Digressions salutaires

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Digressions salutaires

            Dès lors où mes pas avaient franchi le seuil de cette église, je sus que je courais à ma perte. Le péché m'avait envahi sans rémission. Et depuis, je ne pus m'empêcher de retourner sans cesse à la confession. Je m'y rendais toutes les semaines sans exception. Y allais-je dans l'espoir que ce vice, qui me rongeait de l'intérieur, me fuit ? Non, car tel n'était pas mon désir. D’aucuns semblaient penser que cette soudaine singularité avait un rapport avec la mort de ma mère, d'autres paraissaient dubitatifs quand à cet intérêt soudain pour les choses religieuses, et prenaient cela pour un caprice de jeune fille oisive se cherchant un passe-temps afin de combler ses  journées. Les uns comme les autres avaient grand tort. Ce que je venais chercher dans ce sanctuaire, ce n'était ni une réponse à mes prières, ni un quelconque réconfort, ni même une façon de remplir le temps qui m'était imparti. Je ne goûtais guère à ce genre de choses, trop abstraites pour être ressenties. Tout ceci n'était rien comparé à ce que j'y puisais. La froideur des colonnes de pierre, l'odeur émanant de l'encensoir encore brûlant des louanges des fidèles, mes doigts caressant l'eau du bénitier tout juste consacrée par le prêtre de la paroisse, toutes ces choses me procurait un plaisir à nul autre pareil. J'imaginais mille et une choses, et, sans que je ne m'en rende compte, la rêverie devînt mon quotidien. J'étais alors assez jeune, à peine seize ans, et déjà je ne pensais plus qu'aux joies de la plénitude. Rien n'avait plus d'importance que mon bonheur, et je me contentais donc de flâner, de rêver et de danser au milieu de toute cette suffisance religieuse. Comment diable pouvait-on ne vivre que de privations ? Toutes ces sœurs et profès n'avaient-ils aucun cœur qui leur dicta une conduite moins raisonnée ? Vivre sans exister, voilà ce qu'était leur lot. Moi, je ne voulais qu'exister. Vivre était beaucoup moins intéressant. Ma mère n'avait fait que vivre dans l'ombre de mon père, et il était hors de question que je suive son exemple. Alors, lorsqu'elle avait succombé à  cette douloureuse maladie qui la tenait paralysée depuis un an déjà, je m'étais jurée que jamais je ne me contenterai d'avoir vécu ce qu'elle avait vécu. Et le jour même de son enterrement, je m'évertuai à chercher une exaltation dans tout ce que je voyais, ce que j'entendais, ce que je goûtais, ce que je touchais. Mais jusqu'à ce précieux jour où je rentrai dans l'église de mon village pour la première fois depuis mon baptême, rien de ce que j'avais pu trouver ne s'était avéré concluant. L'église St-Ignace se trouvait être une église comme une autre. Nulle singularité ne venait embellir sa façade, nul symbole, nul vitrail n'avait quelque chose à révéler sur son histoire. Elle datait du douzième siècle, et le cimetière qui la jouxtait semblait encore plus vieux qu'elle. Voilà ce qu’il y avait à en dire. Jusqu'ici, je n'avais jamais été fasciné par les vieilles pierres, ni par les tombes poussiéreuses par dix fois septénaires. Et pourtant, ce lieu était devenu mon havre d'extase. Je ne me sentais plus de joie lorsque venait le jour de la messe. Moi qui jamais ne m’étais rendu à ce genre de litanie, j'éprouvais maintenant un plaisir infini à y assister. Je buvais les paroles de l'officiant, comme de l'eau en été, et je m'en imprégnais comme d'un baume. J'y allai seule, mon père n'étant pas particulièrement pratiquant, pour ne pas dire du tout, et c'est donc avec une sorte de mystère que tout s'agençait autour de moi. J'étais dépositaire d'un secret dont la puissance s'évaporait par tous les pores de ma peau. Une force intérieure me guidait, et m'indiquait le chemin de la béatitude. J'aimais le contact  de mon corps sur ces chaises en osier brun, qui malgré l'usure, me paraissait très confortables. M'y asseoir était une chose absolument délicieuse qui me laissait entrevoir des réalités qui jusqu'à ce jour m'étaient totalement inconnues. Lorsque le prêtre commandait à ses fidèles de se lever afin de louer Dieu et ses bontés, je prenais un malin plaisir à ne pas suivre le mouvement. Cette sensation d'immersion née de cette volonté de braver le joug hiératique venait s'ajouter à l'ivresse de mes sens. Il arriva plus d'une fois qu'une personne me rabroua, mais je n'en fît jamais cure. Le principal était mon contentement, tout le reste était dérisoire. La messe terminée, je ne partais pas tout de suite, profitant du pandémonium encore quelques instants. Divers tableaux tapissaient les murs, certains offrant à la vue d'agréables couleurs. C'était à eux que j'offrais mon attention