Echec et mat

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Pierre et Paul, deux retraités, se retrouvaient au café du village pour d'interminables parties d'échec depuis des lustres. Et si leur dernière partie se poursuivait au-delà de la mort ?

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Nul au village n'aurait pu dire depuis combien de temps ils avaient pris cette habitude. Pas Alex qui, aujourd'hui, tenait désormais le « Café de la place » avec Rosine, son épouse. Depuis des lustres Pierre et Paul se retrouvaient dans ce lieu, tantôt en salle, tantôt en terrasse, au grès du temps, pour d'interminables parties d'échecs.

Durant toutes ces années les deux compères avaient vu se succéder les tauliers et des taulières. Du temps où ils étaient en « activité » Paul et Pierre ne se retrouvaient là que les week-ends. Depuis quelques années les compères venaient jouer chaque jour, été comme hiver. Depuis le jour où Pierre avait lui aussi« fait valoir ses droits à la retraite ».

Paul et Pierre ne se retrouvaient jamais ailleurs qu'au café pour ces incessantes parties. Ce qui pouvait étonner ceux qui les découvraient, c'est qu'il avait quelque chose qui tenait du cérémonial, notamment lorsqu'ils s'installaient à une table. Quelque chose d'indicible peut-être d'attaché à ce lieu. Quelque chose peut-être qui tenait aussi à leurs singulières personnalités. Quelque chose qui leur permettaient de se couper du monde. En dehors de ces parties, en dehors de ce lieux, ils ne se croisaient jamais. Ils ne prenaient pas part à la vie du village, si ce n'est par leurs « permanences » assurées au café. C'est désormais là qu'il passaient le plus clair de leur temps.

Si Paul était marié, Pierre, lui, avait toujours été célibataire. C'était un « vieux garçon » qui n'avait jamais porté bague à l'annulaire. Mais des femmes, des enfants, du travail il n'était jamais question lors de leurs silencieuses parties. Pour eux, alors seuls au monde, seul comptait ce qui se jouait sur le plateau de jeu et la partie suivante aussi, peut-être. Sans doute.

« Tu sais mon vieux Pierre, on ne rajeunit pas » lançait parfois Paul en quittant la table de jeu, après leurs mutiques tête à tête. Les deux joueurs n'échangeaient d'ailleurs que quelques mots avant et après les parties. Ces dernières auraient sans doute semblé, pour qui aurait pu les observer, prendre au fil du temps des contours plus graves. Si bien que parfois avant de quitter son ami, Paul lui lançait, comme résigné « Tu sais, un de ces jours, un de nous deux ne sera plus là ». Pierre, ne savait que répondre et Paul quittait la salle dans un troublant silence.

Un soir, à la fin du printemps, alors qu'ils étaient en terrasse et venaient de terminer la dernière partie de la journée, Paul eu à nouveau cette phrase. Il y ajouta cependant « Tu sais, j'ai pris mes dispositions... » avant de poursuivre avec un sourie malicieux « J'ai décidé de faire graver un échiquier sur ma pierre tombale. Après tout, rien ne s'y oppose dans la liturgie romaine, non ? » conclu-t-il, amusé, avant de quitter la café avec arborant cet énigmatique sourire, laissant son acolyte en adressant un signe de « bonne nuit » à Alexandre debout derrière le zinc, qui n'avait rien entendu des propos. Pierre, lui, semblait dans un véritable désarrois qu'il essayait, tant bien que mal de cacher, avant de rejoindre ses pénates.

Pierre habitait près de la Concelebran. Il avait l'habitude de « descendre au village » et de remonter chez lui à pied. Eté comme hiver, il faisait ce parcours en marchand, perdu dans ses pensées. Personne n'aurait pu dire lesquelles. Mais ce soir là, sur le chemin qui montait dans les collines, il ne pouvait s'empêcher de repenser aux propos de son ami. A bien y réfléchir, il lui semblait alors que depuis quelques semaines l'état de santé de Paul était loin d'être au beau fixe. Cette idée le mina même jusqu'à ce qu'il trouve enfin le sommeil, tard dans la nuit. Ni l'un ni l'autre n'était éternel. Il faudrait bien que, tôt ou tard, un ou l'autre se sépare de son alter ego par la force des choses.

