Dure comme l'airain

alex-k

            J’ai du mal à garder les yeux ouverts. Le réveil a sonné ce matin à 3h43. J’ai d’abord cru que c’était une mauvaise blague. D’habitude, j’ai plutôt tendance à ne pas être encore couchée à cette heure-ci. Mais, il faut savoir bousculer la routine et, s’il y a bien un jour où le jeu en vaut la chandelle, c’est aujourd’hui.

            Quand je suis arrivée à l’aéroport, le hall était pratiquement vide. A peine trois minutes pour enregistrer mon quintal de valises. Peu m’importait de payer un supplément bagage exorbitant, la production me rembourserait de toute façon. L’hôtesse m’a tendu mon billet. Siège 24A. J’ai déambulé devant les vitrines, acheté trois magazines pour le vol et bu un caffè latte au Starbucks.

            6h13. L’énorme horloge est au bord de la mort cérébrale, l’aiguille des secondes tourne autour du cadran avec une morosité scandaleuse. J’aimerais claquer des doigts, être déjà à LAX. Boston-Los Angeles, c’est quand même une sacrée trotte et, si le temps me paraît déjà long, qu’est-ce que ça va être dans l’avion ? Pourtant l’horloge n’est pas plus sournoise aujourd’hui qu’hier. En fait, je meurs juste d’impatience. Je m’apprête à vivre des semaines incroyables. Les plus incroyables. Quinze ans passés à tendre vers mon but, je vais enfin pouvoir le saisir de mes mains avides.

            C’était il y a dix-neuf jours. Le téléphone a sonné. Numéro masqué. L’expérience m’a appris que ce type de coup de fil n’annonce jamais une bonne nouvelle. Avocats, huissiers, administrations en tout genre… Les raisons de recevoir ce genre d’appel sont nombreuses quand on est une jeune fille sur la paille émancipée depuis le jour de ses seize ans. J’ai failli ne pas répondre, comme toujours, mais - allez savoir pourquoi - cette fois, je savais qu'il fallait que je le fasse.

            « Allo ?

-         Mademoiselle Wailey ?

            - Oui, c’est bien moi. Qui est à l’appareil ? Si c’est encore vous, Maître Paoli, sachez que vous êtes un bel enfoiré et que vous pouvez m’envoyer toutes les assignations que vous voulez, je ne me lasserai jamais de me torcher le cul avec !

- Euh, non… Je ne suis pas Maître Paoli. Je suis Phillip, l’assistant de Walter Elliot. »

            Mon sang n’a fait qu’un tour. Je m’étais rendue à ce casting quatre mois plus tôt, j’avais la sensation d’avoir vraiment bien réussi et puis plus rien. Silence radio. Les studios Archway Pictures avaient épluché tout le pays dans ses moindres recoins. Ils voulaient une jeune fille répondant à des critères physiques bien particuliers. C’était ma chance. Je m’étais présentée avec cette rage au cœur qui me tenait constamment depuis que mes parents m’avaient foutue à la porte.

            « C’est bon, c’est vous.

            - Quoi !? Comment ça, c’est moi ? Pas de deuxième, ni de troisième tour ?

            - Non, c’est vous.

            - Mais c’est impossible ! Il doit y avoir une erreur Monsieur…

            - Appelez-moi Phillip. Sachez que vous avez été une évidence pour nous, Claire. Les producteurs ont vu les images que nous avons prises à Boston. Vous êtes la fille qu’ils ne pensaient plus trouver. »

            J’étais abasourdie. Tellement abasourdie que j’étais incapable d’identifier la joie immense qui roulait dans mes veines. J’en arrivais même à me faire pipi dessus. Pas très classe pour une future star hollywoodienne…

            Le jean souillé, je pris congé de Phillip. Fin d’été en pente douce, tu parles ! C’était un  ouragan qui s’abattait sur ma vie. A moi d’être à la hauteur du défi qui se présentait sur ma route.

            Perchée sur un tabouret en skaï, je bois la dernière gorgée de mon café en souriant, repensant à Phillip m’annonçant placidement : « C’est vous. » Ouais mec, c’est moi et ce qui est sûr, c’est que je vais mettre mes tripes dans ce boulot.

            J’ai toujours voulu être une actrice. Une vraie. Pas comme toutes ces pétasses écervelées qui pensent que le talent est dans la silicone et la sensibilité dans le gloss. J’ai toujours su au fond de moi que j’étais faite pour devenir comédienne. Rien n’a jamais pu m’empêcher de le penser, mais Dieu sait qu’ils sont nombreux ceux qui ont voulu m’empêcher d’y croire.

            Quand j’ai commencé les cours de théâtre, mes parents voyaient ça avec une bienveillance presque goguenarde. Pour eux, c’était une des énièmes activités à laquelle je me frottais, sans que ça ne soit beaucoup plus sérieux que d’habitude. Ils auraient pu ne pas avoir tort si je n’étais pas tombée par accident sur le film qui changea tout. J’avais neuf ans. C’était un dimanche soir. Je me levai de mon lit et en entrouvrant la porte de ma chambre, je vis des éclats de lumière s’écraser sur le plafond. Mon père et ma mère regardaient un film. Le bruit était assourdissant, la musique fanatique, les images d’une violence beaucoup trop sensuelle. Bien à l’abri du regard de mes parents, je fixai l’écran. Fascinée. Voilà qui je voulais être. DeLarge. Le héros d’Orange mécanique.

