Drone de rêve

isafr

Une jeune femme s'achète un drone et connaît une drôle d'aventure.

Vendredi 6 janvier 2017, 7 heures

«  L'espace aérien français est ouvert aux drones, depuis 6 heures ce matin. » C'est sur ces paroles que je me réveille. Je me frotte les yeux et me lève d'un bond, ça y est, je peux enfin acheter mon drone !!

Voir l'arrondi de la terre, j'en rêve depuis des années, et là, à l'instant ça va devenir possible. Je vais pouvoir voler enfin, grâce à mon drone, extension de moi-même. J'aurai des ailes pour aller dans le ciel.

Je rêve depuis toute petite de voir l'arrondi de la terre. Voir comme un oiseau à quoi ressemble cette terre que j'habite. Me rendre compte à quel point les êtres que porte cette planète sont les petites parties d'un même grand tout, solidaires, attachés ensemble. Comprendre que je vis dans un monde fini, presque clos. Porter un regard différent sur la vie qui m'anime, sur mon environnement : le ciel bleu ou gris qui forme un arc infini autour de moi, la douce rondeur des paysages qui s'écrasent sur l‘horizon, un horizon arrondi, féminin, et non pas droit comme on le voit depuis sa hauteur d'homme, d'humain.

Passer du rêve à l'action crée toujours chez moi un sursaut d'excitation. Depuis que j'ai lu sur internet que l'on pouvait trouver des drones pour moins de 1000€, j'ai décidé d'en acheter un et je suis là devant mon ordinateur, prête à dégainer ma carte bleue, à parcourir les offres du site « superdrone ». Après avoir rempli quelques critères : taille, usage, prix maximum, optique, autonomie…, j'ai le choix entre 35 drones de 8 modèles différents. Le choix n'étant pas si évident pour moi qui n'y connait rien, je consulte d'autres sites pour mesurer les performances de ces modèles et mieux connaître leur facilité d'usage. Je cherche un drone, le plus petit et maniable possible, avec une très bonne qualité optique. Je n'ai pas besoin qu'il transporte quoi que ce soit, je souhaite qu'il puisse photographier et filmer ce qu'il survole. Qu'il soit comme mon œil dans le ciel, ou au-dessus des lieux où je ne peux me rendre. Je voudrais pouvoir le transporter dans un sac, comme j'ai l'habitude de transporter mon appareil photo, ma caméra, mon papier, mes encres… et que je puisse le lancer d'un peu n'importe où, parce qu'un nouveau point de vue m'intéresse, pour voir par-dessus ou par-delà la hauteur de mes yeux. Voir ou plutôt prendre des clichés, filmer, donner à voir, me rendre compte. Une nouvelle perspective, c'est ce que j'attends de mon drone, il sera une sorte d'assistant visuel pour mon travail de création artistique.

Les yeux plein de modèles, d'idées, de joies à venir, je décide de décrocher un peu de mon écran, imprime les trois modèles qui me semblent les plus adaptés et me dirige dans ma cuisine, pour me préparer un petit-déjeuner. Le temps de décanter un peu, je ne suis pas à ce point dans l'urgence. Je commanderai mon drone tout à l'heure, si c'est avant midi, je l'aurai chez moi vers 17h. Assise à mon comptoir, je regarde les photos des drones que j'ai sélectionnés, comment choisir ? Je me dis que l'aspect esthétique est important et c'est le deuxième qui me séduit le plus. Sa caméra embarquée ressemble à une sorte de gros œil sur ce qu'on pourrait appeler son front. On dirait un cyclope, il a un troisième œil, et l'idée me plaît. Je rêve déjà de le posséder. Je l'appellerai Cyclope il deviendra mon troisième œil, comme une prothèse oculaire. C'est sûr, grâce à lui, je vais voir les choses autrement. Je retourne à mon ordinateur, déclenche l'achat, le paiement, et reçoit un mail de confirmation de commande et de livraison. Ce soir à 17h, Cyclope sera à la maison.

Mon plaisir est quand même un peu émoussé quand je pense que je ne pourrai pas l'essayer ce soir, car il fera nuit à 17h, il me paraît risqué de tenter un premier vol de nuit. En plus, on annonce de la pluie. Je consulte immédiatement la météo : ouf ! Demain il fera beau, j'emmènerai donc Cyclope en sortie. D'ailleurs, je vais d'ores et déjà chercher un sac pour le transporter discrètement, car je n'ai aucune envie de me promener dans le métro avec une grande banderole « superdrone ». Cela m'occupe quelques temps et me permet de calmer un peu mes nerfs. Je vais avoir beaucoup de mal à rester en place aujourd'hui ! Alors, je m'habille en vitesse, mets de bonnes chaussures et pars à l'assaut de Paris, pour repérer des coins sympas à lui faire survoler et filmer.

Dehors, c'est étonnant, des drones de toutes couleurs sillonnent déjà le haut des immeubles et suivent le métro aérien.

 

Samedi 7 janvier, 10h

Le temps est clair, je vais en profiter pour faire mes premières prises de vue avec Cyclope. Je l'emporte dans son grand sac de sport avec ma tablette pour le diriger et nous prenons le métro jusqu'au Pont de Garigliano. La Seine m'attire, mais je juge plus sage de faire le baptême de l'air de mon drone dans le parc André Citroën, c'est ce que je me suis dit hier en me promenant dans le quinzième. Le survol me semble peu risqué, car il y a beaucoup d'espace et ce gros ballon captif me rassure d'une certaine façon, il veillera sur mon drone. Je ne suis pas seule à avoir eu cette idée, d'autres gens s'amusent avec des drones. Seuls ou en groupes, les propriétaires de drones s'affairent : sortir les engins des sacs, mallettes, caddies. Les poser sur les pelouses, les allées, vérifier les batteries, allumer l'ordinateur ou la tablette pour les commander.  Il y en a de toutes formes, tailles et couleurs. Certains ressemblent à des oiseaux, d'autres à des libellules. Ils mesurent entre 50 centimètres et 2 mètres, ont parfois des roues, une seule patte, ont un crochet pour porter des paquets… Cet étalage de drones sur la pelouse est tout à fait étonnant. Il y a quelques mois, ça n'existait pas, aucun drone n'avait le droit de survoler Paris, mais depuis hier c'est possible, et on pourrait croire que c'est une véritable révolution qui se prépare. Le ciel de Paris va-t-il connaître à son tour des encombrements, comme les rues ?