Les jours suivants les parties se poursuivirent au même rythme, toujours arrosées d'un Gaillac blanc sec, « Premières côtes de Gaillac ». Il en était ainsi depuis des années. Pierre osa enfin se hasarder à demander à demis mots, pour ne pas que Rosine puisse l'entendre, pourquoi il avait fait cet étrange remarque « l'autre soir ». Il en semblait visiblement affecté. Paul lui concéda à peine que depuis quelques temps il avait vu apparaître des tâches sa peau et qu'était victime de plus en plus souvent de céphalées, chaque fois un peu plus douloureuses. Il était toute fois hors de question qu'il consulte un charlatan en blouse blanche. Mais Paul, comme Pierre, était un de ces taiseux qui ne se confient pas et prennent peine à se dévoiler même - et surtout - à leurs proches.

Les semaines passèrent et Paul n'allait pas mieux. Loin de là. Plusieurs fois Pierre, qui lui conseillait régulièrement d'aller consulter un médecin, pensa à téléphoner à Maria pour lui parler de l'état de santé inquiétant de son homme. Mais, malgré les années passées à jouer avec son mari, ils ne se connaissaient qu'à peine. Il était aussi certain que si son comparse venait à avoir vent de ce coup de fil, il lui en tiendrait rigueur, à tel point que, peut-être, cela pourrait en être fini de leurs parties. Pierre se résolu à se taire. Ainsi allèrent les choses.

La fête du village, pour la saint Jean, passa. L'été s'était bien installé mais la santé de Paul n'allait que de mal en pis. Et c'est par une de ces douces soirées d'été qu'il lança finalement, juste avant de quitter son ami : « Tu sais, je vais peut-être suivre ton conseil... Et aller voir le toubib. Cela va te sembler idiot, mais je vois de plus en plus mal la nuit quand je rentre. J'irai consulter demain après-midi. On se retrouvera le soir ». Le lendemain Paul ne donna pas de signe de vie. Pour la première fois Pierre était seul à la table de jeu, à l'ombre des platanes.

Deux jours plus tard on appris le décès de Paul qui s'était déroulé, semblait-il, dans d'affreuses souffrances.

Dans les ruelles les rumeurs allaient bon train sur l'horrible agonie du vieux Paul. A demi-mots on évoquait les détails sordides sur ses dernières heures. Sur les délires qui l'avait accompagné aussi. « Ce jeu l'a rendu fou ». « Il devait être fou avant ». « C'est sans doute à cause des champignons. Il était myope comme une taupe et ne voulait pas voir un ophtalmo ». Si Marie cuisinait les champignons que rapportait son homme, l'ancienne institutrice n'avait quant à elle aucun goût pour les sporophores.

Pierre se retrouvait alors seul au monde. Dans ce monde que son ami et lui semblaient vouloir fuir. Depuis des mois il refusait de se préparer à cela, même s'il savait au fond de lui que la chose s'approchait pas à pas. Il ne lui resterait désormais plus que ses souvenirs et des lectures maintes fois remises à plus tard. Une belle et vaste demeure. Un jardin paysagé. Vides.

C'est lors de l'enterrement, où il semblait être le plus profondément attristé des membres de l'assemblée, que Pierre découvrit l'échiquier sur la pierre tombale. Les pièces de marbre étaient en ordre de bataille et n'attendaient plus qu'à être utilisées.


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Quelques jours d'écoulèrent avant que Pierre ne rendit finalement visite à son ami. La tombe était fleurie, comme elles le sont toutes les premiers jours, avant que le temps et l'oubli n'accomplissent leur oeuvre chez ceux qui restent.

