Double ignorance

gouttelettres

En lisant, portez une attention particulière à la relation entre la « jeune femme » et le narrateur, peut-être y trouverez-vous de quoi qui cloche... ou y resterez-vous plutôt ignorant?

Désordre. Angoisse. Culpabilité du souvenir. Nécessité incessante d'oublier. Impossibilité de s'abstenir...

Cet instinct primitif est la cause de ma souffrance, celle qui m'oblige à garder l'entièreté de mon existence cachée parmi les ombres de la pensée de cette jeune femme que j'ai l'honneur de côtoyer régulièrement. Elle n'est pas consciente de ma présence. Pourtant, j'ai toujours été proche d'elle, quand cela était nécessaire. Obsession ou anxiété ? N'est-ce explicable que par mon devoir inné envers elle ?

Bien qu'elle ne me connaisse peut-être pas, moi, au contraire, je connais tout d'elle. De ses croustilles préférées, à ses amitiés, à ses conversations les plus intimes... Rien ne m'échappe. Dès notre première rencontre, tout mon esprit s'est dévoué à un seul et unique objectif : l'écarter de tout être menaçant, même si cet être devient elle-même.

Je m'explique : ce qu'elle ne sait pas, je le sais. Son passé, sa vie antérieure, cette partie de sa personne dont elle s'est débarrassée. J'y étais. À tout moment. C'est justement ce qui m'a permis de faire sa connaissance. Maintenant, elle devient brisée, impuissante, sans contrôle de soi, comme si elle avait perdu le sens d'elle-même. Son manque de sens d'individualisme est devenu un problème aggravant. C'est pourquoi je me sens dans l'obligation morale de l'accompagner, à distance convenable, pour la protéger des malfaiteurs.

Car, malgré le passé qui est resté enfoui dans les ténèbres de sa psyché se cache une personne, une ombre, grotesque et horrifiante. Une ombre l'ayant souvent visitée, mais des visites jamais appréciées de ma part. J'y étais comme témoin, bien entendu, et j'en ai conclu que cette ombre, si on peut la qualifier ainsi, m'a moralement imposé le devoir perpétuel de la garder loin de sa vie, à elle : celle qui ignore toujours mon existence, comme si je n'étais qu'un grain de sel dans son passé. Mais cette ignorance n'a pas toujours été partagée : ma première connaissance d'elle m'a allumé intérieurement comme si je naissais pour la première fois. Parfois, je me sens si proche d'elle que j'ai l'impression de vivre sa vie pour elle.

J'en ai développé une manie : je ne peux cesser de l'observer. Ceci est le devoir moral humain qui empêche mon esprit de s'évader dans le néant de l'impuissance et de l'inutilité. C'est la beauté enivrante de cette femme naïve qui justifie mon existence. Mais c'est aussi elle qui, sans le savoir, semble repousser les efforts que je fais à éliminer les poisons de sa vie.

Vous voyez, je ressens parfois des... impulsions qui m'obligent à m'insérer brièvement dans le milieu, dans la vie sociale de cette jeune femme, surtout lorsqu'elle se rapproche un peu trop d'un intrus. Tout se fait sans qu'elle me voie, pour qu'elle ne soupçonne pas qu'un homme à la voix rauque la surveille. Alors, j'ai développé une stratégie infaillible face à cette condition : dès que la situation le permet, j'écarte le nouvel imposteur, je m'insinue subtilement dans sa présence jusqu'à l'anéantir. La jeune femme oublie alors entièrement l'indésiré, jusqu'à son existence même. De toute façon, ces types de gens ne méritent pas d'exister dans les souvenirs d'une si jeune femme.

Revenons à elle. Dans sa jeunesse, il ne lui était pas difficile d'écarter ses pensées des malfaiteurs, puisqu'elle et ses camarades demeuraient en surveillance dans un logement adapté.

Plus récemment, une de ses camarades, particulièrement bouillonnante d'énergie, semble aspirer à la convaincre à sortir de son confort. J'arrive à peine à croire qu'elle oserait désirer la chasser de ce confort que je lui assure, moi, le seul humain qui connaît réellement ses besoins. Mais la jeune privée de son confort personnel ne s'oppose pas aux illusions d'extase si doucement promises par sa copine. N'importe quelle autre fille adolescente s'y opposerait à condition qu'elle ait encore une bonne tête sur les épaules. Alors pourquoi lui fait-elle tant confiance ? Est-elle si naïve au point de tomber dans le piège de croire aux tromperies de notre monde imparfait ?