Les dronistes, appelons-les ainsi, déambulent au milieu des appareils, s'arrêtent à l'un, discutent de ses mérites, de son prix, avec son propriétaire, puis passent au suivant. Je suis tellement étonnée que j'hésite à sortir Cyclope de son sac, ici. En fait, je n'imaginais pas du tout son premier vol comme cela. Je pensais être beaucoup plus tranquille par ce jour de grand froid, pour faire mes premiers essais, sans doute balbutiants. Je n'ai jamais piloté, ni cerf-volant, ni avion télécommandé, j'ai donc peur de ne pas savoir. Je me sens timide. Certains dronistes sont très à l'aise, leurs bêtes ont déjà fait le tour du parc, décollant en vrille, faisant des loopings, frôlant le sol, avant d'atterrir. Pour d'autres, c'est plus délicat, le drone cogne un lampadaire, s'attrape dans les branches d'un arbre…

Je me mets au bord d'un bassin, sors Cyclope de son sac et le prépare pour son premier vol. Il prend son envol, je lui fais rejoindre une escadrille d'une dizaine d'autres et m'essaie à les suivre pour tester ma capacité à le piloter. Tout se passe facilement, mon appréhension me quitte, je me détends et prend plaisir à le voir survoler le parc. J'accélère un peu la cadence et Cyclope se retrouve en tête de la petite troupe. Maintenant ce sont les autres qui me suivent et je m'enhardis. Premier looping, premier piqué, remontée rapide, vol tranquille puis on rase un peu les arbres. Je passe ma matinée à concourir avec les autres pilotes. Vers midi, je décide d'arrêter. Je rapatrie Cyclope vers moi et dis au revoir à mes concurrents, puis quitte le parc, mon sac à Cyclope en bandoulière.

Les jours suivants

Tous les matins, j'emporte Cyclope avec moi dans des lieux différents de Paris : parc de Belleville, Trocadéro, quai de Bercy, esplanade des Invalides… Je choisis des lieux dégagés pour le décollage et entraîne mon drone à faire des manœuvres. L'après-midi, je regarde en détail les images qu'il a prises et réfléchis aux figures que je lui ferai faire le lendemain, en fonction des vues que je veux capter. J'ai commencé à faire un petit montage d'images fixes et vidéo. Ce qui me plaît surtout, c'est lorsque il filme en vitesse, ou en acrobatie. J'aime voir les paysages à l'envers qui se retournent. Ou bien quand il capte en toupie, ce tourbillon qui déforme les paysages me ravit. Je suis éblouie par les traces des lumières artificielles, qui se déroulent comme des cordons, quand Cyclope vole à grande vitesse.

Samedi 14 janvier

Aujourd'hui, j'ai décidé de voler en soirée. Je veux des images de la Seine, la nuit. J'emporte donc Cyclope au pont de l'Alma et le déploie au milieu du pont. Je lui fais faire des figures en l'air d'abord, puis de plus en plus près de la Seine, et là, il s'emballe, il passe sous le pont. Je n'arrive plus à le contrôler. Il repasse au-dessus du pont, repart en torche vers le bas, s'éloigne vers la rive gauche, je commence à le perdre de vue. Je me mets à le suivre sur le GPS, il est en train de traverser l'esplanade des Invalides. Arrivé devant l'Hôtel des Invalides, il prend de la hauteur, looping, demi-tour, rase le sol et revient vers moi. Je le vois qui se rapproche, il me fonce dessus, il est lancé à grande vitesse et à hauteur d'homme. J'ai vraiment la trouille. Je me mets à genoux et tente désespérément de reprendre le contrôle. Alors qu'il se trouve à moins d'un mètre de moi, j'arrive à reprendre la main. Ouf ! Ça y est, il obéit de nouveau à ma commande. Je le fais atterrir en douceur, un peu plus loin sur le pont et je vais vers lui. Je le reprends, moteur éteint, et le remets dans son sac. Nous rentrons à la maison.

Je ne comprends pas ce qui s'est passé, où la machine s'est enrayée. Peut-être s'agit-il simplement d'un encombrement au niveau des ondes. Il y a de plus en plus d'appareils qui fonctionnent sur les ondes et parfois ça se détraque, les ondes se brouillent, ou plutôt les messages qui transitent par ces ondes. Je n'y connais pas grand-chose, mais j'ai lu cela plusieurs fois, un peu rapidement et, je pense que nous avons été victimes d'un brouillage d'ondes, Cyclope et moi.