sitôt l'église désemplie. Un tableau en particulier représentant la vierge Marie tout de bleu vêtu, un halo de lumière entourant son beau visage, m'intriguait. Il émanait d'elle une telle sérénité, une telle quiétude qu'elle vous hypnotisait par son seul regard. Je m'y plongeais aisément, espérant secrètement y déceler un apaisement à mes tourments. Ce qui ne manquait pas de se produire à chaque fois. Malheureusement, même l'éternel a une fin, et mes yeux finissaient par abandonner les siens. Je retrouvai alors cette tension exquise et lancinante, que j'appelais de toutes mes forces et que je rejetais tout à la fois. Le dimanche qui suivit l'anniversaire de mon cousin Eugène, je me rendis à l'église avec plus de vigueur encore qu'auparavant. En effet, mon cousin avait eu la brillante idée de naître un jour de l'an où dix-huit printemps plus tard, on le fêtait un dimanche ! Je n'avais donc pu assister à la messe, puisque l'on m'obligea à assister à cet événement annuel dont je me serais volontiers passé. Je couru donc sur le chemin du bonheur, le sourire aux lèvres, l'excitation en poupe. J'arrivai largement en avance et dus attendre une demi-heure avant que les premiers fidèles n'arrivent. Je fis le signe de croix, et m'installai comme à mon habitude (du moins, quand la place était libre) près de la grosse colonne de pierre, tout à droite de l'autel. La messe commença, et tandis que le prêtre déclamait son sermon, je remarquai un homme en blanc, collier au cou, assis près du confessionnal. Je ne l'avais jamais vu ici, et je n'osais le regarder directement dans les yeux. Mon esprit bouillonnait de curiosité, et je ne pus m'empêcher de regarder plus avant son visage. Il était jeune. Beau, cela allait sans dire. Il avait un regard doux, et des lèvres qui ne pouvaient être que le fruit d'un baiser. J'étais perdue dans mes contemplations, lorsque le bruit familier des corps se levant, se saluant, et quittant la nef me fit revenir à la raison. Avais-je vraiment passée toute une heure à l'admirer ? J'étais irrévocablement  attirée par cet homme, et je ne savais plus que penser.  Je désirais une personne qui n'était accessible à personne hormis à Dieu. Cela ne se pouvait supporter. J'étais une créature odieuse. Comment pouvais-je penser de telles choses à propos d'un homme d'église ? Avais-je perdue tout bon sens ? Mais après tout... il était homme avant d'être prêtre. C'était une considération qui valait qu'on s'y attarde. Et puis, je prenais beaucoup de plaisir dans ce lieu, et ce depuis un temps considérable. Étais-je mauvaise pour autant ? Ce n'était pas une question que j'étais censée me poser. Qui voudrait que sa vie ne soit rythmée que de supputations et de doutes ? Ressentir, voilà ce qu'était la vraie vie. Je décidai donc d'abandonner cet égarement fortuit et d'attendre ma prochaine confession. Peut-être aurais-je la chance de me faire pardonner mes péchés par celui-là même qui en était à peu de choses près l'instigateur. La semaine qui suivit fut un périple de toutes les heures. Je ne parvenais plus à dormir, et lorsque les songes venaient s'emparer de mon esprit, ce n'était que pour nourrir ce désir qui me tenaillait. Enfin, le moment tant attendu arriva et je partis, le souffle court, vers ma destinée. Le vieux prêtre m'accueillit, et m'informa qu'en ce jour, il ne tenait pas confesse. Son neveu, disait-il, venait de devenir membre du clergé et il souhaitait vivement travailler auprès de lui. Ils s'étaient donc partager les tâches, et c'était à présent à ce neveu venu d'ailleurs, d'absoudre les péchés des nombreux fidèles vivant cette bourgade. Autant dire que je ne me sentis plus de joie au son de cette nouvelle. Je m'avançai donc vers le confessionnal, appréhendant chaque seconde de « cette entrevue ». Les cloches eurent le temps de sonner quatre fois avant que je n'y entrai. A peine avais-je franchi le seuil de l'isoloir qu'une voix retentit, suave et envoûtante. Il était là. Celui qui me hantait jour et nuit, et qui me susurrait des rêves pour la plupart inavouables. Je voulus répondre, mais les doux accents de son bel organe avait effacé de mon esprit les quelques mots qu'il avait prononcés. Il répéta, je crois, et je lui répondis aussitôt par un « bonjour mon père » des plus chaleureux. Je m'efforçais de rester attentive à la moindre de ses paroles, mais je repris vite le cours de mes pensées. Je ne tenais plus en place, mes jambes étaient engourdies et mes bras ne savaient où se poser. J'étais en proie à un incommensurable chavirement qui me laissait pantoise, au grand dam de mon confesseur. En effet, je ne répondais plus à rien, et pour cause, je ne répondais plus de moi. Un mot me parvint cependant, rappelant