Des petites boules, toujours des petites boules

laetlondon

J'ai 30 ans. Depuis mes 11 ans, mon corps fabrique des petites boules. Des kystes, des tumeurs, des nodules. Osseuses, bénines, liquides. Si j'étais un garçon, j'aurai sûrement plus de deux boules !

Janvier 1995 - Tumeur N°1

Je suis en sixième, dans un collège de banlieue classé ZEP. Mes parents se disputent tous les jours et je me réfugie dans la danse classique. Je rêve de devenir ballerine. Je monte sur pointes depuis mes huit ans, je prépare le concours d'entrée au conservatoire, je porte un pendentif en forme de pointe autour du cou. Le soir, après les cours de danse, j'écoute Fun Radio. Doc et Difool aident les ados qui ont des problèmes avec leurs parents, l'école, la sexualité. Moi, je n'ai pas de problème, mais j'aime bien écouter ceux des autres. Ecouter ces jeunes perdus, ça me réconforte, ça me motive à ne pas devenir comme "eux". Pourtant, j'ai un problème. Une boule qui pousse sur le flanc extérieur de mon genou droit. Mais ce n'est pas vraiment un problème puisque je danse toujours très bien. Et puis y'a le concours qui arrive et la semaine de ski avec le collège. 

Au ski, on rigole bien. L'avantage d'être dans un établissement classé ZEP, c'est qu'il y a de l'argent et plein de projets, plein de profs motivés, plein de voyages. Mes parents ont les moyens de m'offrir tous les voyages proposés par le collège. Alors je skie avec mes amis moins bien lotis que moi, et toutes les différences socio-culturelles sont effacées par nos chasse-neige. Ma boule est toujours là. Pour qu'elle disparaisse, je tape dessus. Je tape fort et j'ai l'impression qu'elle perd de son relief. Mon rituel est toujours le même, après la douche, je frappe dans la boule. Telle une boulimique, j'opère en cachette et ça me fait du bien que ça me fasse mal. Personne ne doit savoir. Elle va partir, ce n'est qu'un mauvais hématome sans couleur. Mais elle ne part pas. Elle est coriace, la salope. 

Un jour de verglas, je tombe. Je tombe sur le côté droit. Je ne me relève pas. C'est la prof d'EPS organisatrice du séjour qui vient me secourir. J'ai mal. Je souffre. Mais je ne montrerai pas mon genou. Personne ne doit savoir. Je souffre. Je me relève. Demain, je n'irai pas skier.

Le lendemain, je suis debout. Ce soir, c'est la boum. La dernière soirée avant de quitter le massif alpin pour le préiph' et de rattraper tous les cours de danse. Je souffre, mais je suis debout. Et je danse. Le tube du moment c'est "Sensualité" d'Axelle Red. J'ai onze ans, je ne sais pas ce que sensualité signifie, mais je danse à en perdre la tête sur la chanson de ce milieu des années 90.

Retour. Le lundi soir, j'ai cours de danse jusqu'à 21h. Je souffre. Je monte sur pointes. Je tombe. Je ne me relève pas. Mon genou n'a pas tenu. Ce salopard m'a lâchée. La professeure de danse me porte jusqu'aux vestiaires. Elle appelle ma mère. C'est le début de la fin. Je remarque le visage de ma rivale. Elle affiche ce sourire narquois que je n'oublierai jamais. Ce sourire qui est content que ce soit le début de la fin. 

Ma mère, qui travaille dans le milieu hospitalier, examine ma jambe malade. Elle s'exclame en voyant ma boule. Elle et moi ne faisons qu'un maintenant. Elle est mienne tout autant que je lui appartiens. Elle fait partie de mon anatomie. Un genou droit, c'est comme ça, avec une grosse boule dur à droite. C'est le genou gauche qui a un problème. Ce sont les autres genoux, les genoux des autres, des autres danseuses, de mes copines, de mes parents, de mes soeurs, de la prof d'EPS, de la professeure de danse qui ne sont pas normaux.

Les urgences, en janvier. Des gastros, des clodos, des alcolos. Et moi. Une ballerine déchue. Sans genou, je n'existe pas. Je ne suis rien. Si je ne danse plus jamais, je ne serais jamais rien. Jamais rien qu'une danseuse avortée. Un avorton de la nature. Une erreur.