Je range Cyclope, j'ai très sommeil et m'endors. Ma nuit est peuplée de rêves étranges. Je suis d'abord seule sur l'esplanade des Invalides et Cyclope est dans les airs, puis soudain, je me retrouve encerclée par des drones de toutes tailles, il y en a des centaines, et ils font un vacarme assourdissant. Ils vrombissent et murmurent. J'essaie d'entendre ce qu'ils disent, mais j'ai du mal. Puis, peu à peu, ces bruits incessants se transforment en une phrase que tous me répètent, en  passant les uns après les autres devant moi : « tu n'aurais pas dû, maintenant, nous sommes réveillés ». Et ce ballet continu me donne le vertige, si bien que je m'affaisse sur la pelouse, me bouche les oreilles et pousse un grand cri « partez, laissez-moi tranquille ! ». Les drones s'éloignent alors et je me retrouve seule allongée sur cette pelouse, Cyclope est venu s'installer à côté de moi. Il me regarde et me demande : « Ça va ? » cela ne me surprend même pas, je lui réponds que oui, ça va et que je veux rentrer. Et là, je me réveille. Je me lève d'un bond, vais vers le sac de Cyclope, je ne le trouve pas. Alors je sens l'angoisse qui monte. Où est-il ? Où est passé ce drone ? J'allume toutes les lumières de mon studio et là je le vois, sur la table, son sac est à terre, il est éteint. Je pense alors que je me suis trompée, que je ne l'ai pas rangé comme d'habitude au pied de la fenêtre, je retourne me coucher.

Samedi 21 janvier

Ce matin, je vais  lancer Cyclope du haut de la terrasse de mon immeuble. Bien sûr, cette terrasse est interdite, et son accès bien verrouillé par une trappe très haute et cadenassée. Je me suis procuré une échelle télescopique et j'ai mis mon réveil à sonner à 5 heures du matin. Je me glisse hors de mon lit rapidement et monte au 23e étage de l'immeuble avec mon matériel. J'ouvre l'échelle, je peux accéder à la trappe, la décadenasser avec une grosse pince et je monte sur le toit. Il fait encore nuit et l'immeuble est éclairé par en dessous, par les réverbères. Au loin, je vois le phare de la Tour Eiffel, les grandes avenues illuminées, comme de longues guirlandes de Noël qui traineraient sur un sol sombre. Paris est belle et endormie. J'en profite, je sors Cyclope de son sac et ouvre mon ordinateur. Je vais le guider pour survoler la ville. A cette heure-ci, aucun embouteillage à craindre et s'il part d'aussi haut, pas de risque de collision avec des arbres ou du mobilier urbain. Cyclope décolle doucement d'abord, j'accélère sa cadence dès qu'il a pris de la hauteur. Guidé par GPS, Cyclope atteint vite la rue de Rivoli, je le fais descendre à 3 mètres et il enfile la rue en accéléré. La place de la Concorde est déserte. Je le fais descendre plus bas, en ralentissant sa vitesse : deux mètres, un mètre, 30 centimètres du sol. Il fait un tour de piste, tout droit, puis tête en bas, puis sur le côté droit et gauche, pour arriver à l'obélisque et la serrer de près en remontant. Quelle tension ! Je suis scotchée à mon écran, prise de vertige, tout en contrôlant les obstacles sur le radioguidage. C'est intense, je retiens mon souffle. Cela ne dure que quelques minutes, j'éloigne Cyclope de la colonne et le fais regagner la terrasse en longeant la Seine. Là plus rien à craindre, l'espace est dégagé. Mais mon drone pense que ce n'est pas fini. Il fait demi-tour et repart de plus belle, vers la Seine, comme happé par le fleuve. Il descend en rase-motte sur l'eau et suis la Seine jusqu'au pont du Garigliano. Je vois tout cela sur l'écran de contrôle du GPS, il monte en flamme le long d'une tour de Beaugrenelle, redescend à pic, s'arrête à quelques centimètres du sol, puis retourne à la Seine. J'ai vraiment peur qu'il se crashe. Je ne comprends pas ce qui se passe, le brouillage d'ondes est impossible à cette heure-ci, la nuit. Il n'y a personne, ni dehors, ni debout, il fait tellement froid. Mais Cyclope devient fou. Je m'assois sur ma terrasse, inutile de le suivre, il n'obéit plus du tout. Je suis effondrée et gelée, j'attends que le drone revienne, j'ai peur de l'avoir perdu. Je ne sais pas combien de temps je reste là, peut-être une demi-heure, une heure… J'ai la tête vide. Puis, j'entends un bruissement qui se rapproche, c'est Cyclope, mon Cyclope qui revient. Il vient se poser à mes pieds, arrête son moteur tout seul. Il était temps, sa batterie est à plat. Je prends Cyclope dans mes bras, il est gelé, je le remets dans son sac et reprends le chemin de l'échelle de toit, referme la trappe et rentre chez moi. Ma porte fermée, je pousse un cri de soulagement ou de joie. Cyclope est là, il m'a rapporté sans doute des images exceptionnelles. Il se sauve, mais revient toujours. Cyclope est mon troisième œil et il est indépendant.  Il faudra qu'on se trouve un nouveau défi, mais déjà, j'en aurai pour quelques jours à trier mes images.

Dimanche 22 janvier

Après l'expédition nocturne, j'ai dormi comme une masse et je me réveille toute endolorie. J'ai passé longtemps dans le froid à attendre Cyclope et à m'inquiéter. Je me demande, si d'autres dronistes ont le même problème que moi : un drone qui se sauve, n'en fait qu'à son envie, prend des risques. Je cherche sur Internet. Visiblement, je ne suis pas la seule dans ce cas, j'entre en discussion sur le forum SOSmondronefugue. Chacun y va de sa petite expérience : oui, les drones s'échappent, oui, ils font un peu n'importe quoi, il faut les reprogrammer, les rééduquer, les faire réparer. Je cherche une adresse et décide d'emmener Cyclope dès le lendemain chez un réparateur de drones, le meilleur de Paris, m'a-t-on dit.

