Ectoplasmes - Partie 2/4

punkyre

Précédemment : En rendant son dernier souffle, Jocelyne laisse à Nell un bien étrange héritage.

Chapitre 6

 

Quand je me réveillai sur le canapé de ma grand-mère, je vis d'abord ma sœur, qui me fixait. Je compris dans ses yeux rougis qu'elle m'en voulait pour quelque chose. Ma mère m'entendit me redresser et vint s'assoir à côté de moi. Elle caressa mes cheveux. Je n'avais pas besoin d'un mot de plus. Elle était morte. C'était fini. Au fond de moi, je savais que c'était pour le mieux. Il était temps. Je me levai, me dirigeai vers la porte et sortis sous les yeux médusés de ma mère et de ma sœur. Il me fallait de l'air. Je me dirigeai vers la forêt, m'y enfonçai. Toutes les branches me semblaient familières, pourtant, je savais que je n'étais jamais passée par là, même durant l'escapade de mes 15 ans. Je m'enfonçai, encore un peu plus, jusqu'à me sentir complètement perdue, tout en étant totalement consciente d'où j'étais. Je sentais qu'une route allait bientôt m'apparaître, et ce fut le cas, sans surprise. Debout au bord de cette route, loin de tout, loin du corps de ma grand-mère, je mis enfin des mots sur ce phénomène : j'avais « respiré » sa mémoire et m'en étais imprégnée. Elle était mienne à présent. Je regardai mes mains. Je n'avais pas changé. J'étais la même, mais différente. J'étais plus. Mais la colère n'avait pas disparu, ni la peur, ni les doutes. Dans la mémoire de ma grand-mère, je n'avais pas encore les réponses. Elles étaient peut-être quelque part, cachées, mais j'avais trop d'images en tête dans tous les sens pour les discerner. Je regardai derrière moi. M'attendait-on ? Me revinrent en mémoire les dernières paroles de ma grand-mère : « Fais attention à eux. A tout, mais surtout à eux. Fuis, toujours. » Mon sang se glaça un instant. Fuir. Pour aller où ?

 

Je sursautai quand mon téléphone vibra dans ma poche, comme un étranger. Mon père appelait pour me dire de rentrer. J'eus une seconde d'hésitation mais fis demi-tour.

En arrivant, il m'attendait sur le perron. Il me prit dans ses bras et me serra, longuement, avant de m'inviter à entrer sans un mot. A l'intérieur, un homme bedonnant aux épais sourcils gris s'installait sur une chaise, qui avait été replacée au bon endroit, face à la table. Ma mère et ma sœur étaient assises également, et deux chaises libres nous attendaient, mon père et moi. Il s'assit et regarda Louisa, puis moi, et nous expliqua :

―      Le médecin a déclaré le décès. Avec votre mère on va gérer les formalités. On vous emmènera prendre le train ce soir à 20h pour rentrer, et on vous rejoindra dans quelques jours.

―      Et l'enterrement ? demanda Louisa la gorge serrée.

―      Vous redescendrez en train pour la journée si vous le souhaitez.

J'étais impressionnée par le calme de mon père. Il retenait tout. Il souriait tristement, mais ses yeux étaient déterminés. Il reprit :

―      Maître Lamartie est le notaire de votre grand-mère. Il a été prévenu du décès et va nous lire le testament de mamie avant que vous ne repartiez.

Le concerné se racla la gorge. Il plongea ses yeux dans chacun des nôtres et nous dit, de sa voix grave :

―      Tout d'abord, je vous souhaite mes plus sincères condoléances. Votre grand-mère est venue me voir il y a quelques temps pour déposer ce testament.

Il décacheta une simple enveloppe, en sortit une feuille de papier. Passés les formalités d'usage, il nous lut les derniers vœux de ma grand-mère.

―      Je souhaite léguer toutes mes possessions à mon fils et à sa femme, à l'exception des livres de ma bibliothèque, destinés à ma petite fille Louisa, et de la boite en bois vernis du grenier, destiné à ma petite fille Nell.

Nous écoutâmes les derniers mots protocolaires et Louisa sourit timidement, sûrement touchée par cette attention. J'étais dubitative. Le notaire referma le document, en donna une copie à mon père et rangea ses affaires.

―      Courage pour les moments à venir, dit-il simplement avant de quitter la maison dans un silence plombant.

Je regardai mon père. Il finit par dire ce qui me taraudait :

―      Je n'ai jamais vu de grenier dans cette maison.

