Du camion et des barreaux

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Court récit autobiographique à propos d'une visite d'un lieu de privation de liberté dans un pays brûlant de haine et de chaleur solaire.

Prophète paraissait comme à son habitude soucieux et distant. Il conduisait le camion Mercedes dont nous disposions avec une certaine class, s'adressant aux autres usagers, ou aux piétons, avec calme et respect.  

Nous quittions l'entrepôt lentement, aucune urgence, une simple livraison comme tant d'autres, quelques dizaines de colis tout au plus. Des médicaments, des matériels et équipements médicaux, j'avais préparé les documents de transports et ceux de donations sur ordre de Claudia, la grande cheftaine.  

Cette allemande froide et austère abhorrait régulièrement, pour mon plus grand plaisir, un teeshirt bien trop grand pour elle sur lequel David Bowie souriait avec naturel et désinvolture.  

Elle m'avait sorti de mon lit, et de ma torpeur dominicale, tôt ce matin là, avec cette précision qui ne laisse place ni à la discussion ni aux doutes : "il y a des cas cholera au pénitencier, occupe toi de livrer dès aujourd'hui les matériels attendus. Tu trouvera tous les détails nécessaires dans ta boîte mail." Je m'exécute alors seul, inutile de priver l'équipe de repos, qui plus est, ils doivent pour la plus part être à l'église, seul Prophète devra impérativement me suivre. Je lui donne donc rendez vous en estimant le temps nécessaire qu'il me faudra pour sortir tous les articles du stock, l'enregistrement attendra le lendemain. Je n'ai jamais aimé l'aspect administratif de ce travail, j'utilise donc ma propension à la délégation pour former mon équipe aux tâches simples et répétitives qui m'ennuient.  

  

Les rues sont bondées, mais aujourd'hui il manque les foules en uniformes, ces jeunes filles en jupes et chemisiers qui égaient mon quotidien d'humanitaire en parcourant les rues de leurs pas dansant. Nous quittons dans les bouchons quotidiens le quartier de l'aéroport. Prophète m'autorise à fumer dans la cabine, il sourit et rit que je lui demande encore à chaque fois que j'ai envie d'en griller une. à la première patte d'oie, avant le marché central, nous nous retrouvons bloqués dans une nuée assourdissante de taptaps colorés. Les policiers alors postés là se décident à nous extraire de la masse grouillante de véhicules à l'arrêt, et c'est avec beaucoup de soulagement que nous reprenons une vitesse normale pour contourner les tas de déchets malodorants qui bordent le marché, à ma droite, la mer lisse et bleue, le poste diffuse de ces airs dansant dont les caribéens raffolent, la radio crachote doucement, j'entends les communications entre la base et les voitures sur la route.  

  

"Charly Charly pour B45 ?  

Oui B45, Charly à votre écoute, à vous B45.  

Sa ka fet baz ? à vous Charly.  

Pa pi mal, méci ampil, à vous B45.  

B45 bien arrivé au pénitencier destination finale, à vous Charly.  

Merci B45, courage et à tout à l'heure, à vous B45.  

Méci ampil baz, terminé."  

  

Garé en travers à cause des bouchons devant le pénitencier central de Port-au-Prince je descends du haut véhicule en faisant signe au garde en faction, il me salue en retour et hurle des ordres à Prophète, qui déjà pressé de quitter ce lieu inhospitalier, obtempère avec plaisir et rapidité. Pendant que certains passant aident à la manœuvre j'observe la foule colée au mur. On m'explique qu'ils viennent déposer de la nourriture pour les détenus car l'administration pénitentiaire n'a pas les moyens de les nourrir. Un file si longue que je n'en vois pas le bout et imagine qu'elle tourne là bas au loin pour épouser le contour de la haute enceinte de béton et ainsi peut être faire le tour de la bâtisse.   