Mais Pierre ne pu se recueillir comme il l'avait espéré. Le pion du roi blanc avait été avancé de deux cases. Il était stupéfait. On aurait cru une invitation lancée depuis l'au-delà. Même s'il eut un instant un doute, il était évident que lors de l'enterrement les pièces de pierre étaient toutes en place.

Si cette farce de mauvais goût avait été commise par quelques petit plaisantin, il connaissait au moins les règles du jeu.
Cette ouverture classique s'il en est mène a des parties tactiques où le moindre faux pas peut être fatal.

Pierre hésita un long moment. Finalement, juste avant de partir, il déplaça le pion du cavalier, côté reine, l'avançant d'une case pour ouvrir la petite ligne du fou blanc, comme une réponse à cet appel. Ce n'était pas un des coups parfaits préconisés par Edmar Mednis. Ce n'était pas pas non plus un jugé médiocre pour le grand maître international.

Au moment de quitter la pierre tombale, il se dit qu'il relirait bien un des ses ouvrages, histoire de tuer le temps. Du temps, il en avait peut-être encore devant lui plus que de raison. Il lui fallait désormais le combler alors qu'il savait bien au fond de lui que sa propre mort n'était pas si loin. Il médita sur cet étrange paradoxe en rentrant chez lui, marchant sur le bord de la route lorsque les oiseaux de nuit commençaient à chanter.


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Plusieurs jours passèrent. L'absence de Paul semblait à chaque instant plus envahissante. Peut- être encore plus à cause de la partie en cours sur sa pierre tombale. Il hésitait aussi à rendre visite au cimetière, craignant que la partie ne soit vraiment engagée sur la pierre tombale.

Il se résolu enfin à surmonter son angoisse. C'est avec un mélange de peur, de colère, de soulagement et une multitude de questions, qu'il découvrit que son invisible adversaire avancé le pion de la dame de deux cases.

Une façon d'occuper le centre de l'échiquier et de s'offrir de nombreuses possibilités. Ce pion avancé était protégé par la reine blanche et son voisin qui n'était pas protégé était inattaquable. Le plaisantin n'était sans doute pas un débutant.

Si Pierre en voulait à cet inconnu, il était en même temps heureux de jouer à nouveau. Le rythme de la partie serait différent, bien plus lent, mais partie il y aurait. « Qui nous joue ce tour mon pauvre Paul ? » demanda-t-il à mi voix sur la pierre tombale de son vieil ami. Il avança timidement son fou d'une case, attaquant ainsi le pion qui ne l'était pas jusque là. Il pouvait aussi entamer un grand roque. Ce n'est qu'avant de partir qu'il se demanda quand l'autre jouerait à son tour. D'ailleurs, qui était « l'autre » ?

C'est désormais cette question qui taraudait. Cette question lancinante pouvait expliquer son mal de crâne. La tempête de questions l'empêchait de dormir et de trouver le repos. Il hésita à revenir le lendemain même. Il redoutait que « l'autre » n'ait pas encore joué. Qui était-il ?

Il essaya de passer en revue le champ des possibles mais pendant toutes ces années où il jouait, il ne regardait plus vraiment autour de lui, attendant peut-être sereinement sa propre mort. Mais ce n'est pas lui qui était parti en premier et il devait désormais vivre avec cette douloureuse absence et désormais une multitude de questions sans réponse. Comment tout cela était-il possible ? Qui se jouait ainsi de lui ? L'envie de revenir sur la tombe de son ami n'était qu'à peine plus forte que la crainte de ce qu'il y découvrirait. Il s'avait ce qu'il redoutait et ce qu'il attendait avec impatience en même temps : une pièce soit jouée. Rien de plus. Une pièce déplacée. Paul et lui avaient peut-être déplacé des millions de fois une pièce depuis des années. Mais là, l'échiquier était la tombe de son ami. Mais là, son adversaire n'avait pas de visage. Le déroulé de ses pensées menait à un seul point qui était aussi l'origine de toute ses pensées : contre qui jouait-il ?


