Dulcie est notre amie

My Martin

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Mardi matin 9 h 47, 29 mars 1988. Paris (10e). 28, rue des Petites-Ecuries 

Un immeuble, 4e étage, palier 

Son courrier à la main, une femme s'apprête à ouvrir la porte de son appartement (bureau)  

 

À courte distance, six coups de feu. Cinq balles calibre 22, dans la tête  

Deux tueurs. Pistolet petit calibre 22LR, équipé d'un silencieux 

 

Dulcie September (52 ans) est assassinée  

 

 

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François Mitterrand offre l'asile à l'émissaire de Nelson Mandela, emprisonnée 

Depuis 1973, en exil politique en Europe  

 

Sud-Africaine. Représentante pour la France, le Luxembourg et la Suisse, du parti de l'ANC (African National Congress)  

L'organisation anti-apartheid de Nelson Mandela -emprisonné vingt-sept ans 1962-1990, pour avoir voulu sortir son peuple de la ségrégation 

 

L'ANC. 1912. Fondé à Bloemfontein, la capitale judiciaire de l'Afrique du Sud, pour défendre les intérêts de la majorité noire, contre la minorité blanche 

1960. Déclaré hors-la-loi par le Parti national pendant l'apartheid (1948-1991)  

 

 

Benoît Collombat, journaliste d'investigation. 29 mars 1988. Le soir de la mort de Dulcie, Georges Marchais, secrétaire générale du PCF, déclare par écrit « Le président de la République [François Mitterrand] et le premier ministre [Jacques Chirac] ont le sang de Dulcie September sur les mains »  

 

Des milliers de Parisiens suivant le cortège funèbre jusqu'au Père-Lachaise 

Georges Marchais, secrétaire général du Parti communiste français, prononce l'éloge public 

 

La foule de militants « Touche pas à mon pote » (SOS Racisme, 15 octobre 1984) réclame justice 

« Dulcie est notre amie » 

 

Climat de violence, en Afrique du Sud

Conformément à la demande de Dulcie September, ses cendres seront ramenées sur sa terre natale par sa sœur cadette, Stéphanie 

 

 

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Benoît Collombat. « En 1963, le général de Gaulle passe avec la République sud-africaine un accord, en vertu duquel la France recevra “pendant dix ans, d'importantes quantités d'uranium” exploité par les États-Unis et le Royaume-Uni. “Sans clause d'utilisation pacifique et à des conditions financières très favorables” 

En échange, Paris s'engage à transférer à Pretoria les technologies nécessaires à l'élaboration de sa bombe atomique et à former en France des physiciens sud-africains » 

  

1977. Résolution 418 des Nations Unies. La politique d'apartheid est un crime contre l'humanité. La vente d'armes à l'Afrique du Sud est interdite 

 

Les critiques contre ce pouvoir raciste et autoritaire avant sa chute en 1990, ne sont pas unanimes. Dans différents domaines, la coopération entre la France et l'Afrique du Sud s'intensifie 

 

 

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20 août 1935. Dulcie September naît à Athlone, un quartier pauvre du Cap 

classée « métisse », par l'administration raciste sud-africaine. Identité intermédiaire entre Blancs et Noirs -privilèges relatifs et oppression politico-sociale 

 

Dulcie est la fille d'un directeur d'école. Elle connaît des difficultés scolaires, travaille à l'usine 

Elle passe un diplôme pour devenir enseignante en milieu métisse 

 

Dès ses plus jeunes années, elle se consacre avec passion à la lutte contre le régime d'apartheid en vigueur depuis 1948, en Afrique du Sud  

 

1963. Elle est arrêtée pour ses activités. Cinq ans de prison, suivis d'une assignation à résidence 

1973. Visa de sortie permanent. L'exil à vie. Dulcie September quitte l'Afrique du Sud, pour aller s'établir en Europe 

 

Libre, sans concession, franc-parler, intransigeance. Elle suscite de solides inimitiés dans son propre mouvement 

 

Elle dénonce  

le « trop grand silence sur la collaboration », entre la France et l'Afrique du Sud  

le contournement de l'embargo  

les ventes d'armes, matériel militaire (hélicoptères, ...), pétrole, nucléaire, technologies de surveillance, …  

Le trafic d'armes passe par l'ambassade sud-africaine, à Paris 

 

Dulcie September milite pour que les Européens imposent de lourdes sanctions contre le régime sud-africain et respectent l'embargo sur les armes, imposé par les Nations Unies  

 

Elle combat le complexe militaro-industriel en Israël ou aux États-Unis, qui œuvre dans l'ombre 

 

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Au bureau de Londres, les chefs de l'ANC ne soutiennent pas l'activiste 

Benoît Collombat. "Période de guerre froide. Le parti de Nelson Mandela, l'ANC, change de stratégie. Il passe à la lutte armée"  

 

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Dulcie September est prête au « sacrifice suprême », pour une cause juste  

 

Elle adopte les règles quasi-militaires de la résistance 

 

Elle est menacée. Elle reçoit des appels malveillants. À plusieurs reprises, elle est agressée 

Elle est suivie. Surveillée. Placée sur écoute  

 