 

Il me restait plus d'une heure avant le train. Je décidai de chercher ce fameux grenier, dont personne n'avait jamais entendu parler. A l'étage, je cherchai une entrée, une trappe. Rien. J'allai dans notre chambre d'enfance, inspectai le plafond. A l'aide d'une chaise, je tapotai sur chaque dalle, et finis par entendre un bruit différent, creux, sur plusieurs dalles. J'en poussai une, deux, puis à la troisième, elle se souleva. Je sortis mon portable et activai la lampe torche, avant de prudemment passer la tête par l'ouverture. Le grenier n'était pas du tout aménagé, et il était totalement vide. C'était des combles perdus. Ma lampe finit par éclairer une boite, assez petite, couverte d'une fine poussière. Sur le sol, une couche beaucoup plus épaisse était striée, visiblement déplacée par la boite qui avait été poussée de la longueur d'un bras. Je me mis sur la pointe des pieds et réussi à la saisir du bout des doigts, jusqu'à la tirer à moi.

Assise sur l'un des petits lits de la chambre, je toussai les derniers grains de poussières coincés dans mes poumons avant d'examiner la boite. Elle était assez petite, visiblement ancienne et couverte d'un vernis vert passé. Je tentai de l'ouvrir : en vain. La serrure était fermée, et il n'y avait pas de clé. Je la secouai doucement. Divers bruits se mélangèrent. Comment avait-elle pu oublier de laisser la clé ? Je vérifiai une nouvelle fois dans les combles. Rien, pas l'ombre d'une clé. Je saisis la boite, la retournai en tout sens, et finis par distinguer une irrégularité sur une tranche. Je grattai le vernis, tirai, poussai sur le bois. Tout à coup, un petit bout de la boite se décala, laissant apparaître un papier jauni, roulé en tube. En toutes petites lettres, je distinguai « Nell ».

L'écriture était minuscule, je plissai un peu plus les yeux à chaque mot. C'était l'écriture de ma grand-mère :

« Si tu lis cela, c'est que je suis morte. Si tu n'as pas réussi le transfert, tu peux tout de suite jeter cette boite, elle ne te servira à rien. N'essaie pas de l'ouvrir en la cassant, son contenu serait inutilisable. Cherche la clé dans ta nouvelle mémoire et quitte la maison, tout de suite. Courage. J'ai confiance en toi. »

Super message codé… Le transfert devait être le phénomène que j'avais vécu à sa mort. Cette nouvelle mémoire était la sienne. Mais comment trouver quelque chose dans un tel fouillis de souvenirs partiels ? Je fermai les yeux, tentai de visualiser la boite, sa serrure, une clé… rien. Des souvenirs personnels et d'autres qui n'étaient pas miens se mélangeaient. Etrangement, j'avais l'impression de voir chaque détail de ces souvenirs. Comme si tout était plus clair qu'avant. Entremêlé dans ces souvenirs, un intense sentiment de vide se terrait. A trop l'explorer, je sentis mon cœur se serrer. Je rouvris les yeux pour sortir de cet état étrange et décidai de descendre demander à mon père si cette boite lui disait quelque chose.

M'apprêtant à sortir de la chambre, je m'arrêtai quelques secondes, la main sur la poignée. Des pas, nombreux, montaient vers la chambre de ma grand-mère.

―      J'ai besoin de quelques minutes seul avec elle, dit une voix grave que je ne connaissais pas.

J'entendis la porte de la chambre se fermer, et ma mère chuchoter :

―      Elle était croyante ?

―      Aucune idée, répondit mon père, je ne pense pas.

―      Laissons-le faire…

Mes parents quittèrent l'étage. Qui pouvait être cet homme… un prêtre ? N'était-ce pas commun de bénir le corps ou je ne sais quoi ? Sans bruit, je collais mon oreille contre le mur séparant notre chambre d'enfance de celle de ma grand-mère. J'entendis quelques bruits de pas, puis des bruits plus étranges : tiroirs, placards ouverts, fermés, fouilles, puis tout à coup, un bruit métallique, un râle. Je sursautai quand il ouvrit violemment la porte de la chambre. J'entendis vaguement sa respiration, rapide, puis quelques raclements de gorges, toussotements, et enfin ses pas descendant l'escalier. Je le suivis, à distance. En bas, il demanda à mes parents, une pointe d'empressement dans la voix :

―      Qui a eu accès au corps depuis le décès ?

Ces mots crus choquèrent mon père, qui balbutia :

―      Hé bien… l'infirmière, le médecin… le notaire l'a vu également, et nous quatre.

―      Nous quatre ?

―      Ma femme, mes deux filles et moi-même.

