Dichotomie rythmique
shug--2
Aujourd’hui, pour la première fois, j’ai parlé à mon voisin. La première fois depuis trois ans que nous partageons une co-propriété. Moi au rez, lui au premier.
Je l’entends chaque matin, très tôt, descendre les escaliers, je connais le pas délicieux de l’homme pressé qui a repoussé le moment du lever jusqu’à la dernière sonnerie du réveil, jusqu’à l’ultime seconde déterminante où il sait qu’il sera en retard et que le déroulement de sa journée sera la conséquence de ce temps volé à son sommeil. La porte cochère, le pont levis devrais-je dire, qui me résiste à chaque fois, n’est qu’une aile de mouche pour lui. Clac ! Il est déjà dehors. J’entends à peine sa voiture démarrée. Vivacité, légèreté. Moi qui me terre dans mon lit, peine à en sortir et vais entamer une nouvelle journée à errer dans mes lieux ; De la cuisine à mon bureau, en passant doucement par la salle de bain, de mon désarroi à un semblant de volonté d’essayer de faire quelque chose de ma vie.
Il rentre. Le pas, toujours aussi exalté, s’accompagne d’une voix parlant au téléphone de projets de virée à Zurich le week-end prochain, de canyoning et d’un tchao qui glisse les clés dans sa porte. Puis très vite quelques sons de guitare, et puis des bruits de perceuse rythmée par Radiohead.
Je n’ai pas encore mis le nez dehors et ne le mettrai sûrement pas, il fait déjà nuit. Je guette par la fenêtre en mangeant ma soupe, et je le vois, casque sur tête, sortir l’engin à deux roues et s’élancer tout cri dehors sur les routes sombres et froides.
Au moment où Arte m’explique que la crise n’en est pas une mais que 10% de la population possède 70% des richesses, la moto revient au nid. Je décide de faire taire Arte par une pression lente sur le bouton rouge du boitier. Et je me dirige vers ce qui est ma joie de la journée : mon lit.
Là-haut... Quelques pas, un son télévisuel puis plus rien. Soudain un bruit grave, saccadé en continu. Etrange. Une heure. Deux heures. Je peine à dormir. Poum poum poum. Quatre heures. Poum poum poum. Je vais me décider. Je me décide. Dans mon pyjama bleu indigo, je monte les quelques marches qui me séparent de lui. Je sonne. Quelques minutes. Un visage pas rasé, des cheveux hirsutes : « C’est mon chauffage qu’à péter, j’ai réparé. Désolé pour le bruit ». Ah, merci.