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Pour le savoir, il n'y avait qu'une seule solution. Pierre attendit autant de jours que pour sa première visite. Il se disait ainsi que le rythme de cet étrange partie serait respecté. C'était aussi, à vrai dire, une façon pour lui de gérer son angoisse et son impatience.

En arrivant dans l'allée du cimetière du côté de la salle de l'abbé Fournials, le 4 août, il remarqua tout de suite que le fou blanc occupait désormais le centre de l'échiquier, face à la reine.

Son adversaire pouvait ainsi entamer à son tour un petit roque, et il devancerait ainsi le sien. Temps semblait alors presser. Ce fou ne pouvait pas s'avancer plus sans être pris. Une case de plus, il sortait son pion protégé par la reine. Deux cases de plus, il pouvait sortir un pion et le menacer Au prochain coup. Une case de moins, il était protégé par le fou mais se privait de la diagonale de sortie de la reine...

Ce n'était qu'après avoir longuement pensé aux positions de pièce qu'il pensa à son ami. Il en éprouva un horrible remords conjugué à un terrible regret, à tel point qu'il en éprouva un vertige et assied sur la pierre tombale. Un flot de sang percutait ses tempes. Si l'inconnu voulait jouer avec lui, autan le faire à la terrasse du café, comme avec Paul, mais pas ici. Il scruta le cimetière. Il n'y avait pas un bruit. Pas même celui des cigales. Il y avait quelque chose d'étrange.

Avant de partir, presque en catastrophe, il avança le pion du fou noir de deux cases. Il n'avait aucune pièce au centre. Il ne pouvait plus s'y rendre. Il fallait qu'il joue. Il fallait qu'il parte. Vite. D'un pas pressé lorsqu'il passa près du monument au mort, il guetta la terrasse du café, pour voir si personne ne jouait aux échecs. Depuis la mort de Paul il n'y était pas revenu. C'était au dessus de ses forces. Il se coupait peu à peu du monde, perclus de questions.


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Pierre avait envie de se jurer de ne plus retourner sur la tombe de son ami, mais il n'avait pas non plus cette force. Face à l'aversion, il se résolu à attendre la messe de neuvaine qui avait lieu le dimanche suivant. Des milliers d'idées aussi folles les unes que les autres venait à son esprit. Paul jouant une ultime partie depuis l'au-delà, un plaisantin, une hallucination. Il s'était toujours rendu seul sur la tombe de son ami. Il s émettait à rêver que pour les neuvaine les pièces seraient venu à leur place. Oui, une hallucination était la solution la plus probable. Mais pour en avoir le coeur net, il fallait à nouveau se rendre au cimetière. C'était au dessus de ses forces. Au moins jusqu'à la messe de neuvaine. Il n'y serait pas seul. Le cauchemar y prendrait peut-être fin.

Si tel était le cas... Qu'en conclure ?
C'est avec une appréhension à nouvel autre pareille qu'il se rend à l'église le dimanche suivant. C'est avec effroi qu'il constata que le joueur blanc avait pris le pion qu'il avait de déplacé.
Il avait agit sans trop réfléchir. Depuis sa première visite sur la tombe de Paul, il ne pouvait s'empêcher de cogiter jouer et nuit en se demandant qui était son adversaire. Il sentait qu'il perdait pied. Il avait ressortis tous ses échiquiers et les avait disposés dans chaque pièce de la maison pour essayer de comprendre la partie qui se jouait. Il voulu demander à son voisin s'il voyait ce qu'il voyait sur la pierre tombale. Il n'en eu pas le courage. S'il confirmait, cela ne ferait que renforcer son effroi. S'il infirmait, c'est qu'il était devenu fou. Sur l'échiquier, regardant les positions des pièces. Pierre aussi hésita, mais pour tout autre chose.