M'avançant encore un peu plus pour mieux entendre, le parquet craqua. L'homme, portant une soutane, se retourna vers moi. Ses yeux noirs me fixèrent quelques secondes, puis il regarda de nouveau mon père, sans un mot. Je restai figée, le cœur serré. Son regard était dur, pas celui qu'on pouvait attendre d'un prêtre. Je serrai derrière mon dos la petite boite en bois. L'homme regarda longuement mes parents, puis ma sœur, plongée dans ses livres, et se retourna une nouvelle fois vers moi. Je retins ma respiration. Il finit par dire « C'est fait » et quitta la maison en hâte. Je courrai jusqu'à la fenêtre de l'étage et le vis marcher rapidement, les poings serrés, en direction de la petite route bordant la propriété. « Quitte la maison immédiatement » avait écrit ma grand-mère.

―      Partons ! lançai-je à mes parents tout en descendant l'escalier.

―      On a encore quinze minutes, intervint Louisa.

Je ne répondis pas. Louisa me scruta un instant et choisit de m'ignorer, replongeant dans ses lectures. J'attrapai mon sac, y enfournai la boite et sortis de la maison. « Moi j'y vais ! » lançai-je. Mon père me rattrapa.

―      Qu'est ce que tu fais, Nell ?

―      Je ne peux pas rester là. C'est… trop dur, inventai-je sur l'instant.

Il réfléchit quelques secondes et somma Louisa de se dépêcher. Cinq minutes plus tard, ma mère nous conduisait à la gare de la ville la plus proche. Je regardai mon père, resté sur le perron. Il ne pouvait rien lui arriver. Ni à mes parents, ni à ma sœur. C'était moi, et moi seule, qui devait partir, à tout prix.

 

Je fis les cents pas sur le quai de la gare. Ce furent dix des plus longues minutes de ma vie. Ma sœur lisait tranquillement un bouquin. Elle fit la même chose durant tout le trajet, alors que je tripotais nerveusement la sangle de mon sac. Tout le monde me paraissait étrange, suspect. Le regard du prêtre – s'il en était vraiment un – revenait tout le temps. Ses yeux noirs, ses sourcils froncés, sa bouche colérique, ses poings serrés, sa démarche hâtive… tout était soigneusement gravé dans ma mémoire.

 

Nous arrivâmes très tard à l'appartement. Un taxi nous déposa devant l'immeuble, et je dus aider ma sœur à porter sa valise tant elle l'avait blindée de livres. Nous étions exténuées, je voulais juste enfin me reposer, m'enfermer dans ma chambre, dormir. Lorsque je voulus insérer mes clés dans la serrure, la porte de l'appartement s'ouvrit seule, lentement, dans un grincement. J'eus tout à coup un gros coup de chaud, et fis signe à Louisa de se taire. Je poussai la porte. Grâce à la lumière du couloir de l'immeuble, je vis que tous les tiroirs du meuble de l'entrée étaient par terre.

―      Appelle la police, chuchotai-je.

Alors qu'elle faisait le numéro, j'entrai prudemment. Aucun bruit. J'allumai la lumière et m'avançai prudemment.

―      Nell ! Attends ! me dit Louisa en serrant les dents pour ne pas parler fort. N'y vas pas !

Ne l'écoutant pas, je m'avançai encore, jusqu'à entrer dans le salon. Il était sans dessus dessous. Ne voyant toujours personne, je courus jusqu'à ma chambre, qui elle aussi avait été mise à sac. Je me jetai sur mon bureau, dont le tiroir était ouvert et vidé de son contenu. Enlevant le double fond, je découvris mon journal, serrure intacte. Je vérifiai par acquis de conscience que ma clé était bien toujours dans mon sac de voyage, puis m'assis sur mon lit, tremblante.

La police arriva très rapidement sur les lieux. Ma mère décida de nous rejoindre avec le premier train le lendemain matin, laissant mon père seul pour gérer les formalités de l'enterrement. Elle était soulagée : visiblement, rien n'avait été volé. Pour ma part, c'était ce qui m'inquiétait le plus.

 

Chapitre 7

 