            A partir de là, je fus la plus assidue des aspirantes comédiennes. Je passai des heures devant les miroirs de la maison essayant inlassablement de reproduire les expressions du visage de DeLarge, la révulsion de ses yeux. Et un jour, au bout de la millionième tentative peut-être, j’y suis arrivée. C’était le déclic. En plus de l’envie, j’étais douée. Je n’ai pas su convaincre mes parents qui s’inquiétaient de voir mes notes dégringoler à l’école. Je m’en foutais. C’était ni les maths, ni la géo qui me permettraient de toucher mon rêve de plus près. Ils paniquaient, ne reconnaissant plus leur gracile petite fille chérie. Mais de ça aussi je me foutais.

            Je restais enfermée des jours entiers dans ma chambre absorbée par les plus grandes tragédies grecques. Quand je n’étais pas à la maison, j’étais avec mes complices de la troupe. Ce qui n’avait pas de rapport avec la passion dévorante qui m’animait n’avait aucune importance et je ne me souviens pas d’un seul instant où j’aurais douté de ma vocation.

            La salle d’embarquement est quasiment déserte quand j’arrive. 6H54. Une femme donne le sein à son bébé, cinq types discutent dans une langue que je ne comprends pas, un homme en costume somnole tranquillement. J’ai envie de tous les embrasser, de leur dire combien je suis heureuse. Ils sont à des années lumière de savoir qui je suis.

            Mes parents m’ont jetée dehors il y a quatre ans. Ils l’ont fait sans heurt, sans haussement de voix. Mais ils l’ont fait de manière définitive. Une actrice dans la famille !? Jamais ! C’était eux ou le théâtre. J’ai fait mon choix sans esquisser le moindre mouvement d’hésitation.

            Ces derniers mois, j’ai dû faire tous les petits boulots qui existent et même ceux qui n’existent pas. Je n’ai pas abandonné, sachant que mon heure viendrait tôt ou tard. De scènes de fortune en représentations sauvages aux coins des rues, j’ai aiguisé mon jeu autant que ma soif de revanche. Rien ne peut faire le poids face à une volonté aussi farouche que la mienne. Une détermination dure comme l’airain.

            « Les passagers du vol 11 d’American Airlines à destination de Los Angeles sont priés de se présenter porte B32. Embarquement immédiat. »

            Nous ne sommes pas beaucoup à prendre la direction de la Californie ce matin. Quatre-vingt à tout casser. Je me lève comme tout le monde, goûtant ces derniers moments d’anonymat. C’est sûrement la dernière fois que je prends l’avion tranquillement, sans créer d’émeute.

            Avant d’oublier, j’attrape mon téléphone portable pour l’éteindre et, sans que l’idée n’ait eu le temps d’être correctement traitée par mon cerveau, je compose le numéro de la maison. Personne ne répond. 7h31. Ils sont déjà partis au travail tous les deux. Je crois que j’ai besoin d’enterrer la hache de guerre, de leur dire que je vais bien, que je les aime. Pas grave, je les appellerai ce soir.

            Jusqu’à présent, je n’ai pas essayé de les recontacter. Eux non plus d’ailleurs. Mon entêtement ne vient apparemment pas de nulle part… J’ai tracé ma route comme une grande, au gré des rencontres et des galères. Mais, j’ai mis un point d’honneur à ne jamais m’éparpiller en chemin. Si j’avais coupé les ponts avec mes parents, ce n’était pas pour revenir comme une morveuse. Au lieu de me décourager, la solitude m’a endurcie. Peut-être même que c'est elle qui a achevé de me convaincre.

            En bouclant ma ceinture, j’imagine l’avalanche d’interviews qui va me tomber dessus. Je raconterai mon histoire, les embuches que j’ai envoyé valser sans état d’âme, les nuits dans la rue quand les auberges de jeunesse étaient pleines ou que je n’avais plus un sou en poche. Une actrice hors norme, c’est un savant mélange de talent et de vécu. Je crois avoir une bonne dose des deux et j’ai toute une carrière devant moi pour trouver l’équilibre parfait entre eux. 

            Je regarde par le hublot. Sur le tarmac, les techniciens sont en train de retirer les cales. Je vais m’envoler vers la lumière et quoi de plus éloquent pour l’étoile montante que je suis que de passer quelques heures dans l’azur du ciel ?

            « Vous avez l’air heureuse. »

            Sur le siège 24B, ma voisine me regarde avec un beau sourire. C’est une vieille dame qui pourrait être ma grand-mère.

            « Oui, Madame, je n’ai jamais été aussi heureuse. »

            Tournant à nouveau la tête vers le hublot, je pense au dénuement que je laisse derrière moi, celui qui m’a accompagnée avec une constance jamais démentie et que j’abandonne pour l’opulence qui, parait-il, est une maîtresse bien moins fidèle.

            L’avion tourne sur la piste de décollage. Le ronronnement de la climatisation me berce, les rayons du soleil chauffent ma joue droite. Je ne savais pas qu’il était possible de ressentir autant de bonheur.  

             Les réacteurs se mettent à gronder, nous allons décoller. Je regarde ma montre. 7h59, ce mardi 11 septembre 2001 et c’est le plus beau jour de ma vie.

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