Son innocence m'oblige à reprendre les rênes de son destin une fois de plus… Voyez comment j'y parviens.

***

Chacun de mes stratagèmes se voit noté dans mon journal. J'ai pris l'habitude de griffonner mes pensées dès que je remarque la jeune, soit celle que je double de loin, faire la même chose. Mon dévouement envers elle m'oblige à faire tout en ma capacité pour la comprendre, même si amocher ma main en écrivant dans un journal fait partie du processus. Notez que je ne le qualifie jamais de « journal intime », car personne n'est réellement intime face à ses propres pensées.

Qu'on le veuille ou non, nous ne servons que de pion au règne de notre psyché, celle-ci choisissant autant l'amplitude de nos mouvements que le dévoilement de nos propres secrets. Qui peut franchement se faire confiance, et encore moins à quelqu'un d'autre, si nos pensées transcrites nous échappent parfois et voyagent vers des témoins innocents ?

Il serait insensé de me déclarer coupable pour avoir par moments jeté un coup d'œil vers elle, surtout si elle laisse son journal ouvert à plein ciel. Qui ne serait pas curieux face à un style d'écriture terriblement incohérent ? Une page ressemble à des ballons dégonflés, l'autre à des troncs d'arbre déracinés… C'est presque honteux d'exposer cette étrange écriture aux yeux de tous.

Le problème dans tout cela, c'est le relâchement de l'impérieux besoin de la jeune femme de protéger sa vie privée, relâchement provoqué par la nature téméraire et évidemment idiote de sa copine. Cette dernière agit comme une reine à l'entraîner hors de son lieu d'écriture. Moi, au contraire, je me sens comme un connard impuissant qui ne peut se présenter devant elle de peur qu'elle ne me rejette à chaque fois qu'elle rencontre les nouveaux « amis » de sa copine.

Ces nouveaux témoins ne savent pas le malaise qu'ils créent chez la jeune tirée hors de son lieu d'écriture. Je ne peux qu'observer et penser que ce que la petite reine, la copine de l'autre, ne voit pas, je le remarque sur-le-champ. Chaque frôlement d'épaule entre la jeune femme et son nouvel entourage lui pétrifie le corps jusqu'à lui rétrécir les pupilles. Et la quasi-reine se demande pourquoi son amie ne se souvient jamais des moments passés en groupe ! Si seulement elle remarquait l'enthousiasme, la vie, s'échapper des yeux de sa pauvre amie lorsqu'ils sont entourés de ces jeunes hommes méfiants, alors peut-être se rendrait-elle compte de son inconfort…

C'est tellement outrageant que la loi ne me permette pas d'être constamment en sa présence : tant de problèmes pourraient être évités.

Si l'impulsivité de la copine-reine n'était pas une explication suffisante pour le serrement de mes poings, c'est son nouveau conseil, qui a été proposé récemment alors que les deux s'entouraient de ces gens insensés, qui me débalance toujours l'esprit :

« J'entends souvent des histoires de gens qui visitent des spécialistes en santé mentale juste pour essayer… Ça te tente ? Peut-être découvriras-tu ce qui te trotte dans la tête quand tu nous quittes pour la lune ! »

Pourtant, c'est tellement évident ce qui la fait agir comme une poupée figée dans le temps ! Qui lui a fait croire à de telles idioties ? C'est une perte de temps absolue de visiter un spécialiste qui, forcément, ne ferait que lui voler la part de son héritage mental profitable. Alors pourquoi ce hochement de sa tête clairement incertain ? Et pourquoi sentis-je le besoin d'armer mon poignet d'une lame ?

Le temps fila rapidement après cette confrontation entre les deux amies. Mon poignet fut soulagé de retrouver l'empreinte reconnue d'un morceau de métal pointu. La jeune fille incertaine, prise d'une crise d'anxiété après la proposition de sa copine, s'était évadée à la hâte en direction de son journal dans son logis peu après son accord impulsif, laissant un chemin de gouttelettes rouges derrière elle. Elle ne s'y était pas encore rendue alors que des battements de cœur incontrôlables se firent entendre de son corps. Je ressentis certains coups d'œil troublés me perturber l'esprit, comme si elle me demandait mon aide, bien que ce soit quasi impossible. Elle et moi savions l'urgence de la situation : sa copine l'avait suivie, totalement ignorante de son besoin d'être en lieu sécuritaire et, surtout, seule.

