Dragon Ronchon
Alizée Villemin
Plic. Ploc. Plic. Ploc…
Encore ces satanées stalactites. Y’a rien qui énerve un dragon autant qu’une stalactite en formation. C’est vrai quoi, ça dure des millénaires à se fabriquer et ça sert à rien. Mais alors, absolument à rien ! Y’a bien les Humains qui s’extasient, « ohhhhh regarde celle-là, elle ressemble à un… à une... hum hum », mais même eux se lassent au bout de quelques minutes. Imbéciles. Et nous, pauvres dragons, on supporte le bruit des gouttes qui tombent pendant des siècles. Certaines nuits, on peut même imaginer le cheminement de la goutte d’eau qui entre dans la grotte par infiltration, ruisselle le long de la concrétion calcaire, ajoutant sa touche personnelle à un édifice millénaire, et qui termine sa chute loin, loin en bas... En général, au matin de ces nuits là, on a une migraine d’enfer. Les stalactites, ça fiche la migraine, c’est moi qui vous l’dit. Foi de Dragon Ronchon.
Tiens, d’ailleurs, c’est pareil pour les Nains. Evidemment, un Nain, ça n’est pas millénaire. Mais c’est bruyant ! Vous n’avez pas idée. Ils passent leur temps à piocher. Je pioche, donc je suis, ça doit être ça l’adage des Nains. Du coup, de l’aurore au crépuscule, on peut entendre résonner les coups et leurs chansons naines. Ah oui, les chansons Naines. Ils en raffolent. Pas nous. Vous avez déjà entendu chanter un Nain ? Je ne parle pas des Nains champêtres, ceux qui poussent une brouette pleine de fleurs à côté d’un puit en pneu et d’une biche en céramique. Ceux là se tiennent à carreau, ils n’ont pas envie qu’on leur rajoute Blanche-Neige comme garde-fou. Non non, moi je parle des vrais Nains, ceux qui se croient à l’abri dans les montagnes. Ils se comportent comme l’Humain moyen qui croit être seul : ils chantent à tue-tête le dernier tube ringard, aussi fort que faux. Seulement les Humains ont vite compris qu’on ne pouvait pas chanter partout : une petite chanson fredonnée innocemment dans les bois et une flèche vous transperce le couvre-chef illico. Un petit refrain dans la montagne et on a vite fait de se retrouver sous un rocher. Alors du coup ils chantent chez eux et ils ne font de mal à personne (encore que les souris se soient syndiquées, il paraît). Mais les Nains ! Non seulement chez eux, c’est presque chez nous, étant donné que nos grottes sont souvent reliées à leurs souterrains (la géologie nous accable), mais en plus, le son rebondit le long des boyaux ! Déjà cauchemardesque au départ, après des dizaines de lieues de rebonds sur la roche une chanson naine devient une arme de destruction massive.
C’est solide un dragon, mais ça a la santé mentale fragile. Il parait que le vieux Dragon Kepon, qui habitait près d’une grande cité naine, s’est soudainement mis à parler aux fleurs. Evidemment ça pose problème, puisqu’un dragon, avec les griffes livrées en accessoire, n’a pas la précision nécessaire à la cueillette des fleurs. Du coup, il passe sa vie allongé dans l’herbe. Les Humains lui lancent des cacahuètes. C’est plutôt vexant. Et puis les Elfes sont assez contrariés, c’est leur truc la flore et ils n’aiment pas qu’on piétine leurs plates-bandes. On a bien essayé de lui parler, au vieux, on lui a même ramené ses armures-souvenirs, pour lui remémorer ses exploits passés. Rien à faire. Y’a pas à dire, une chanson naine, ça attaque.
Tiens, autre chose encore qui m’énerve. Les alchimistes. Faut toujours qu’ils rajoutent un morceau de dragon dans leur recette. Mais on y tient, nous, à nos écailles ! Après cinq cent ans passés dedans, on devient sentimental, croyez-moi ! Pensez-vous que ça les arrête ? Que nenni ! Encore, les cuistots et les apprentis sorciers ne sont pas trop dérangeants. On en rôtit un ou deux et ils se mettent subitement à cuisiner de la biche et du lapin, ou à aller chercher un rayon de lune à la place. C’est moins douloureux. Mais un alchimiste, c’est têtu et quand il s’agit de potions de grande valeur, ils s’acharnent. Plus d’un dragon s’est réveillé un matin avec une dent en moins et des écailles inscrites aux abonnés absents. Ils ont de la chance qu’on ait le sommeil lourd, c’est moi qui vous l’dit !