Les deux jours qui suivirent notre retour ne furent qu'inquiétudes, doutes. Ponctuées de rêves terribles, les nuits furent courtes et augmentaient ma paranoïa. Je ne savais pas si mes rêves étaient des souvenirs, des inventions, ou un mélange des deux, mais tout était si clair, si précis… Le sentiment de vide s'accentuait également de jour en jour. C'était comme si quelque chose manquait, mais je ne savais pas quoi. A l'aube du troisième jour, vers cinq heures du matin, je pris la décision de partir. Cette fois, j'étais sûre de moi, ce n'était pas sur un coup de tête. Les mises en garde de ma grand-mère, le prêtre, le cambriolage étaient autant de raisons de partir. Je ne pris qu'une heure à rassembler sans bruit mes affaires. Je dis au revoir au travers de la porte de mes parents, puis de ma sœur, en silence. J'écris une longue lettre dans laquelle j'expliquai avoir besoin de temps, après la mort de ma grand-mère. Enfin, je partis à pied pour la gare, ma voiture ayant rendu l'âme lors de mon accident. Ma destination était choisie depuis plusieurs heures. Dans un des rêves-souvenirs que je faisais, j'errais dans Rome, ville majestueuse, froide, terrifiante lorsque l'impression d'être suivie serrait mes entrailles jusqu'au réveil. J'étais persuadée que ma grand-mère avait vécu là-bas. C'était une piste de départ. C'était surtout la seule piste que j'avais. Avant de prendre le train, j'attendis l'ouverture de ma banque pour y retirer toutes mes économies. Avec ma paranoïa remontaient toutes les informations lues dans les quelques romans policiers piqués à ma sœur. Ne pas utiliser sa carte bleue, ni son portable, éviter les aéroports, les caméras, les comportements suspects…

 

Je découvris Rome avec un étrange sentiment de déjà-vu. Je n'y étais jamais allée, je ne m'y étais jamais intéressée, et pourtant j'avais l'impression de connaître cette ville. Cette « nouvelle mémoire » était déroutante, effrayante même. Les détails que je voyais en fermant les yeux me coupaient parfois le souffle. Je ne saisissais pas encore la portée de cette capacité. J'avais juste envie d'annihiler toute pensée pour fuir cette déferlante d'informations que je contrôlais très mal.

 

J'avais trouvé un hôtel proche du centre de Rome. C'était précaire, voire miteux, mais je n'avais pas le choix. Mes possibilités financières étaient limitées, d'autant plus que je ne savais pas combien de temps me prendrait ce voyage. Chaque jour, j'essayais de trouver de nouveaux souvenirs et me perdais un peu plus dans les méandres d'une mémoire qui n'était pas la mienne. J'avais visité plusieurs endroits, sans y trouver la moindre réponse, puis avais fini par retrouver un café, dont la façade n'avait quasiment pas changé.

Je pris l'habitude de boire mon café du matin derrière les vitres de ce boui-boui dans lequel j'avais commencé à prendre mes habitudes. Si j'avais été mise en confiance en quelques paroles, j'avais surtout été conquise en un sourire. Il n'était pourtant pas de mon âge, ce vieux barista. Il avoisinait plutôt celui de ma grand-mère. Un pincement au cœur me prenait quand je le voyais, comme un tendre sentiment de plénitude. Elle avait dû le rencontrer, l'aimer peut-être, ou du moins s'en éprendre.

Le dixième matin, les premières lampées de mon cappuccino me piquèrent le nez. Je n'étais pas capable de boire la version « classique » du café à l'italienne, mais le cappuccino, plus fort qu'en France, me convenait. Je savourais le goût de ce premier breuvage de la journée en me perdant au travers des vitres, regardant les passants déambuler. L'un était pressé, l'autre nonchalant, certains se tenaient par la main, par le bras, d'autres animaient leur discours par des gestes, violents, sensuels, dramaturgiques, vivants… Cela m'hypnotisait, me renvoyait à mes rêves de la nuit. A quelques mètres en face, une porte s'ouvrit. Ce ne fut qu'en voyant le visage de l'homme qui y passa la tête pour regarder dans la rue que je le remarquai. Il avait les sourcils froncés, la mine inquiète et dure à la fois. Quelque chose dans son regard me hérissa le poil. Il disparut dans l'entrebâillement de la porte, qui resta ouverte. Quelques secondes plus tard, l'homme réapparut, ouvrit la porte en grand, une sacoche noire en bandoulière et un petit sac poubelle à la main. Il referma derrière lui et se hâta de partir. Je sentis un frisson monter le long de mon dos. Son sac en plastique attira mon attention. Je laissai mon cappuccino et sortis du café sans quitter des yeux l'individu. La rue était pleine, mais je distinguais parfaitement la silhouette qui s'éloignait à grandes enjambées, visiblement pressée. L'homme jetait régulièrement des coups d'œil derrière lui. J'avais le cœur qui battait à cent à l'heure, et me sentais presque idiote de filer ainsi quelqu'un sans raison valable. Je n'avais aucune certitude, juste une intuition étrange. Il tourna après quelques centaines de mètres dans une petite ruelle. Je me rapprochai, et à mesure que la distance me séparant de l'embouchure de la ruelle se réduisait, les battements de mon cœur s'accéléraient. A quelques mètres, je ralentis. Alors que je m'apprêtai à passer la tête pour voir l'intérieur de la ruelle, l'homme en sortit et me bouscula. Il fut visiblement surpris et s'excusa, en italien. Je le gratifiai du sourire le plus convainquant qu'il m'était possible de faire et m'éloignai sans le regarder. Je marchai encore dix mètres avant d'entrer dans une boutique qui venait d'ouvrir. De là, je regardai discrètement dans la direction qu'avait pris l'homme et le vit tourner à l'angle de la rue de laquelle il venait. Il n'avait plus de sac entre les mains. Quelques secondes après, j'étais de nouveau dehors et me dirigeai vers la ruelle.