 

Lundi 23 janvier

C'est dans le 18e arrondissement près du marché de l'Olive. J'y vais avec Cyclope dans son sac, en métro, il est 10 heures du matin quand je sonne. Ce n'est pas un magasin, mais une porte qui donne sur une petite courette. Pas de nom, ni d'horaire. La porte s'ouvre automatiquement, j'entre, Cyclope s'agite dans son sac, je pensais pourtant avoir coupé sa batterie … Bizarre, il n'y a personne, deux portes fermées, 3 fenêtres fermées elles aussi. Pas un bruit, j'attends quelques minutes, puis m'apprête à repartir, je me suis sans doute trompé d'adresse. Quand soudain j'entends un grand cri, venu de je ne sais où : « Attention ! Couchez-vous ! » Puis un bruit de moteur qui se rapproche à grande vitesse, j'ai tout juste le temps de me jeter à terre. Un drone de 2 mètres d'envergure passe juste au-dessus de moi et se pose à côté. « Ouf ! ça y est, il marche impec ! » Un grand blond hirsute sort d'une trappe au milieu de la cour et m'aide à me relever.

-          «  Vous êtes Julien Lejeune ? 

-          Tout juste. Vous venez pour une réparation ?

-          Euh oui ! C'est-à-dire que j'ai un drone qui…. 

-          Ok, on va voir ça tout de suite. Je vais déjà ramener celui-là à la niche. »

Il actionne une télécommande et l'une des portes s'ouvre découvrant un hangar. Il prend son drone et le porte à l'intérieur. Il me demande de le suivre.

Le hangar est plein, rempli de machines volantes : drones, mais aussi avions ou hélicoptères télécommandés, ailes, hélices, morceaux de métal et de plastique, moteurs, antennes, caméra, matériel d'optique… Certaines pièces tombent du plafond accrochées par des filins, d'autres sont posées au sol, ou sur des étagères, des cartons sont amassés dans un coin, des outils, des boîtes à outils, du matériel électrique, des puces, des ordinateurs allumés ou éteints. La circulation est difficile et je fais attention de ne marcher sur rien, d'autant que l'éclairage est assez faible.

-          attendez-moi ici, je reviens, et surtout ne touchez à rien.

Julien Lejeune disparait par une porte au fond du hangar me laissant seule au milieu de tous ces engins. Une drôle d'impression me saisit, la sensation d'être épiée de tous côtés. Toutes ces machines volantes semblent me regarder, me jauger. Et j'entends des petits bruits, comme des sortes de crissements métalliques. J'en suis sûre, les drones me surveillent et parlent de moi entre eux. Cyclope est toujours dans son sac, mais on dirait qu'il bouge à l'intérieur. Je me sens assez mal à l'aise, le temps me semble long. Enfin, Julien Lejeune reparait :

-          je suis désolé, il fallait que je vérifie quelque chose. Alors qu'arrive –t-il à votre drone ?

Je lui explique les problèmes de guidage à distance, de brouillage d'ondes, mais je ne vais pas jusqu'à prononcer le mot de fugue. Pendant ce temps, il a ouvert le sac et en a sorti Cyclope. Il allume son moteur, essaie de faire tourner l'hélice, en le maintenant avec son bras gauche, le regarde sous toutes les coutures, puis l'éteint.

-          Il déprime, votre drone, on dirait…

-          Comment ça ? dis-je un peu abasourdie 

-          C'est une façon de parler, bien sûr… quoique, je me demande parfois si ces petits engins n'ont pas un peu plus que des composants électroniques dans le ventre. Hum… vous voyez ce que je veux dire ?

-          Vous voulez dire qu'ils sont un peu comme… animés, c'est ça ?

-          Bon, vous inquiétez pas, à force de passer mes journées en leur compagnie, j'éprouve des sentiments et…

-          Moi aussi, je passe mes journées avec Cyclope, et là quand j'étais seule dans votre hangar, j'ai cru, vraiment cru qu'ils me regardaient et qu'ils discutaient entre eux.

 Ma voix s'éteint et je rougis, j'ai bien conscience de dire des choses absurdes. J'ai un peu honte. Mais soudain, le regard de Julien Lejeune s'illumine, il semble pétiller de joie.

-          Alors vous aussi, vous y croyez ?

-          j'y crois à quoi ?

-          Que les machines sont devenues vivantes ? Qu'elles communiquent ?

-          Oui, des fois c'est vrai que Cyclope n'obéit plus, qu'il prend le large…

-          Il s'en va ? il se libère ? Il fugue ?

-           C'est tout à fait ça !

Julien Lejeune est enthousiasmé :

-          L'ère du robot est arrivée, les machines maintenant peuvent voir, entendre, parler, ressentir. Et si vous voulez mon avis, votre drone, il est en train de s'éveiller. Alors, il s'émancipe un peu et se sauve. Comment s'appelle-t-il, déjà ?

-          C'est Cyclope, parce qu'il est un peu comme mon troisième œil.

Julien Lejeune se penche à nouveau sur Cyclope et lui dit :

-          Je vais m'occuper de toi, tu vas voir, je vais te reprogrammer, après tout ira mieux.

J'ai l'impression de vivre dans un film d'animation, je me retourne et vois de façon distincte tous ces appareils qui écoutent et qui regardent la scène. Julien Lejeune me demande de le suivre vers le coin de la pièce où il a son bureau. Il prend mes coordonnées et imprime un bon de réparation, qu'il me tend.

-          Revenez dans trois jours, il sera prêt.

Il me tend la main et me redirige vers la courette. Je ne sais même pas ce qu'il va faire à Cyclope. Le reprogrammer dans quel sens ? Pour être plus libre, plus obéissant ?