Malheur, pensai-je, cette piste sanglante se fera sans doute remarquer par l'autre qu'elle était censée quitter pour soulager ses pensées affolées… Qu'elle s'échappe avant qu'elle se fasse traîner vers le médecin mental ! Tout pour lui prévenir de parler de son passé !

Le son du cliquettement lointain des talons familiers de l'amie ignorante était suffisant pour couper le souffle. Et ses pas se rapprochèrent. Les mains rougeâtres et tremblantes de la fille pressée pour écrire atteignirent le journal afin de soulager son anxiété sociale après cette confrontation, comme elle le faisait si souvent. Des lettres griffonnées apparurent sur le papier. J'écrivis ; elle écrivit. Moi, de mon stratagème pour l'empêcher de visiter le médecin en santé mentale qui révoquerait son passé inutile ; elle, de ses sentiments confus envers la proposition de sa copine. Nous deux entendirent le sifflement de la porte qui s'entrouvrit. L'écrivaine, les épaules tendues de surprise, dut cacher ses pensées transcrites et je dus me réfugier des regards critiques des deux filles à la hâte.

En cachette, j'entendis la voix connue ressortir du cadre de la porte, d'un ton toujours énergétique, mais appréhensif cette fois :

« Je me doutais que tu serais à ton bureau avec ce carnet. Je venais d'appeler un thérapeute fortement recommandé par un de mes amis tout juste après que tu m'aies quitté, et il est disponible aujourd'hui. Tu viens faire un tour avec moi ?

— Tout de suite ? Je ne sais pas… Si tu veux… »

Les joues de la copine entrée par infraction se contorsionnèrent comme pour indiquer un sourire victorieux… ou vicieux.

La réussite de cette intruse à convaincre la jeune anxieuse d'embarquer dans des aventures spontanées affirma une fois de plus mon insignifiance dans sa vie. La faible enlevée de son lieu d'écriture paisible n'a même pas tenté de rester dans son bureau parfaitement confortable, se laissant plutôt guidée par sa copine. Elle n'a jamais tant ressemblé à un chien manipulé par les paroles de sa maîtresse. Il était pénible de voir cette marionnette se laisser entraîner vers un monde inutilement dangereux sans que je ne pusse rien faire. Elle devenait un cas sans espoir sur lequel je devais, par mon devoir moral, reprendre contrôle.

Alors je complotai des solutions pendant que les deux complices piétinaient sur le béton suant. Mes pensées s'activèrent pendant que j'observai leurs mouvements.

Quelle tactique réussirait à la convaincre de retourner à ses habitudes normales, sans qu'un étranger lui vole ses pensées ?

Les pas ralentirent, freinés par la rencontre d'autres piétons.

Que font les héros dans les films pour sortir un allié d'une situation menaçante ?

Les pas cessèrent.

Un appel imprévu ou un trébuchement sur une roche inaperçue sous ses pieds ? Un tour à l'hôpital éviterait peut-être la visite du psychologue.

La jeune femme perdit pied pendant que l'autre qui lui balançait des signes de la main devant les yeux.

Ciel, elle semble particulièrement désorientée aujourd'hui. Sa copine va lui planter un coup de poing au visage si elle ne s'allume pas un peu… Quelle douleur !

Les mains vibrantes et les lèvres bourdonnantes, la jeune femme tombée agrippa les côtés de sa tête, la secouant comme pour chasser les mauvais esprits. Je crus l'entendre marmonner un faible « pourquoi » sans percevoir le mouvement de ses lèvres, sa tête transpirante des vire volètements.

Si elle reste couchée au sol, elle commencera à ressembler au prochain dîner des félins des voisins. Ce dut être là son intention, car sa tête se tourna violemment en direction des félins. Voilà une meilleure raison pour visiter un spécialiste en santé mentale plutôt que de discuter d'un passé introuvable.

Après ce bouleversement momentané, la jeune femme reprit ses sens, mais son air apparut modifié. Ses yeux allaient dans tous les sens ; ses lèvres toujours écartées tentèrent de former des mots incompréhensibles ; ses pieds frôlaient à peine le sol, chavirant à chaque pas. À sa vue, le sentiment amer que j'avais envers elle disparut, emporté par une vague d'empathie confuse. Mes idées de complots sombres commencèrent à se disperser : j'oubliai temporairement mon inutilité, captivé par les mouvements attristés de la jeune femme.

