, la blagueuse, l'espiègle petite peste, toujours en quête d'un mauvais tour à jouer.

- Mais dites donc vous deux ! La dernière fois que je vous ai vus, vous n'étiez qu'un !Mais puisque vous êtes là, rendez-vous utile: goûtez cette soupe, et dites-moi s'il y a assez de piments !

 Rien qu'en regardant la soupe de piments, un frisson les parcourut et ils sentirent se hérisser du plus petit poil d'oreille jusqu'aux plus gros champignon de leurs orteils. Ils s'enfuirent en courant éperdument, hurlant et pleurant: "Maaama Miaa !! Au secouuuurs Maaaamaaa !!"

- Non mais vraiment, mais quelles grosses nouilles, ces deux-là ! conclut Poucette entre deux éclats de rire. Puis elle se régala de la soupe (qui était en réalité une fondue au chocolat chaud et chamallows) avec ses trois copines de Saint-Radégouts, en relisant des histoires d'ogres malchanceux toute la soirée.

 

Car fin de l'histoire ou pas, ces deux-là n'ont pas fini de nous amuser…

 

FIN

Signaler ce texte