Je ressors de la courette sans Cyclope, avec juste ce papier. Ces trois jours me semblent déjà une éternité, que vais-je faire sans mon Cyclope ? Et soudain une angoisse m'étreint : s'il était devenu sauvage ? Si on ne pouvait pas le reprogrammer ? Juste à ce moment-là, deux drones descendent en piquer vers la courette, puis se posent sagement devant la porte, attendant que le réparateur leur ouvre. Ils ont sans doute été reprogrammés, sinon, ils se seraient écrasés sur la porte. Mais que leur fait Julien Lejeune exactement ? Je vais m'asseoir à la terrasse d'à côté et je commande un café frappé.

 

Jeudi 26 janvier

Je décide d'utiliser mes trois jours d'attente pour travailler un peu sur mes prises de vue et m'installe confortablement avec mes deux écrans d'ordinateur et ma tablette, connectés ensemble, sur ma table de cuisine. J'aime bien travailler dans cet espace, bien au chaud, au milieu des odeurs du repas à venir : d'autant que la pièce fleure bon les herbes et les légumes. Je sélectionne, depuis ma tablette, toutes les photos et vidéos prises par Cyclope, je transfère ce qui m'intéresse vers mon premier écran et ouvre en grand, puis je range, sur le second, les images que je retiens. Je les regarde, les agrandis, vérifie des détails, les retouche ou les transforme, puis les classe dans un dossier. En quelques jours, j'ai accumulé des milliers d'images, et même si je n'en conserve qu'une centaine, j'ai réussi à me constituer avec Cyclope un patrimoine considérable de photos aériennes de Paris. Je sais d'ores et déjà que je vais en détourner la plupart. Il restera les structures, ou les couleurs, mais on ne distinguera plus rien de la ville. Je suis très concentrée car cette phase de mon travail demande beaucoup d'attention. Je fixe les images une par une et essaie d'imaginer quel parti je pourrai en tirer. Un détail m'étonne rapidement, une petite ombre qui ressemble à un rond et que je retrouve de façon systématique sur toutes les photos de la nuit du 14 janvier. Elle se situe toujours sur le côté droit de la photo, un peu en haut. Je décide de grossir cette tâche grise, je zoome jusqu'à ce qu'apparaissent les pixels. Je me rends compte que ce gris n'est pas une juxtaposition de points noirs et blancs, mais de points noirs, blancs et argentés. Je me concentre sur les points argentés … ils bougent, remuent, et plus je les regarde, plus ils s'agitent. Puis, ils remuent de moins en moins jusqu'à se stabiliser et l'image reprend ses contours de départ : alternance de points noirs, blancs et argentés, immobiles.

Je ne comprends pas comment cela est possible. Comment puis-je voir des points argentés sur cet écran qui normalement décompose les couleurs en noir, blanc, rouge, vert, bleu ? Plus surprenant encore ces mouvements des pixels… comment d'infimes parties d'une image fixes peuvent-elles bouger ? C'est impossible, soit une image est fixe, soit elle est mobile, il n'y a pas d'entre deux possible.

Je me mets à ausculter millimètre par millimètre ces photos, pour voir si je peux observer le même phénomène. Non, il ne se produit que dans la tache grise, située toujours au même endroit.

Vendredi 27 janvier

Je vais sur les sites internet spécialisés en drones, pour essayer de collecter de l'information. J'y trouve des photos prises par des drones et essaie de les agrandir pour voir si elles portent aussi ces taches grises et surtout ces points mobiles argentés. C'est un travail considérable de trouver des photos de qualité suffisante pour que je puisse zoomer dessus et les ausculter. Après plusieurs heures de recherche, j'en trouve une qui présente exactement les mêmes taches que moi. Je recherche alors à entrer en contact avec son propriétaire. Il est français, ce qui va faciliter nos échanges et habite Paris. Je réussis à le joindre par les réseaux sociaux et lui explique que j'ai trouvé les mêmes défauts sur ses photos que sur les miennes. Je souhaite le rencontrer ou au moins communiquer par téléphone. Il me propose un rendez-vous dans un café dans le 15e, près du Parc André Citroën. Je m'y rends comme convenu à 18h. Il fait déjà nuit sur Paris et je regarde les drones voler paisiblement à côté du métro aérien. Ils sont de plus en plus nombreux. C'est incroyable comme cette mode a l'air de prendre, on pourrait croire que chaque Parisien a son drone et le sort le soir. Cela me rassure plutôt sur ce problème de brouillage d'ondes. Il est vrai que depuis que Cyclope a eu des problèmes, je me sens de plus en plus angoissée. J'entre dans le café et observe autour de moi, il est vide. Je m'assois à une table en vitrine et attends Alex, c'est le prénom ou pseudo que mon correspondant m'a donné. Deux minutes plus tard, il fait son entrée, il a l'air très excité. Il se dirige vers moi et me demande si je suis bien « la fille du drone qui fait des taches », quand j'acquiesce il me demande de vite me lever et m'emmène dans un coin à l'écart, au fond de la salle.

-          Il faut qu'on soit discret, me dit-il, ils nous observent.

-          Qu'est-ce que tu veux dire par là ? Qui nous observe ?

-          Et bien eux !! les D.R…, tu n'as pas vu tous ceux qui sont postés dans la rue ?

-          Tu veux dire que les drones nous espionnent ?

-          Parle moins fort je te dis, ils entendent tout.

Une montée de stress très puissante me parcourt de bas en haut. C'est sûr, j'ai affaire à un fou. Je suis sur le point de prendre mon sac et de m'en aller. Mais Alex me fait me rassoir. Il enlève ses lunettes, il a les yeux cernés.

-           Tu ne sais donc rien, toi non plus ? Pourtant, je pensais que tu avais compris, avec les photos…

-          J'ai vu les photos, mais je ne comprends pas… c'est pour ça que je cherche quelqu'un qui…

-          Eh bien, voilà tu as trouvé, parce que moi j'ai compris. (et la voix à peine audible) Je suis rentré dans le code source et j'ai vu.