Inconsciemment, je commençai à imiter ses gestes. Chaque pas sous ses pieds répondait au mien. Mes doigts se contorsionnèrent par leur propre initiative, répliquant les gestes d'exaspération de la fille troublée qui m'imposait cette empathie. Mon cou pris une lourdeur imposante, s'inclinant en réponse à l'épuisement émis de la jeune. Mes yeux se fermèrent paisiblement, ignorant les cris que fit la copine de la jeune face à ses réactions trop lentes à son goût.

Il ne me prit qu'un infime moment pour reprendre mes esprits après cette imitation inconsciente. Je me sentis soudainement anormal. Mon corps ne fonctionnait plus comme avant. Le poids soutenu de mes pieds fut écrasant, comme si je ne les avais jamais utilisés. Voulant vérifier la présence de mon visage, une main fouetta subitement ma joue, me renversant complètement. Mes pupilles rapetissèrent de honte alors qu'une chaîne de paroles agacées s'infiltra dans mes oreilles.

Le souffle coupé, je scrutai désespérément mon entourage, mais ne vis nulle part la jeune. L'avais-je perdu de vue ? Plus important encore : s'est-elle fait traînasser chez le spécialiste sans que j'en aie conscience ?

Ces pensées m'affolèrent suffisamment pour que cette main impatiente secoue devant mes yeux. Une main ? Cette dernière fut suivie d'un visage que je ne pris aucun temps à reconnaître : la copine me regarda dans les yeux d'un air irrité. C'est impossible. Personne ne m'a jamais reconnu. Mais… le nom qu'elle cria n'était pas le mien. Et je compris. Un sourire se forma sur mes lèvres… ou devrai-je dire sur les lèvres de la jeune ?

C'est parfait.

Cette tournure imprévue servira de stratagème magistral contre l'intention de la copine d'amener son amie positionnée tout droit devant elle chez un psychologue. De toute façon, quelle utilité cela offrirait-il de verser ses pensées à un professionnel sans vrai but ? Alors que j'ai l'opportunité de régner sur le corps de son amie, celle que je connais si bien, je ne raterai pas l'occasion d'anéantir cette idée insensée. Alors, soit je m'enfuis, ce qui serait inutile puisque la jeune femme positionnée à deux doigts de mon visage connait tous les lieux de fréquentation habituels du corps que j'habite à l'instant, soit j'utilise mon habileté de persuasion. Cette seconde option devrait satisfaire les besoins de la situation.

Ne sachant pas la durée de mon temps cohabité dans ce corps, je me mis à l'action immédiatement. Mes pieds retrouvèrent le sol en un saut stable. Mon sourire se dissipa, envahi par un air intensif. Ma stratégie infaillible pour repousser les intrus était en marche.

D'abord, mes yeux remplis de sévérité fixèrent ceux de la personne indésirée. Ensuite, ma posture corporelle s'ajusta de façon à dépasser la puissance de l'autre dans la confrontation. Puis, la partie de ma stratégie la plus efficace : quelques paroles ressemblant parfois à des menaces furent échangées, dirigées envers les intentions de la personne devant moi. Ses épaules se courbèrent et son menton rentra légèrement dans son cou, m'indiquant qu'elle commençait à retirer son désir de visiter un spécialiste pour enfin m'écouter.

C'était ensorcelant d'évader mon esprit dans le corps de celle à qui j'avais toujours désiré me dévoiler. Mais mon pouvoir ne fut que temporaire. Et je le sentais s'évaporer à grands pas, suivi de paroles ressemblant à la voix de la jeune au passé misérable... mais dont le corps respectif était présentement occupé. Je profitai de mes derniers instants de règne pour fuir en direction de la demeure de ce corps emprunté.

Ceci était sûrement la seule occasion dont j'aurais pu profiter pour faire valoir ses droits.

***

Je fus alors de retour à moi-même, l'homme impuissant, ayant dû céder le corps que j'avais emprunté à sa personne respective. Je m'apprêtais à défiler mes pensées sous forme d'encre sur le papier de mon journal, mais l'avais trouvé absent des tiroirs où je le gardais normalement ; ce fut elle qui en prit possession avant moi, y écrivant sa journée comme elle le faisait si souvent. Les lettres sur le papier de mon, ou, plutôt, de notre journal formèrent une phrase unique :

« Qui êtes-vous ? »

À vrai dire, à qui écrire si n'est-ce qu'à soi-même ?

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