Ce que virent les rares personnes venues aux neuvaines, c'est à quel point Pierre, qui resta terré dans un mutisme insondable, était affecté. Plus encore que ce que l'on aurait pu imaginer.

Pierre fini par conclure que son adversaire devait être présent ici, maintenant. Il scruta un à un les membres de l'assemblée.
Il y avait bien entendu Marie et son fils. Serge vivait loin, Paul n'en parlait qu'à peine. Très rarement il lui expliquait que, son fils étant là, il serait en retard au rendez-vous. Il y avait le couple qui tenait le café. Il y avait des gens du village, beaucoup d'inconnus de nouveaux arrivants, qui étaient là depuis quelques années peut-être. Il ne s'intéressait pas plus à la marche du monde qu'à celle de son village. Cela ne l'empêcha pas de dévisager Marie, puis Serge. Il y avait aussi Alexandre et Rosine, qui tenaient le bar et s'étaient absenté pour l'occasion, il y avait le prêtre de la paroisse venu d'une commune voisine... Tour à tour Pierre dévisagea chacun des membres de l'assemblée, pour sonner leurs réactions, espérant que l'un d'entre eux se trahirait. Lorsque l'assemblée se dissipât, quelques murmure se firent sur l'état de santé de « ce pauvre Pierre » que ceux qui le connaissaient ou de « ce type bizarre » pour les autres.

Devait-il jouer aujourd'hui ou attendre le lendemain pour garder le même rythme ? Il resta longuement devant la tombe de feu son ami. « C'est une étrange chose de jouer à un jeu dont on ne connaît pas toutes les règles... Un peu comme la vie » pensa-t- il. En se grattant machinalement l'avant bras, il s'aperçu alors que lui aussi avait une étrange plaque sur sa peau, comme celle qu'avait eu Paul.

Pierre resta longuement là, sans rien faire d'autre que gratter son avant bras. Il resta ainsi, presque figé jusqu'à s'assurer que plus personne n'était dans le cimetière ou à ses abords. Parmi les derniers membre de l'assemblée à quitter le lieu ceux qui connaissaient Pierre ne voyaient que l'affliction et l'abattement du vieil homme. Les autres étaient inquiets de l'attitude de cet homme étrange.

« L'autre » avait encore un coup d'avance. « L'autre » lui avait pris un pion qui avait disparu. Où était passé cette satané pièce ? Dans un mouvement étrange et rageur, il renversa les pièces avant de quitter la scène.

Pierre perdait le sommeil. Il décidait t'attendre le mardi pour consulter le médecin du village voisin. Mais avant cela, le plus urgent était de jouer et de revenir une nouvelle fois dans ce cimetière devenu lieu d'attirance de son esprit et de répulsion de son pauvre corps malade. Un aimant qui portait en lui les deux pôles opposés.

Sur la pierre tombale de Paul, les pièces avaient été remises en place. Pierre n'en fut pas étonné après tout ce qu'il avait vu ces derniers jours. Il savait que les pièces se déplaçaient... Ou étaient déplacées... Il ne savait plus. « Déplacé ». L'idée de la polysémie de ce mot lui fit esquisser un étrange sourire.

Fatigué et désabusé, il avança son fou blanc, et pris le pion de son cavalier. Il le déposa à côté de la tombe. La tour de l'adversaire n'avait aucun échappatoire. Il allait la prendre. Son esprit malade avait mis longtemps à préparer ce coup.

Il fallait que « l'autre » se dévoile. Le pousser à bout comme il était entrain de le faire à son adversaire.


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Le mardi Pierre trouva porte close. Le cabinet médical était fermé pour les vacances. Il essaya de se rassurer autant qu'il pouvait le faire avec son esprit accablé et harassé. La perte de Paul, cette partie fantasmagorique, son manque de sommeil oppressante... Mais il en avait vu d'autres dans sa vie et était bien déterminé à ne pas abandonner la partie, coûte que coûte.

