Du sentiment amoureux

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DU SENTIMENT AMOUREUX

« Elle met du vieux pain sur son balcon pour attirer les moineaux et les pigeons… »

Jean-Jacques Goldman

La vie par procuration

Malgré toutes les épreuves qui peuvent se dresser au cours d’une existence, elle croyait fermement en l’amour. L’amour… sensation du vertige, provenant des entrailles, volant de-ci, de-là avec une étonnante légèreté, s’insérant dans les cœurs les plus asséchés. Elle croyait en sa constante impétuosité.

Son « Il » à elle était Amoureux. Il n’y avait rien à ajouter ; sentiment tellement unique que le retranscrire avec des mots serait déjà le transgresser. Elle éludait tout ce qui touchait à la monotonie, l’ennui, la fadeur du temps qui passe et qui désoblige tous ces sentiments que nous connaissons tout un chacun. La déchéance ne viendrait pas au devant d’elle, la passion qu’elle vivait aujourd’hui muerait simplement en un amour plus sage et plus stable, processus idéal d’une maturité en marche.

Elle avait surmonté quelques turpitudes bien sûr ; la jalousie avait été une gangrène bien difficile à bannir de son être, de son psychique. Car il s’agissait bien d’une théorie de l’esprit qui, rentré dans une logique de paranoïa, s’imagine les pires scènes d’adultère que même la mythologie grecque n’a jamais porté en la déité de Zeus. Après un travail sur soi qui n’avait pas pu éviter quelques scènes de ménage, elle n’était pas peu fière d’affirmer que désormais, elle pouvait faire confiance à son homme en toute circonstance, et cela même lorsqu’il travaillait de nuit ou partait pour un week-end « entre potes » !

Quand elle faisait le point sur leur sexualité, la température était bonne. Mélange subtil de tendresse et de virtuosité charnelle très à propos ! L’absence de désir était une nuisance aisée à écarter, elle avait appris à cultiver l’art de la séduction sur une palette folle de polychromie : un coup la nuisette en satin, la fois d’après le coup du porte-jarretelles. Les bas-résille étaient réservées pour les occasions spéciales… ça le rendait fou !

Bien sûr, elle avait essuyé quelques passages à vide ; il s’en était passé des nuits prostrées dans les draps glacés à attendre une attention. A scruter le visage bleuté de l’amant profondément ancré dans ses ronflements. A replier la main dont la caresse, un peu hésitante, n’avait pas suffit à éveiller une flamme, une flammèche… non rien ?… tant pis ! Quand ce n’était pas elle qui repoussait des avances fort peu civilisées et qui manquaient vraiment de romantisme ! Malgré tout, elle avait appris à reconnaître ces petits signes de faiblesse et avec les années, elle ne s’en inquiétait plus outre mesure puisque c’était l’apanage de tous les couples. Elle pouvait donc se gausser d’appartenir à la normalité de l’amour moderne.

Les ménages d’aujourd’hui avaient néanmoins une fâcheuse habitude qui la faisait sourire. Dès que des problèmes apparaissaient au sein du couple, ils se mettaient instinctivement en repli, pratiquant scrupuleusement la technique du On-fait-une-pause ou un-break, selon les sensibilités. Cet étrange principe d’une séparation « pour de faux » était censé révéler à chaque binôme la finalité de leur union, à savoir, une réconciliation en bonne et due forme ou l’aboutissement d’une inéluctable déchéance. Ce triste état de faits la laissait perplexe. Comment rafistoler son histoire d’amour en coupant les ponts ? Car la longévité d’un couple – et elle mettait un point d’honneur à le souligner – dépend de sa capacité à communiquer en bonne intelligence. Pas de grandes frasques, pas de crises d’hystérie, on en est plus là après quelques années de vie commune. Quel dommage que ses amis proches ne puissent le comprendre ; à trop vouloir la perfection, on en ressort éternellement déçu, aigri… Quelle pitié !

Bien entendu, elle a dû supporter des absences, en fait, il n’est plus à la maison, mais ce n’est pas pareil ! Il avait besoin de « se rassembler », « de retrouver une paix intérieure passablement ébranlée », ce n’est pas la mer à boire que de le laisser prendre le large pendant quelques temps… quelques mois… La longévité d’un couple, c’est aussi la capacité à se laisser de l’espace, et cela, elle n’était pas peu fière de l’appliquer.

Sortant de toutes ces réflexions satisfaisantes et raisonnables, elle entra dans le salon silencieux, parcourant d’une main affectueuse les nombreuses crevasses de son buffet en chêne massif.

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