D'où vient-il ?

Chez certaines personnes, il est fin.
Chez d’autres, il est large, gros, et parfois rouge.
Il ne peut être le même que pour certaines personnes d’une même famille. C’est la loi de la génétique.
Chez moi, il est petit, fin, et tordu. Maman dit qu’il est très bien. Moi, je le trouve surtout très moche. Maman me dit que s’il a des défauts, on ne les voit pas. Je pense qu’on ne voit que ça. Nous ne sommes jamais d’accord. Sur ce sujet-là, j’entends.
Je me regarde dans la glace en fronçant les sourcils. Je réfléchis. C’est le même manège tous les matins et tous les soirs. Je vais bientôt devoir m’habiller pour aller au collège mais pas maintenant. Maintenant, je pense, je réfléchis, j’observe.
Je pense, réfléchis et observe tous les jours. Mes conclusions ne changent jamais, pourtant je recommence tout le temps. L’espoir de conclure différemment un jour, que voulez-vous !
J’ai les yeux verts de Papa. Quand j’étais petite, j’avais les yeux bleus. Sauf que dans la famille, personne n’a les yeux bleus. Etrange.
J’ai un visage ovale, comme Maman. Comme des centaines d’autres personnes. En plus, c’est un ovale déformé. Ma mamie du côté de Maman me dit que je n’ai pas un visage bizarre. Mon œil ! Ce n’est pas elle qui sort avec. Elle se contente de le voir sur sa petite-fille.
J’ai la bouche charnue de la mère à mon père. C’est lui qui le dit. Moi, j’en serais bien incapable : je ne l’ai jamais connue. Mes lèvres sont naturellement rouges, comme celles de ma mère. Chez elle, c’est joli. Sur mon visage déjà mal fait, c’est moche.
J’ai des tâches de rousseur. Maman dit que c’est son héritage à elle car son père était irlandais. Maman n’en a pas, elle. Des tâches de rousseur, je veux dire.
Généralement, quand on a des points rouges, autrement dit, des tâches de rousseur, on a le teint blanc. Un beau teint blanc. Vous savez, celui de Blanche-Neige ? Eh ! Bien ! Je suis l’exception. Je suis bizarre, étrange. J’ai la peau rouge. Eté, printemps, hiver ou automne, ma peau a toujours la même couleur rouge vif. Pour être franche, on dirait que j’ai un coup de soleil particulièrement violent toute l’année. Le seul avantage, c’est qu’on ne voit pas quand je rougis. Forcément, le rouge est ma couleur de peau. Certains sont blancs, d’autres noirs, je crois même qu’il y en a qui sont jaunes, mais moi, je suis Rouge. Inutile de préciser que je suis la seule de la famille. Les autres ont des teints normaux. Mon Grand-père du côté de Maman dit toujours que je suis « cute ».
Pour continuer dans le malheur, j’ai la silhouette grande et maigrichonne du Papa de Papa. A cause de ça, il m’appelle sa « fille ». Mes genoux sont noueux et bien que je ne me prive pas de manger, je n’ai presque que la peau rouge sur les os.
J’ai des pieds grands comme des skis. Ceux-là, par contre, je ne sais pas d’où ils sortent. Personne ne parle de mes pieds, dans la famille. Ne croyez pas que je suis une folle qui vénère ses pieds. Mais on me dit de qui je tiens ma silhouette, mes tâches de rousseur, mes yeux, ma bouche, mon visage. Mes pieds sont laissés de côté. Ce que je vais écrire risque de surprendre quelques gens mais tant pis : A la grande surprise de tous, j’ai des pieds. Ils font partie de moi. Est-ce que quelqu’un, dans la famille, aurait l’amabilité de me dire qui m’a refilé ses sacrés skis ? Voilà, l’annonce est postée. J’attends la réponse.
Mes cheveux viennent d’Irlande, eux-aussi. De la mère à mon Grand-père irlandais, pour être exacte. En fait, ce ne sont pas des cheveux mais une énorme masse rousse frisée.
Je fais partie de ces gens que la vie, au moment de leur naissance ou de leur conception, n’avait pas dans ses petits papiers.
Mais le plus bizarre, en ce qui me concerne, c’est mon nez !
Comme je l’ai décrit, il est petit, fin et tordu. Mon Grand-père irlandais le trouve « Charming ». N’importe quoi ! Papa, lui, a un « Charming nose ». Le mien, on dirait que, dans le ventre à Maman, j’avais un jumeau qui s’en est servi de punching-ball. Même bébé, j’étais physiquement bizarre : mon nez était tout esquinté ! Je vous l’ai dit : avant même que je naisse, la vie ne m’aimait pas ! Si elle m’avait aimé, j’aurais eu un joli petit nez retroussé, des cheveux longs, fins et noirs ! Je n’aurais pas ces tâches de rousseur qui me donnent l’air d’avoir la varicelle. Ma peau aurait un teint normal. Si la vie m’aimait, je serai jolie.
Je jette un coup d’œil à mon réveil : 7 heures 45. Mon père crie pour que je descende, il est temps d’aller subir moqueries et brimades. Je ravale un juron, comme dit la Maman de Maman, et je regarde une dernière fois mon nez.
D’où est-ce qu’il sort, celui-là ?

FIN