Elle demande aux autorités françaises, une protection policière   

Benoît Collombat. « Le ministre de l'Intérieur [de mars 1986 à mai 1988], Charles Pasqua ["Le Bouledogue", ainsi le surnomme Dulcie September] ne la prend pas au sérieux » 

 

Peu de temps avant son exécution le 29 mars 1988, Dulcie September rencontre le dissident communiste Pierre Juquin -futur candidat à la présidentielle du 24 avril 1988 

Elle lui révèle les relations entre la France et l'Afrique du Sud 

 

Rue des Petites-Ecuries. Pour éviter d'exposer les enfants de l'école d'en face, en cas d'attentat, Dulcie September décide de déménager  

Elle conserve son bureau à Paris et part vivre les derniers mois de sa vie à Arcueil (Val-de-Marne). La communauté l'accueille et l'héberge  

 

 

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L'assassinat serait une action des « escadrons de la mort » sud-africains 

 

Dulcie September est la seule représentante de l'ANC assassinée en Europe 

 

Trop gênante, en raison de ses révélations au sujet des ventes d'armes ? 


Charles Pasqua. "Il est extrêmement imprudent de porter des accusations dans ce genre d'affaires"


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Années 1960, jusqu'aux années 1980. La France, gaullienne à mitterrandiste 

Benoît Colombat. "L'Afrique du Sud, vue comme un rempart des valeurs de l'Occident" 

 

Personnalités du monde politique et économique, intermédiaires obscurs, agents secrets  

groupuscules d'extrême-droite  

anciens militaires, devenus mercenaires auprès de régimes africains peu démocratiques. Bob Denard. Le « vice-roi des Comores ». De facto, il règne de facto pendant 10 ans sur l'archipel  

 

Tollé général. Mais relaté seulement par certains journaux, notamment de gauche, l'attentat est éclipsé par l'actualité politique 

Cohabitation entre la gauche et la droite 

A la veille de l'élection présidentielle (24 avril et 8 mai 1988), François Mitterrand est à l'Élysée depuis le 21 mai 1981. Jacques Chirac, à Matignon, depuis le 20 mars 1986 

 

 

La représentante de l'ANC en France est abattue 

deux ans, avant la libération de Nelson Mandela (11 février 1990). "Madiba", "celui qui provoque la tempête", d'après son nom de clan en langue Xhosa 

six ans, avant son élection à la présidence sud-africaine (9 mai 1994) 

 

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Ouverture d'une information judiciaire. Quatre ans 1988-1992 

 

L'affaire est tentaculaire  

Conclusion de la justice : un crime de droit commun 

1992. Une ordonnance de non-lieu est rendue 

 

 

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1998. Pretoria. Commission sud-africaine vérité et réconciliation 

Dix ans après l'assassinat, Eugène de Kock, le chef de la police politique du régime sud-africain, témoigne. Il a commandité le crime. Exécuté par deux mercenaires -dont un Français, Jean-Paul Guerrier  

À la même époque, le mercenaire a fait le coup de feu aux Comores, avec Bob Denard 

 

L'une des plus sérieuses, la piste n'est pas explorée par la justice française 

 

 

2 février 1990. Tirant les leçons de la chute du mur de Berlin, le président sud-africain Frederik Willem De Klerk, décide de libérer les prisonniers politiques. L'ANC est légalisé 

La voie à l'abolition définitive de l'apartheid est ouverte  

30 juin 1991. Abrogation de la dernière loi raciale  

 

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9 mai 1994. Élection de Nelson Mandela à la présidence sud-africaine (1994-1999) 


Après lui, quatre présidents noirs, tous membres de l'ANC 

Thabo Mbeki 1999-2008. Kgalema Motlanthe 2008-2009. Jacob Zuma 2009-2018

Cyril Ramaphosa, mandat en cours depuis le 15 février 2019

 

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Jean-Paul Guerrier, volatilisé. Il serait en Afrique du Sud. Aucune preuve 

 

Le général François Mermet, le patron de la DGSE française de l'époque, les services secrets français (1er janvier 1988 au 22 mars 1989) 

« Nous n'avions aucun intérêt à ce que Dulcie September soit éliminée, de plus sur le sol français. Une action irresponsable. Voir à qui profite le crime » 

 

Benoît Collombat. « Des exécutants tuent Dulcie September. Tout un système a appuyé sur la gâchette. Il continue de faciliter la dissimulation et le silence. Un système de profit et de pouvoir » 

 

 

La famille de Dulcie September veut connaître la vérité  

 

Les autorités françaises refusent  

la déclassification de la majorité des archives 

la demande de médiation judiciaire 

 

2019. Dépôt d'une plainte. Irrecevable 

 

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La famille dépose une plainte contre l'État français, pour faute lourde et déni de justice  

Décembre 2022. Tribunal judiciaire de Paris. La famille est déboutée 

 

Appel en cours 

 

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En Afrique du Sud, l'affaire est relancée 

Décembre 2022. Une unité spéciale de la police chargée de lutter contre la corruption et le crime organisé, les Hawks (« faucons », en anglais), rouvre un dossier judiciaire relatif à l'assassinat 

 

Sans la complicité (la participation ?) de réseaux français, Pretoria pouvait-il planifier un tel crime ?  

 

Les autorités françaises vont-elles coopérer avec Pretoria ? 

  

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