Et là ses yeux s'écarquillent de terreur. Il devient livide, a du mal à respirer. Je lui attrape la main et la tapote pour le rassurer, bien que moi, j'aie de plus en plus le trouillomètre à zéro.

-          Dis-moi lentement, en chuchotant ce que tu as vu dans ce code source.

-          Quelqu'un est en train de prendre le contrôle des vivants. Peu à peu, ils sont tous reprogrammés et obéissent à une source inconnue… Quand, il y a une tache grise sur leurs photos, c'est qu'ils sont contaminés.

Je viens de recevoir un coup de massue sur le ciboulot. Qu'est-il en train de m'annoncer : la révolte des robots ? Le débarquement des extra-terrestres ? Un assaut terroriste imminent ?

-          Mais tu crois quoi ? Dis-moi, il faut que je sache.

Alex devient encore plus pâle, si c'est possible et il me chuchote :

-          Ce n'est pas humain, ce code a été observé par la NASA dans les trous noirs. Je ne sais pas ce que ça veut dire exactement, mais depuis que l'ai découvert, ils me suivent partout et je crois que bientôt ils vont me tuer. Fais gaffe à toi.

Puis, il se lève d'un bond et s'enfuie. J'ai à peine le temps de me lever et de crier son nom, il est déjà parti. Alors je me rassois, effondrée. Le patron du bar me propose un verre de cognac pour me remettre de mes émotions. J'accepte et reste au bar un petit moment pour trouver le courage de repartir.

 

Nuit du 27 au 28 janvier

Je ne sais pas trop comment je suis rentrée chez moi, j'ai l'impression que quelqu'un m'a raccompagnée, mais je n'en ai aucun souvenir. Je me souviens juste d'avoir bu du cognac et rebu et encore, pendant que le patron essayait de me faire du gringue. Après trou noir. Il est 4 heures du matin et je suis dans mon lit. J'ai très mal à la tête, je prends un comprimé sur la table à côté et me rendors. Je suis alors habitée par un drôle de rêve : Cyclope est avec moi au bord de la mer et nous jouons dans le vent. Il est en liberté et moi je le suis avec des lunettes connectées qui me permettent de voir tout ce qu'il voit, il me parle en même temps et me décrit la plage, les vagues de l'océan, le vent, les grains de sable qui volent. Tout est plus grand que dans la réalité, plus beau, plus vivant. C'est de la vraie réalité augmentée. Je peux devenir goutte d'eau dans l'écume des vagues, grain de sable de la plage, mouette qui guette les poissons. Je peux entrer dans chaque corps, chaque élément du paysage, prendre sa place, puis la quitter pour en prendre une autre et Cyclope me décrit ce que je fais, ce que je sens, ce que j'entends. Je fais un avec le paysage et avec le drone. C'est une expérience extraordinaire. Je suis saoule, puis mon réveil sonne.

 

 

Samedi 28 janvier

J'atterris dans la réalité. Il est 8 heures et je dois aller chercher Cyclope à 10 heures chez Julien Lejeune. J'ai hâte de retrouver mon drone, il m'a donné tellement de bonheur en rêve, cette nuit. Et aussi de parler avec Julien Lejeune des taches sur les photos, des délires d'Alex. J'essaie d'ordonner mes idées, qui sont encore bien confuses après cette bonne gueule de bois. Je me prépare un café, prends une bonne douche et me voilà dans le métro, direction Marcadet. Il y a de plus en plus de drones dans le ciel. Ils virevoltent, ont l'air tout joyeux. C'est un peu comme s'ils m'accompagnaient.

J'arrive devant la porte, qui s'ouvre automatiquement et pénètre dans la courette, où j'attends. Au bout de quelques minutes, je vois Julien Lejeune, tout essoufflé, sortir de son hangar et venir vers moi.

-          Bonjour, votre drone est prêt, mais…

-          Il y a un problème ?

Il m'attrape le bras et chuchote à mon oreille.

-           il faut que je vous parle, mais pas ici, ailleurs, suivez-moi.

D'un pas rapide, nous sortons de la cour et nous dirigeons vers un café crasseux, où la télé hurle. Julien me dirige au fond de la salle.

-          Que se passe-t-il ?

-          J'ai reprogrammé votre drone, pour qu'il vous obéisse. Mais, il y a une couche de code que je ne comprends pas…

-          La tache grise ? le trou noir ?

-          Qu'est-ce que vous racontez ?

-          J'ai vu, sur les photos qu'avait prises Cyclope, une drôle de tache grise, avec des pixels mobiles et argentés. Alors j'ai cherché sur internet et j'ai rencontré Alex…

Je lui déballe toute mon histoire. Il me pose beaucoup de questions, veut des précisions sur ce que m'a dit Alex. Il est très excité.

-          Passionnant tout cela, il faut que je rencontre Alex. Le code des drones change en permanence, si bien que les déviations sont presque invisibles et toutes les conversations sur le net liées à ce sujet disparaissent. Il faut que ceux qui sont au courant fassent cause commune, partagent ensemble…

Et alors qu'il me voit ouvrir mon compte facebook, il prend mon téléphone et l'éteint.

-          Pas de ça… il ne faut surtout plus communiquer via le net, ils contrôlent tout, savent tout. Le seul moyen c'est les rencontres en réel, sinon on est sûr d'être piégés.

-          Mais je ne sais pas comment contacter Alex à part sur le net ou par téléphone ? D'ailleurs on ne peut plus contacter les gens autrement…

-          Il va falloir que l'on trouve un moyen.

Je réfléchis et une idée me vient.

-          Je pense qu'il vit près du parc André Citroën, car c'est là-bas que l'on avait rendez-vous, et comme il est suivi par les drones, il y en a sans doute beaucoup au-dessus de chez lui, on le repérera vite.