Je suis immédiatement installée sur un brancard. J'ai onze ans, mais je patiente aux urgences pour adultes. Pour l'appendicite, j'étais chez les enfants. C'était il y a six ans. A onze ans, tu es devenue une adulte pour les hôpitaux. Mais je ne veux pas être adulte si cela signifie ne plus danser. Laissez-moi dans mon monde d'enfants, dans mon monde de danseuses étoiles. J'aime pas les adultes, j'aime pas les hôpitaux. J'aime pas les genous normaux, sans boule.

Le premier verdict tombe. Un kyste.

Un kyste de quelques centimètres apposé à mon fémur droit. C'est parce que j'ai grandi trop vite qu'ils disent. C'est parce que je ne mange pas de produits laitiers. C'est parce que je danse trop. C'est parce que je ne suis plus une enfant. J'ai envie d'appeler Doc et Difool pour leur rapporter toutes les conneries que j'entends ici. Mais on est en 1995. Pas de smartphone ni de réseaux sociaux pour appeler au secours. Une carte téléphonique de 30 unités qu'il me reste du ski, ça suffira ? 

Ma mère est sceptique. En retraçant la chronologie des événements et en les croisant avec mes dires, ce kyste est installé depuis un moment. Les médecins urgentistes proposent de rencontrer un chirurgien orthopédique au plus vite. Un chirurgien orthopédique pédiatrique ? Non, parce que là on parle d'un kyste sur le fémur d'une enfant ou d'une adulte ? Ma mère prend les devants, passe des coups de fils en pleine nuit. On lui conseille la clinique des sports. Un vieux chirurgien orthopédique y fait des miracles. Il traite des boules, des kystes, des tumeurs. 

Le Professeur Thuilleux est un petit monsieur avec de grands yeux bleus cachés des lunettes triple foyers. Il a la voix et le physique de Claude Piéplu dans les Shadoks. Ses mains sont si chaudes et si douces qu'on dirait un magnétiseur, un sorcier. Il m'inspire confiance. Je le rencontre dans son cabinet pour enfants, la clinique des sports ne guerit pas les enfants qui ont des boules, mais la clinique des Noriets, à Vitry-sur-Seine, accepte volontiers les petites danseuses kysteuses. Dans la salle d'attente, des enfants de tout âge patientent sagement. Il y a des enfants en béquilles, des enfants en fauteuils roulants, des enfants souriants, presque contents d'avoir rendez-vous avec le Saint-Sauveur. Moi, je vais bien. Je marche sans béquilles, sans fauteuil. Je n'ai rien à faire ici. Je loupe mon cours de danse et je prends encore du retard. 

C'est mon tour. En deux minutes, le Professeur a diagnostiqué une tumeur. Pas un kyste une tumeur. J'ai onze ans, je ne sais pas ce que c'est qu'une tumeur du fémur. Il est 16H, Love In Fun, l'émission de Doc et Difool n'a pas encore commencé. J'aurai le temps de les appeler en rentrant et même d'être la première auditrice de la soirée. 

Monsieur Shadok a déjà tout prévu : scanner, IRM, scintigraphie osseuse, biopsie, prélèvements, dates d'opération. Faut retirer la boule au plus vite. Elle grossit. Elle gangrène mon fémur, lequel ne pourra bientôt plus supporter sa copine de chambrée. Faut éliminer la boule avant qu'elle n'élimine mon fémur, ma jambe, mon outil, ma vie de danseuse. 

Janvier 1995. La guerre en Tchétchénie fait rage. Grozny tombe entre les mains de la Russie de cet alcoolique d'Eltsine. Son genou droit n'a pas de tumeur à Elstine. Il tue des innocents et son genou est intacte. Il peut faire la guerre le jour et se rendre au théâtre Bolchoï le soir, le gros Eltsine, le lac des cygnes devant ses pupilles dilatées à la vodka. Tandis que d'innocents enfants tchétchènes se font massacrés et qu'une petite fille française doit faire le deuil de sa boule au genou droit. 



  


 

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