Personne à l'horizon, la ruelle était déserte, peu accueillante. J'avançai à petits pas, regardant régulièrement derrière moi. A l'autre bout, je distinguai un grillage. C'était sans issue. Après une vingtaine de mètres, je sursautai, surprise par un rat qui se faufila entre deux poubelles. Une petite courette était coincée entre deux immeubles. Elle donnait sur deux portes et semblait ne servir que de local poubelles à ciel ouvert. Je jetai un œil, à la recherche du sac. Je finis par ouvrir un bac à poubelle, puis deux, et au troisième, tombai enfin dessus. Je le saisis par la ficelle, et fus surprise par sa légèreté, malgré son volume. Mes appréhensions se confirmaient. Je poussai au maximum le couvercle du bac et, doucement, déchirai le plastique du bout des doigts. J'eus le cœur serré en voyant s'échapper un léger morceau de voile, laiteux, surréaliste. Dans un sac plastique. Dans une poubelle. J'étais en colère, et j'avais peur. Je déchirai un peu plus le sac et réalisai que plusieurs voiles étaient comme serrés les uns contre les autres. Je tirai très doucement sur ceux qui étaient visibles et compris qu'ils devaient être des centaines. Il aurait fallu le déchirer complètement pour voir le nombre qu'il y avait, mais je craignais qu'ils s'envolent tous. Un éclat de voix ôta ces craintes et m'emplit d'une peur bien plus intense. Je fis silence et distinguai des pas. Doucement, je refermai le couvercle du bac tout en serrant les dents. Les pas venaient de l'entrée de la ruelle. De l'autre côté, le grillage. Courir ? Trop risqué. Il n'y avait nulle part où se cacher. Je tentai une porte, fermée. L'autre s'ouvrit dans un léger grincement. Je la refermai juste à temps, quand les pas résonnèrent dans la courette. Je distinguai les voix de deux hommes, discutant en italien. J'allumai la lampe torche de mon portable et ne vis qu'un escalier montant à l'étage. J'entendis dans la courette une exclamation, suivi du bruit du couvercle d'un bac, rejeté violemment contre le mur. L'angoisse me prit. J'avais laissé le sac à moitié déchiré… et eux n'étaient pas là pour jeter leurs ordures. Ils étaient là pour le sac, pour son contenu, et ils avaient compris que quelque chose n'allait pas. Je les entendis hausser le ton, ne captai qu'un mot sur dix. L'un pensait à un rat, l'autre invectivait que c'était impossible. Je compris surtout « va voir » et paniquai. L'un des hommes partit en courant. L'autre déplaçait les différents bacs. Je l'entendis secouer l'autre porte, et quand il ouvrit avec violence la porte du bâtiment où j'étais, je retins ma respiration, cachée sous l'escalier. Je crus mourir de peur, mais ce fut pire quand il monta à l'étage, faisant trembler les marches au dessus de ma tête. Son acolyte finit par l'appeler et il redescendit, arrosant d'insultes le monde entier.

Quand j'osai enfin regarder mon portable, trente minutes s'étaient écoulées. Le sang ne circulait plus dans mes jambes. Je me levai avec difficulté et m'autorisai enfin à relâcher la pression, qui se matérialisa par des larmes, et un unique sanglot. Je passai par l'escalier pour quitter l'immeuble par une autre sortie. J'avais peur d'être attendue dans la ruelle, et n'eus même pas le cran de vérifier si le sac était toujours là. C'était de toute façon impossible. Au fond de moi je savais qu'ils étaient venus pour lui.

 

Chapitre 8

 

Je revins au café deux jours plus tard, après avoir digéré le trop plein d'émotions que m'avaient donné ces aventures. Puis je revins tous les jours, avec de quoi m'occuper pour la matinée. Je restais quelques heures, buvant mon café, observant la rue, et surtout, la porte bleue, en face. Je revis l'homme plusieurs fois. Il sortait les mains vides, sa sacoche noire en bandoulière et revenait avec des sacs de courses, un paquet de cigarettes, ou un journal. Il ne me remarqua jamais derrière les vitres. Pas même le jour où je me levai d'un bond, manquant de faire tomber ma chaise, quand je le vis sortir de chez lui un sac poubelle noir à la main…