En un éclair je change d'avis. Au lieu de déposer devant les portes tout ces colis, j'utilise la couleur de ma peau ainsi que le logo présent sur mon torse et sur mon dos pour exiger d'entrer. J'adresse un geste de la main à Prophète pour qu'il m'attende le temps que je fasse valoir mon seul argument : j'exige de voir les patients, ainsi que les lieux de soins et celui de stockage pour les produits pharmaceutiques. Avant que le camion ne soit à cul contre le lourd huis de métal je l'avais passé. Incroyable, ça a été si facile...  

En passant le second portail, je me retourne et vois  les familles qui commencent à décharger les cartons. Devant moi, une femme sans âge, les traits tirés et les seins tombants essaie de passer l'étroite porte avec des sacs remplis, à en dégueuler, de légumes et biscuits.   

Personne ne m'a suivi, je suis dedans, le regard attiré par toute cette nouveauté. Etonné de ma propre initiative, mais surtout de la facilité avec laquelle mon culot aura permis mon accès à ce lieu particulier. J'avais déjà pu entrer dans une prison en France, j'y étais entré régulièrement comme bénévole participant à l'éducation des mineurs détenus, mais là, j'avais du mal à croire au spectacle qui m'était offert de découvrir. Avant de ne faire un impair, je me signale et demande à être accompagné jusqu'à la salle de soin. Sans commentaire ni forme de politesse, un homme assez jeune, parfaitement rasé et costumé de bleu m'enjoint de le suivre. Pendant qu'il marche devant, j'ai tout le loisir d'inspecter l'arme qu'il porte. Un M16 à emprunt de gaz et à culasse rotative, de fabrication américaine, facilement reconnaissable à sa crosse triangulaire et à son canon entouré d'une garde à anneaux.  

Sans repère dans ce monde de béton, de souffrance et de métal, il m'abandonne à l'entrée d'une salle sombre d'où surgit un homme en blouse blanche qui à la vue de mon gilet m'invite précipitamment  à entrer avec amitié. Une bouffée de révolte m'envahit, ce que je découvre me remplit encore à l'heure d'écrire d'une sombre rage : des dizaines d'hommes gisent sur des civières accolées les unes aux autres, même pas la place de déambuler entre les lits. A cet instant j'entends les valses de Chopin et les trio de Schubert, je vois les couleurs de Rembrandt et les volumes de Rodin, se disloquer tous dans l'inutilité, la futilité, l'art pour rien... Qu'ont donc bien pu faire ces pauvres hères pour se retrouver entasser dans cette pièce dont le sol couvert des diarrhées des uns et des vomissures des autres ? 

Plus tard j'apprendrais à reconnaitre l'odeur d'un anthrax cutanée, ou d'une gangrène ; ce jour là sera celui du parfum du choléra et de la misère mêlés. 

L'homme en blouse voit et comprends d'instinct ma révolte et me propose de visiter les quartiers contaminés, là où les hommes sont enfermés par groupe d'une vingtaine dans des cellules prévues pour la moitié moins, là où les fluides corporels et les excrétas se mêlent pour couler en un flot de miasmes continus et poisseux.  

J'ai fait plus que je ne devais, pourtant je continue, avec quelques détenus et des soignants je visite le futur lieu de soin, une simple dalle couverte d'un fin toit de tôles ondulées, je contourne les zones de lavages où des mains surgissent d'entre les barreaux pour essayer de m'agripper, "doctor doctor help me", en d'autres lieux je vois des files d'hommes nus pataugeant dans dix centimètres d'eau savonneuse et salie se lavant au robinet. Je comprends en parlant avec les détenus m'accompagnant que la plus part de ceux actuellement en salle de soin ont payé pour être considéré comme malade, et jouir ainsi d'un meilleur confort que celui de leur cellule. Je pense à cette femme rousse aux lèvres douces si loin de moi. Nous essayons ensemble d'organiser par anticipation leur nouvelle salle de soin, il manquent de tout, même de simples cordes pour suspendre les perfusions. J'allonge avec eux la liste de commande de matériel essentiel. Tous me regardent avec considération, et je n'ai rien à leur offrir en échange si ce n'est ma fraternité. 

 

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