-          Oui, c'est sans doute notre meilleure chance de le retrouver.

-          Mais les drones me suivent moi aussi, ils vont savoir tout ce qu'on fait, de toutes façons on sera repéré.

-          Oui, bien sûr, mais ce sera au dernier moment, et ils auront plus de mal à empêcher notre rencontre. Tout ce qu'on peut espérer c'est gagner du temps.

-          Et Cyclope, alors ? Je l'emporte ? j'ai fait un rêve merveilleux avec lui cette nuit.

-          De quel genre ?

Je raconte mon rêve à Julien Lejeune qui ne cesse de hocher la tête et de froncer les sourcils quand il voit mon émotion.

-          Décidément, ils sont très forts, ils réussissent à programmer votre inconscient.

-          Comment est-ce possible ?

-          Je pense qu'ils arrivent à modifier nos ondes alpha, celles que nous émettons lorsque nous dormons.

Décidément, j'ai vraiment basculé dans un monde étrange et angoissant. Je me sens oppressée, j'ai du mal à réfléchir, c'est comme si ma raison s'emballait à cause de toutes ces informations. Une partie de moi refuse encore que ma vie ait basculé dans ce monde contrôlé numériquement par une puissance aussi opaque.

-          Allons-y, dépêchons-nous, c'est à l'autre bout de Paris… quant à Cyclope, vous pouvez l'emporter, mais laissez-le dans son sac… On ne sait jamais, il peut nous être utile.

Julien Lejeune va alors chercher mon drone. Puis, nous nous dirigeons vers le métro, survolés par un nuage de drones.

Nous décidons de nous approcher du café où j'ai eu rendez-vous avec Alex et nous voyons aux alentours une concentration de drones. Alex est là, c'est certain. Nous entrons donc dans le café, mais il semble désert. Je vais voir le patron, au comptoir, une chance, il se rappelle de moi.

-          Vous cherchez votre amoureux ?

-          Oui, c'est ça, on le cherche.

-          Il est pas là. Mais je crois qu'il est chez lui.

-          Et, c'est où chez lui ?

-          Comment ? Vous ne le savez pas ? Vous avez une scène avec un type et vous savez même pas où il habite ?

Le patron jubile, il se moque ostensiblement de moi. Julien qui comprend la situation s'approche et lui tend un billet. L'autre l'empoche vite fait.

-          La porte à côté, troisième étage gauche. Mais, on est d'accord, je ne vous ai rien dit.

Nous sortons vite du café et montons à l'étage indiqué. La porte est entrouverte. Nous rentrons dans l'appartement et appelons. Pas de réponse, alors Julien se précipite dans le salon et se retourne vers moi pour me cacher la vue. Il est devenu livide.

-          Accroche-toi, c'est pas beau à voir. Il est mort je crois.

Je le pousse et entre moi aussi. Et là, je trouve Alex affalé sur son ordinateur. Il est gris, ou plutôt couvert d'un film gris argenté, comme si une araignée l'avait empaqueté dans sa toile. Je pousse un hurlement. Julien me baillonne immédiatement avec sa main.

-          Tais-toi, tu vas ameuter l'immeuble.

-          Mais on ne peut pas le laisser comme ça… peut-être qu'il respire encore.

-          On touche pas à cela. On va juste voir l'ordinateur. On appellera le SAMU en sortant.

-          Désolée, mais je peux pas.

Et je m'affale sur la banquette, juste à côté de moi, en évitant de regarder vers Alex.

Julien se dirige vers l'ordi, je l'entends l'allumer et en quelques minutes, il en aspire le contenu sur son smartphone.

-          Sortons, maintenant, il faut qu'on aille dans un endroit tranquille.

-          Mais les drones, ils nous ont vus rentrer.

-          On ne peut rien contre cela, ça ne nous empêchera pas de chercher ce qui s'est passé. Et c'est là qu'on trouvera.

Il brandit son téléphone sous mon nez. Nous quittons l'appartement d'Alex, appelons les pompiers avec un numéro masqué et déboulons dans le métro.

-          T'habites loin d'ici ?

-          Non, à deux stations.

-          Alors on va chez toi.

Nuit du 28 au 29 janvier

Nous arrivons chez moi dix minutes plus tard. On dirait que les drones ne nous ont pas suivis cette fois. Julien se précipite vers mon ordinateur et me demande de faire du café, car on va en avoir besoin, me dit-il.

Je reviens avec un thermos plein, du sucre, des tasses et des biscottes. Il est en train de scanner toutes les photos d'Alex. Et il me montre des taches grises de plus en plus grosses. Puis, on voit un chien emballé dans le même film argenté qu'Alex. Il y a un commentaire sur la photo : « prise de possession d'un corps vivant ». C'est donc ça qu'ils cherchent à faire. Mais comment est-ce que ça se passe ?

Julien va alors dans les vidéos d'Alex et il ouvre la dernière : C'est monstrueux, plusieurs drones se rapprochent du chien et l'un jette une sorte de filin argenté, que les autres déroulent autour de la bête en quelques secondes. Le chien est prisonnier.

On se regarde stupéfaits. J'ai compris.

-          Je crois qu'ils ont été reprogrammés pour nous saucissonner dans des nasses argentées.

-          Oui, c'est sûrement ça et la tache grise qu'ils ont sur les photos qu'ils prennent indique si les drones ont été reprogrammés ou non.

-          Mais qui est derrière tout ça ? Qui veut et qui peut prendre notre contrôle comme ça ?

-          Pas des humains, je pense qu'il s'agit vraiment d'une attaque des trous noirs, des extra-terrestres, si tu préfères.

Je suis horrifiée et révoltée. Je m'écrie :

-          Il faut qu'on fasse quelque chose, on va tous y passer !!