J'étais sûre qu'il ne vidait pas ses ordures. Le sac avait le même aspect voluptueux. J'attendis qu'il s'éloigne et sortis du café. J'avais constaté que le petit immeuble d'un étage accueillait plusieurs personnes, mais que la fréquentation était limitée. J'entrai dans le bâtiment le plus naturellement possible. A l'intérieur, quatre boites aux lettres. Je commençai mon inspection : sous la première sonnette du rez-de-chaussée, quatre prénoms et un petit cœur me laissèrent penser à une famille. Famille que j'avais déjà vue sortir et entrer dans l'immeuble. Le deuxième était habité par une vieille dame, qui avait toujours sa fenêtre ouverte sur la rue, et que je voyais donc fréquemment. Je montais à l'étage. De l'un des appartements résonnait la télévision à plein volume. Je me penchai sur la porte du dernier pour tenter de capter un son. Le craquement du parquet derrière moi me fit sursauter. Je me retournai et me retrouvai face à l'homme, qui m'asséna un violent coup au visage, suffisamment fort pour me faire perdre l'équilibre et brouiller ma vue. Je voulus crier mais j'étais trop désorientée. Je levai une main pour tenter d'attraper quelque chose pour me relever et le vis ouvrir sa porte. L'instant suivant, il saisissait mon bras et me tirait dans son appartement.

Je mis quelques secondes à reprendre mes esprits. C'était la première fois que je prenais un tel coup et malgré la peur qui me serrait le ventre, j'étais plus attentive à l'effet que m'avait fait la douleur. J'étais déboussolée. L'homme me jeta contre son canapé et fit les cent pas devant moi. Il commença à me parler en italien, tandis que ma vue se rétablissais totalement. Il me demandait qui j'étais, ce que je lui voulais. Il me montra du doigt, invectivant qu'il m'avait bien vue dans le café d'en face, tous les matins depuis des jours. Mon regard balaya la pièce. Dans l'entrée, à quelques mètres, le sac. Il m'avait piégée ? Il saisit ce que je regardais et cela sembla le mettre en colère. Il s'approcha de moi et par réflexe, je levai le bras pour protéger mon visage. Il saisit mon poignet et le serra si fort que je poussai un cri. Il frappa mon visage de nouveau, avec sa main libre, puis mit un doigt sur ses lèvres. Il pointa du doigt le sac. « C'est pour ça ? » demanda-t-il en italien. Ses yeux étaient creusés, son regard fou. Il sourit, dévoilant des dents abimées. Il tordit d'un coup mon poignet, et jeta son autre main sur mon cou. Il avait une force terrible. J'essayais de me libérer, mais il serra de plus belle et je sentis mon poignet craquer. Je voulus crier mais l'air était bloqué. De ma main libre, je griffais ce qui était à portée dans une détresse pitoyable. Alors que mon champ de vision devenait peu à peu noir, un souvenir remonta. Un souvenir tellement net, tellement limpide… d'une scène que je n'avais pourtant pas vécue. Ce souvenir m'insuffla un geste instinctif. Je lançai ma main libre en avant, le plus loin possible en direction du visage de l'homme, les doigts tendus. L'un d'eux s'écrasa dans son œil. La surprise le fit lâcher mon cou. Sans prendre le temps d'avaler un peu d'air, je me jetai sur la main qui tenait encore mon poignet et mordis de toutes mes forces. Il me lâcha complètement. Je me lançai par terre et détalai aussi vite que possible vers la porte d'entrée, mais il me saisit par les vêtements et me tira vers lui. Il tenta d'attraper mes bras mais je me débattais tellement qu'il ne réussit qu'à me ceinturer. Il avait l'avantage de la force mais n'était pas beaucoup plus grand que moi. Je rassemblai toute l'énergie qu'il me restait pour balancer ma tête en arrière. J'entendis un craquement d'os et un râle de douleur. Je titubais, l'arrière du crâne douloureux, et me rattrapai à la desserte de la cuisine. A quelques centimètres de ma main, je vis un couteau. Par réflexe, je le saisis et me retournai, le tenant des deux mains. Il ne l'avait sûrement pas vu, quand il se jeta sur moi. Ce n'était pas ce que je voulais… Je me répétai ça intérieurement, alors que l'homme tombait à genoux, le couteau toujours planté dans l'abdomen. Il s'écroula sur le côté, toussa une fois, deux fois, et ne fit plus aucun bruit. Il tremblait seulement. Cela dura quelques secondes, alors que je restais pétrifiée. Quand il ne bougea plus du tout, mes jambes se dérobèrent et je tombai à genoux. Une flaque de sang se propageait doucement sous le corps, mais mon regard restait fixé sur le couteau. Quelque chose clochait. Je m'approchai, tremblante. Malgré le dégoût et la peur, je saisis le couteau. Je le retirai d'un coup et tombai en arrière sous l'effet de la surprise. Des dizaines de voiles avaient comme jailli de la blessure, avant de se propager dans l'appartement. Je me levai et m'agrippai à la desserte. Il n'y avait pas de doute… ces voiles qui flottaient autour de moi et ne cessaient de sortir de la blessure de l'homme, c'était des âmes… Pour en avoir le cœur net, je soulevais les vêtements de l'homme et vis plus nettement la blessure, d'où sortaient des âmes, encore et encore, mêlées au sang qui continuait de couler. Comment était-ce possible ? J'étais horrifiée. Je rampai à reculons vers la porte d'entrée, n'ayant pas la force de me lever. Ma main buta dans le sac plastique. Je n'osai l'ouvrir, de peur de trouver d'autres âmes. Relevant la tête, je vis de nouveau le corps de l'homme, entouré de voiles de plus en plus nombreux. Une forte nausée me saisit soudain. J'avais tué cet homme, de mes propres mains… Je ne souhaitais qu'une chose : fuir. Ouvrir cette porte et courir le plus loin possible de Rome. Cependant en moi-même, une voix m'invectiva de me ressaisir. Qu'est ce que j'allais faire ? Fuir pour aller où ? Pour retourner chez moi, au chaud dans les bras de Papa et Maman ? J'en étais là parce que cet homme avait essayé de me tuer. J'étais là parce que cet homme dealaitdes âmes en les transportant dans les poubelles. Et cet homme avait dans le ventre des dizaines d'âmes. Ça… ça ce n'était pas normal. Et c'était la seule chose qui devait me donner la nausée.