Le mercredi lui sembla durer une éternité. Sur un des échiquiers du salon, il regardait les pièces disposées comme sur la tombe.
Qui était l'adversaire ? Où était passé le pion ? Où était Paul à présent ? Le vieil homme fini par toucher à nouveau à son alcool préféré. Ce n'est que grâce à lui qu'il trouva enfin le sommeil au milieu de la nuit.

Le vieil homme passa le mercredi à s'interdire de se rendre au cimetière. Il n'avait plus d'appétit et seul l'alcool pouvait apaiser les démons qui le rongeaient. Pourquoi avait-il renversé les pièces ? Pourquoi cette partie? Et s'il décidait de l'arrêter ? Allait-il mourir ? Oui, bien entendu, mais quand ? Paul l'attendait-il ?

La seule chose qu'il fit hors de sa demeure ce jour là fut d'aller, titubant, devant la maison de Paul. Il voulait voir si la voiture de Serge était là. Pourquoi ? Il n'en savait rien lui-même. Il retourna chez lui non sans mal.

Dans la soirée, il repensa à ce que son ami lui avait

dit sur ses problèmes de vision lorsque la lumière était faible. Il ne pouvait que constater qu'il était victime du même phénomène avant de s'écrouler, ivre, sur le canapé à quelques centimètre d'un des échiquiers qui trônaient en maitres dans le salon. Lorsqu'il sorti de son sommeil, Pierre fila au cimetière après s'être relevé avec toutes les peines du monde. Il avait juste dormi. Il n'avait plus faim. Il ne se lavait plus. Il fallait qu'il sache. Il se gagna le cimetière aussi rapidement que son état le lui permettait.

Sur la tombe, le joueur blanc avait sorti sa reine pour le mettre en échec. Pierre, hagard, tomba des nues. Son roi était incapable de bouger. Il lui fallait mettre en lui et la reine une pièce. Le cavalier ou le pion. Il se dit que, à l'image du mal qui l'affligeait, il devenait de moins en moins maitre de ses mouvements.

La pièce qu'il allait déplacer pour protéger son roi serait clouée. Il choisi d'avancer son pion.
Il se sentait diminué, physiquement, intellectuellement. Il n'arrivait plus à réfléchir. Plus ici. Plus maintenant. Il quitta le cimetière en en essayant de courir même si désormais son corps ne le lui permettait plus. C'est un pantin désarticulé qui quitta le champ du repas sans une seule pensée pour Paul.


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Durant les deux jours suivant Pierre n'eu de cesse de penser à tout cela. D'affreuses douleurs abdominales étaient entrain de naître. Elles étaient peut-être déjà là depuis quelques temps d'ailleurs, mais l'alcool est parfois un puissant antalgique. Il évite à ceux qui vivent dehors de ressentir le froid. Celui de Pierre était en dedans.

L'idée de consulter un médecin effleura son esprit. Mais, à coup sûr, il l'aurait fait enfermer comme l'avait été sa pauvre mère lorsqu'il était adolescent. Ce n'est que le dimanche qu'il pu se rendre au cimetière par une chaleur suffocante.

Pierre, décharné, explosant d'un rire presque dément devant la tombe de Paul lorsqu'il vit que le joueur blanc avait pris le pion.

Et si l'autre c'était ce bon vieux Paul ? Il lui avait déjà fait le même coup. S'il reprenait ce pion avec le sien il serait échec et mat au prochain coup. Non, on ne l'y reprendrait pas deux fois. Convaincu de jouer contre Paul, il sorti son cavalier pour attaque cette reine arrogante. Il semblait revigoré, semblant reprendre enfin le dessus dans cette étrange partie. maintenant qu'il connaissait enfin son adversaire. Si son ventre ne le faisait pas se tordre de douleurs, il aurait même dansé de joie dans le cimetière. Mais il lui fallait à présent péniblement rentrer chez lui.