-          On n'a qu'une solution, tous les déprogrammer à distance.

-          Mais comment ?

-          En les mettant hors service, et là, je m'y connais, j'ai créé un algorythme très performant pour déprogrammer les drones.

-          Et tu peux toucher tous les drones ? Où qu'ils soient ? je n'y crois pas, ils sont trop nombreux et il y en a partout.

-          Ecoute, ils commencent juste à attaquer, sinon on en aurait parlé aux infos, ce qui n'est pas le cas. Quant à mon programme, c'est un virus, il se transmet d'un drone à l'autre. Je l'ai conçu comme ça.

-          Mais pourquoi ? Tu t'attendais à une attaque comme ça ?

-          Non, mais je suis un hacker ! Donc, c'est mon truc.

J'essaie de réfléchir à ce que Julien me dit, et je me demande si il ne vaut pas mieux prévenir la police ou les services secrets … mais, je me rends vite à l'évidence, autant essayer son programme, car on n'a pas accès aux services secrets et quant aux policiers, ils seront incrédules et dépassés.

-          On y va ?

-          Oui, vas-y, lance ton programme.

-          Ca va durer toute la nuit, mais demain matin, tu verras, tout sera fini. Plus aucun drone ne marchera, et à ce moment-là, je me rendrai à la DGSE, j'appellerai un copain qui y travaille et je lui expliquerai. Pas maintenant, parce qu'on perdrait trop de temps.

Et Julien Lejeune lance son programme sur mon ordinateur et une cartographie des drones apparait, d'abord à Paris, puis dans les autres grandes villes du monde, puis dans les coins les plus reculés… Ça dure des heures, et je m'endors par intermittence, pendant que Julien surveille tous les petits points rouges qui s'éteignent, ce qui montre que les drones ont été mis hors service.

Je finis par m'étendre sur mon canapé et m'endormir vraiment.

 

Dimanche 29 janvier

Je suis réveillée par la voix de Julien.

-          Ça y est, c'est fini, il n'y en a plus un seul. Viens voir.

Je me lève péniblement et regarde sur l'écran les cartes qui défilent.

-          Tu vois, il n'y a plus un point rouge, ça veut dire qu'ils sont tous désactivés.

-          Ça veut dire que c'est fini ? Qu'on est tranquille ?

-          Ne rêve pas, c'est juste un sursis. La matière grise essaiera de revenir d'une façon ou d'une autre.

-          Et c'est quoi, le point rouge qui clignote encore sur Paris ?

-          C'est ton ordinateur… à cause du programme.

-          Ah, et maintenant, on fait quoi ?

-          J'appelle mon copain, et on se prépare pour passer des interrogatoires un peu serrés.

-          Alors, je vais prendre une douche.

-          Et, moi, je m'allonge un peu.

Je me dirige vers la salle de bains, pendant que Julien se couche sur mon canapé. Mon ordi est resté allumé, j'ai la flemme de l'éteindre. Je dirais bien à Julien de le faire, mais il dort déjà.

Et là, j'ai vraiment eu tort, parce qu'à peine dix minutes plus tard, j'ai dû me ratatiner au fond du placard de ma salle de bains pour qu'il ne me trouve pas. Je l'entends fureter dans l'appartement. Un petit bruit d'ailes qui battent « teuteuteuteuteuh ». C'est Cyclope. Je veux qu'il dégage, ressorte par la porte du séjour, qu'il s'en aille, me laisse tranquille, arrête de me suivre partout, avec son œil énorme qui prend des photos, sur un corps minuscule de libellule. Je l'entends là autour de moi, il fait le tour de la salle de bain maintenant et photographie, cliché après cliché, j'entends les petits clics du flash. Mais enfin, en quoi ça l'intéresse une photo de mon dentifrice ou de mes gants de toilette ?! Et « teuteuteuteuteuteuh » c'est reparti, il s'éloigne, vers le salon, je pense. J'écoute s'ils sont plusieurs, je pense à Julien qui dort sur le canapé.

« teueteuteuteuteuteuteuteuh », j'en peux plus de ce bruit, au moins 10 minutes qu'il se promène là dans mon appartement. Ou plutôt qu'il me cherche, poursuit mon intimité dans ses moindres recoins, mais moi il ne me trouve pas, parce que je me suis planquée dans ce placard et qu'il ne peut pas y entrer, même si il cogne contre la porte et cherche une poignée, une serrure, quelque chose à attraper avec sa grosse pince de crabe. La porte lisse mon gars, c'est un miroir, il n'y a pas de prise !!! Ah ah ah !! Et je m'éclate dans un rire de rage, et je m'affaisse sur le sol de mon placard, je n'en peux plus, ce drone est en train de me rendre folle !

Je voudrais que Julien se réveille et désactive Cyclope, car c'est lui le point rouge sur Paris, et il faut le mettre hors service, avant qu'il ne réveille les autres. Tout seul, il ne peut rien. Enfin, je n'en suis pas si sûre… Je décide de sortir du placard, mais je n'y arrive pas, je suis paralysée par la peur.

Je vais mourir là, comme tout le monde, tuée par les drones, ou plutôt par la masse grise, qui grâce à eux, aura pris mon contrôle.

Une sonnerie se déclenche, « Depuis 6 heures ce matin, l'espace aérien français est ouvert aux drones. »

-          Alors, on se l'achète ce drone ?

Julien se penche vers moi, tout sourire pour m'embrasser.

J'enfonce ma tête dans l'oreiller.

-          Toi, tu as mal dormi, non ? Tu as fait des cauchemars ?... Tu n'as pas arrêté de gigoter dans le lit... C'est à cause des tâches grises sur tes photos ?

 

 

 

 

 

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