Je retournai dans le salon, évitant autant que possible les âmes qui volaient partout, et fouillai minutieusement les tiroirs, placards, piles de courriers, en prenant soin de ne rien toucher directement avec mes doigts. Je trouvai quelques numéros de téléphone, adresses, noms, que je retins aussi vite que possible, avec une facilité qui me déconcertait toujours un peu plus. De nombreuses lettres semblaient provenir de Sicile. Je finis par tomber sur des photos qui me confirmèrent que l'homme venait de Sicile. J'en pris quelques unes avec moi, dans l'espoir d'y trouver des indices plus tard. Quand j'eus fouillé la quasi-totalité de l'appartement, je me saisis d'un chiffon afin d'enlever un maximum de preuves de mon passage, y compris sur le couteau. Enfin, je pris la sacoche noire de l'homme, le sac poubelle à l'entrée, et mis l'ensemble dans mon propre sac à dos. A côté de la porte, je vis ce qui semblait être un double des clés. Je vérifiai qu'aucune âme n'était accrochée sur mes vêtements, ouvris silencieusement la porte et la refermai à clé derrière moi.

Quand je sortis dans la rue, je me sentis comme extérieure à moi-même. Extérieure au monde. Et paradoxalement, je sentais que j'étais là où j'aurais toujours dû être : dans une quête de vérité. Je dis au revoir intérieurement au café et m'enfonçai dans la foule.

 

J'aurais pu quitter la ville, me réfugier pour quelques temps dans un hôtel, me faire oublier. J'avais cependant au fond de moi une colère qui ne tarissait pas, et quand j'entendis résonner dans mon sac une sonnerie que je ne connaissais pas, à peine cinq minutes après ma sortie de l'appartement, je ne pus m'empêcher de m'arrêter dans un coin à l'écart pour vérifier le contenu de la sacoche noire.

Un agenda, quelques papiers, et un vieux portable, qui n'était pas verrouillé. Ils ne connaissaient pas la sécurité, dans ce pays ? Aucun contact enregistré, un journal d'appel vide à part celui que je venais de manquer, aucun sms, à part celui qui arriva alors que je fouillai l'appareil et qui me fit sursauter. « Tu es en retard », lisai-je en italien. J'étais intimement persuadée que ça provenait des deux hommes de l'autre jour. Sans attendre, je fis demi-tour et repartis en direction de la ruelle, que j'avais évité quelques minutes plus tôt, bien que les frissons qui secouaient mon corps me suppliaient de partir dans la direction opposée.