mon esprit à la réalité sans toutefois me ramener tout à fait. Je répondis, d'une voix vacillante, que je me sentais bien mais que j'avais un péché à avouer qui m'ébranlait particulièrement. « Mon père, lui disais-je alors, je crois que je suis victime de mes sens. » Ce faisant, je le regardai, cherchant dans son regard un exutoire à mes tribulations. Malheureusement, la grille qui nous séparait me cachait la majeure partie de son visage. Mais je commençai à m'apercevoir qu'il suffisait que je rattache toutes ces petites lumières obstruées par autant d'ombres pour me recomposer sa figure entière. Et ce que j'en vis me laissa sans voix, une fois de plus. Un ange de miséricorde. Sa peau marmoréenne contrastait avec la pénombre alentour, ses cheveux flavescents dessinaient un halo doré autour de ses traits, me rappelant la Vierge Marie du tableau. Ses yeux smaragdins jetaient des feux en moi et je ne pus me contenir plus longtemps.  Une vague de frissons me parcourut l'échine, entraînant dans sa chute une incroyable volupté, décimant le peu de raison qui me restait. Je n'entendais plus rien, j'étais devenue sourde à tout élément extérieur. Seul le son intérieur d'un contentement sans nom venait résonner à mes oreilles, tels des ahans venus de nul part. Je sentais l'effluve de mon propre plaisir, et m'abandonnait toute entière aux obscurs vertiges du septième ciel.  J'avais atteint le summum de l'extase mystique, et ne voulait plus en descendre. Pourtant, on me força à quitter ce lieu de délices. Je me retrouvai dans la nef centrale sans que j’eusse le temps de m'en rendre compte. Et là, tel un fleuve déchaîné, sermons et capucinades commencèrent à me tomber dessus sans que je parvienne à en comprendre la teneur. Mon esprit était ailleurs, et avait grand peine à revenir sur terre. Après quelques minutes qui me semblèrent une éternité, je mis fin au déluge. Je perdis conscience, et c'est cela qui acheva cette flagellation hérétique. Lorsqu'enfin, je repris mes esprits, je tombai nez à nez avec mon confesseur. Penché sur moi, il me regardait avec intensité. Il semblait plus vieux que dans mon souvenir. Je ne compris pas tout de suite ce que je faisais là. J'étais allongée sur le sol, dans l'une des chapelles absidiales que je connaissais bien pour y être entrée à plusieurs reprises. Ce qui me paraissait fort étrange était sa forme. Je m'en souvenais comme d'une chapelle carrée, et non rectangulaire. Avais-je perdu la tête en même temps que mes esprits ? Soudain un murmure se fit entendre à mon oreille. C'était lui. Le neveu du Père Pierret. « Vous sentez-vous mieux madame ? » Pourquoi m'appelait-il madame ? Je n'avais que seize ans. « Vous avez perdue connaissance, et nous avons cru bon de vous amener ici avant que l'on ne vous voit. Votre fille m'a parlé de...vos absences. Et aussi du fait que vous ne vouliez pas que ça se sache. Ce pourquoi, nous vous avons transporté ici. » Je me levai brusquement, et me dirigeai vers la nef. Tout était irréel. Rien ne correspondait à mon souvenir. Etais-je en train de rêver ? Je sortis de l'église aussi vite que mes jambes pouvaient me porter et respirai un grand coup l'air frais. Je me sentais différente. J'étais désorientée. Un bruit sourd se fit entendre derrière moi. La porte de l'église venait de s'ouvrir, laissant apparaître une magnifique jeune fille. Elle s'avança vers moi, et avec un naturel déconcertant, me prit dans ses bras. « C'est fini maman. Je te ramène à la maison. » Maman ? A la maison ? Que pouvait signifier tout cela ? Cette fois, c'en était trop. Plus que jamais j'éprouvais le besoin de ressentir encore ce flot d'émotions qui m'avait rendu si vivante. Mon sang bouillonnait d'une impatience sans bornes. Quelle était cette mascarade ? Où était passé ce plaisir impétueux qui avait su me transporter jusqu'aux confins de l'univers ? Je ne savais plus rien, je n'entendais plus rien. Jusqu'à ce que les réminiscences d'une vie passée ressurgissent au fond de moi. Un mari, une fille, une maison, ennui, sentiment d'exclusion, futilité, sentiment de vide...néant. Était-ce cela ma vie ? Se résumait-elle à cette inconsistance de tous les instants ? Je ne pouvais le croire. Je ne voulais pas le croire. Le soleil offrait ses derniers rayons, ultime cadeau. Je les regardai disparaître peu à peu sous un ciel teinté de noir. Je m'abandonnai dans un mutisme irréversible. Le glas sonna, tintement exaltant, plus proche de la vie que de la mort. J'étais cloîtré dans un monde sans sommeil. Dans un monde où la réalité n'appartenait plus qu'à moi. Dans un monde où chacune de mes actions était fantasmée. Le paradis sur terre.         

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