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Le lendemain, pour la première fois depuis de sa longue vie Pierre n'était pas à la cérémonie de la Fête nationale. Les rumeurs allaient bon train le concernant. On l'avait vu, ivre. On l'avait vu rire de joie devant la tombe de Paul. Il ne faisait plus aucun doute à présent qu'il était devenu fou. Fou de chagrin. Fou de douleur. Fou de solitude.

Son ancien alcoolisme avait fait surface dans les conversations de ceux qui partageait l'apéritif sur la place du village. On évoquait avec le plus grand détachement son lent suicide alcoolique « après tout ce qu'il avait subit ». On ne lui connaissait aucune famille et nul ne se sentait assez proche pour faire un geste. On estimait « qu'il avait du perdre goût à la vie depuis la mort de Paul » entre deux rasades de rosé avant de parler de la sécheresse qui frappait, non sans s'être rassuré en affirmant que « le temps ferait son œuvre ».

Durant deux jours Pierre se tordait de douleur, mais était persuadé d'être sortie d'affaire dans cette sordide partie. « Paul, mon vieux Paul, la dernière sera pour moi » criait-il parfois rageusement dans le silence de sa demeure avant d'entamer une nouvelle bouteille à la santé de ce vieux Paul.

Pétrit de douleurs, il avait eu les plus grandes peines à se rendre jusqu'au cimetière le mercredi. Mais il n'était pas de ceux qui abandonnent, même à l'article de la mort. Il était impatient d'assister à sa victoire, imaginant avec enthousiasme quelles en seraient les conséquences. La vie éternelle ? Une nouvelle partie ?

En arrivant à la tombée de la nuit dans le cimetière, il constata que le joueur blanc avait pris le pion. S'il était en échec, cette dame entreprenante à sa merci. Pierre déposa avec difficulté la dame sur le bord de la tombe.« Une reine baladeuse se fait toujours prendre » lança-t-il à son ami avant de poser avec une grimace de douleur son cavalier à la place de la dame déchue.

« Pour fêter ça, je crois que je vais attendre ici que tu joues ton tour » dit-il à bout de souffle avant de prendre une nouvelle gorgée d'alcool et de poser maladroitement la bouteille à côté de l'échiquier. Il ne partirait pas d'ici avant d'avoir vu les pièces se déplacer. Il avait tout son temps, l'éternité s'il le fallait, mais il réopérait ce mystère et apercevrait la Vérité.


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C'est au milieu de la nuit qu'il fut réveillé par de petits coups de pieds dans ses côtes. « Hé, regarde ça pour finir » lui lança Marie. Elle était debout, à côté de lui. Pierre était à l'agonie, allongé à même le sol. Il observa avec la plus grande peine du monde un gant innocent mu par une main coupable saisir le fou blanc pour mettre Pierre échec et mat.

« Toute ma vie tu m'as pris Paul. Tu n'as pas la moindre idée de ce que j'ai enduré. Et maintenant... Tu vas sagement aller le rejoindre ». Avec le fou elle fit tomber le roi pour qu'il prenne sa place. Elle contempla la bouteille de Pierre. Elle avait pris soin, des semaines plus tôt, de la préparer comme toutes ses autres.

Personne ne douterait que Pierre, qui était retombé dans l'alcool après un si grand chagrin, était aussi devenu dément comme l'était sa mère, et avait choisi d'en finir ainsi, ivre mort, sur la tombe de son seul ami.

Chacun pouvait le comprendre, au fond. Mais nul ne pouvait se douter que Paul, lui aussi avait été patiemment empoissonné par sa dame. Tout comme Pierre lorsqu'il se rendait à ses funestes ses parties d'échec, laissant ouvertes les portes de sa demeure.

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