D’ailleurs, je planche sur un nouveau système d’alarme, qui nous permettrait de nous réveiller juste à temps pour griller les maraudeurs. Un avertisseur plutôt résistant et suffisamment simple pour que tous les dragons puissent s’en servir… Même Dragonne Mignonne, qui n’a pas inventé le fil à couper le beurre, si vous voyez ce que je veux dire… J’ai bien observé les gobelins (tiens, encore un truc qui m’énerve ça, mais on en reparlera un autre jour), et je crois que j’ai compris comment ils bidouillent leurs machins. Le souci, c’est qu’il me faudrait du cuivre, et moi, côté métal, chuis plutôt équipé or et argent. Va falloir que je lance un raid sur une ville de pauvres. Ou que j’aille sous un pont.
Ah, un pont. Vous avez pas compris pourquoi je pensais aller chercher du cuivre sous un pont, pas vrai ? Allez, rappelez-vous. Vous avez jamais croisé d’imbécile qui balance une pièce dans la flotte, pour faire un vœu ou pour payer son passage aux trolls ? Ah oui, d’ailleurs, tant qu’on y est, cette histoire de trolls, là, qui crèchent sous un pont et bouffent tous ceux qui passent, eh ben c’est une belle arnaque. Vous savez où ils sont, les trolls ? Au pub, comme tout le monde ! Et quand ils ont plus de monnaie pour payer leur Guiness, ils viennent ratisser les fonds de rivières ! Ahhh, ils ont la belle vie, ça c’est sûr ! J’aurais dû faire troll, moi ! Dragon, c’est pénible.
C’est vrai, quoi, regardez. On a des ailes magnifiques, avec une envergure de fous, capable de cacher le soleil, et on vit dans des grottes. Sérieusement. Des grottes. Minables, en plus, sans parler du chant des Nains (on va pas revenir là-dessus, ça va m’agacer, et c’est pas bon pour ma tension). Vous voyez pas où est le problème ? Ah bon ? Vous imaginez, si ça nous gratte sous l’aile gauche, déployer tout le fatras de membranes cartilagineuses DANS UNE GROTTE ? C’est un peu comme ouvrir un parapluie dans un placard, là. D’abord, on a l’air con, et ensuite on se crève un œil. Pis je vous raconte pas comment on galère pour tout remballer. Alors du coup, on doit sortir pour se gratter. Là, vous commencez à comprendre. S’étirer le matin ? Dehors. Les exercices d’assouplissement ? Dehors. Se gratter, se tourner, regarder si on a pas les griffes trop longues… DEHORS ! TOUT doit avoir lieu dehors. Même la chose, là, dont j’ai passé l’âge. Ca a quand même quelques côtés ennuyeux, pas vrai ?
Vous allez me dire, oui mais, au moins, vous êtes riches. Ben oui mais l’or, l’argent, les diamants, et tout le tintouin, on les utilise pas, on dort dessus ! Mais quels cons ! Dormir sur des diamants ! On se ferait moins mal sur des planches à clous ! Bon, au moins, l’or, c’est mou, et en piécettes ça épouse pas mal les formes. Mais bon, faut quand même le piétiner un sacré bout de temps, notre trésor, avant qu’il devienne un tantinet confortable. Non, confortable, je vais trop loin. Tolérable.
Donc, je résume. On vit dans des grottes humides pourries, avec des voisins qui nous rendent fou, on se casse une aile à chaque fois qu’on se retourne et on dort sur ce qu’il y a de pire au monde. Y’a pas à dire, ça envoie du rêve… Enfin au moins le vieil adage « l’argent ne fait pas le bonheur » que votre mémé vous ressort chaque mercredi, vous comprenez d’où il vient, maintenant. C’est parce que votre mémé, en fait, sous son fichu à fleurs, ben c’est une sacrée spécialiste en dragons.
Eh, ça vous la coupe, hein ?
Bon. Demain, on parlera des chevaliers et des princesses. Vous allez voir, ça va vous plaire. Mais demain. Parce que là, j’ai un trésor à tasser.
Dragon Ronchon, 8ème du nom.