Sur le chemin, je jetai les clés de l'appartement et la sacoche dans une poubelle tout en vérifiant que personne ne me voyait. Je longeais les murs, serrai dans la poche de mon blouson le portable que j'avais mis en silencieux. Arrivant près de la ruelle, j'entrai dans un salon de thé, pris une viennoiserie et m'installai derrière les vitres de manière à voir le passage. Je dépiautais le panettone plus qu'autre chose, les yeux rivés sur la rue. Après un temps indéfinissable, peut-être trente minutes, j'étais prête à partir, un sentiment d'insécurité me prenant la gorge un peu plus chaque minute. Pourtant, j'attendis encore, et je finis par voir deux hommes sortir de la ruelle, visiblement énervés. L'un d'eux sortit son portable, et après quelques secondes, je sentis ma poche vibrer. Je ne bougeai pas. L'homme scruta la rue. Il finit par faire signe à l'autre de le suivre. A petite foulée, ils partirent en direction de l'appartement, où gisait le cadavre de l'homme qu'ils recherchaient… Je les suivis à distance malgré mon instinct de survie.

A quelques centaines de mètres, ils ralentirent. J'aperçus une voiture de police garée devant l'immeuble. Cachée à l'angle d'un carrefour, j'épiais la scène et ce que je vis me scia : les deux hommes serrèrent la main du policier posté à l'entrée de l'immeuble, puis l'un d'eux entra tandis que l'autre restait à l'extérieur. A peine cinq minutes plus tard, trois policiers sortirent de l'immeuble, serrèrent la main de l'homme à l'extérieur et entrèrent dans leur voiture avant de quitter les lieux. Je ne pouvais pas rester là. Si la police était liée de près ou de loin à ces hommes, tout se compliquait. S'ils avaient trouvé le corps mais s'étaient retirés de cette manière, c'est que les deux hommes avaient un certain pouvoir sur eux. J'étais au milieu d'une ville de plus de deux millions d'habitants, entourée de dealers d'âme et de flics pourris.

J'avais des fourmis dans les jambes, l'estomac serré, mais n'arrivais pas à partir. Il fallait que je sache. J'attendis encore et finis par voir une voiture se garer devant l'immeuble. Les deux hommes que je filais passèrent la porte avec deux grosses valises, les mirent dans le coffre et montèrent en voiture. De là où j'étais, je ne vis pas leur visage, mais ils ne semblaient pas particulièrement inquiets. La voiture démarra dans ma direction. Je me cachai derrière le mur et eu le temps de voir la plaque d'immatriculation quand elle passa à ma hauteur. Sur la plaque figurait « PA », indicatif de la région de Palerme, en Sicile.

L'envie de savoir ce qui s'était passé dans l'appartement me titillait, mais c'était dangereux. Je m'étais déjà trop exposée. Tournant les talons, je nettoyai les traces laissées sur le téléphone avec mes manches et le jetai dans une bouche d'égout.

 

Dans l'agenda et sur les papiers de la sacoche, il n'y avait que des codes. Sûrement des noms, des numéros, codés donc indéchiffrables. Je les conservai quand même, au cas où. Tant de signes m'intimaient de partir pour la Sicile… Pourtant j'avais peur de manquer quelque chose à Rome. Je pris quelques heures de réflexion, et le lendemain matin, je retournai au café, prenant soin de me faire discrète.

Le barista venait à peine d'ouvrir, il me salua avec un grand sourire quand j'entrai et reprit son travail. Je m'installai au bar, le regardai quelques instants et me lançai : « vous avez connu Jocelyne ? » Il cessa d'astiquer ses tasses et se redressa, dos à moi. Mon français sonnait faux, c'était les premiers mots que je prononçai en près de trois semaines. Le barista se retourna lentement, les sourcils froncés. Il me fixa pendant plusieurs secondes, et une lueur sembla passer dans son regard. Il posa la tasse qu'il tenait, se dirigea vers la porte et la ferma à double tour. Il revint doucement près du comptoir et y posa une main tremblante. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il avec un très fort accent. Je ne dis rien.

―      Vous lui ressemblez, finit-il par me dire, un faible sourire se dessinant sur ses lèvres.

―      Ma grand-mère…

―      Est-ce qu'elle va bien ?

Face à mon absence de réponse, il s'assit sur un tabouret à côté de moi, visiblement ému. Il se reprit rapidement, et posa une main sur mon bras.

―      Vous n'auriez pas dû venir, dit-il.

Je voulus objecter, mais il me coupa en se levant.

―      Peu importe ce que vous savez, ce que vous voulez savoir. C'était il y a trop longtemps. C'est fini tout ça.

―      Tout quoi ? Pourquoi venait-elle ici ? Pourquoi a-t-elle quitté Rome ?

―      Elle aussi posait trop de questions.

―      S'il vous plait… je dois savoir. Pour elle, pour sa mémoire.

Il ancra son regard dans le mien. Un mouvement dehors, dans la foule, le fit sursauter. Il attrapa mon bras et me tira vers l'arrière du café. Il ouvrit la porte de derrière, et me poussa dehors.

―      Jocelyne est partie à Syracuse. Elle n'a plus jamais donné de nouvelles. Quittez Rome, retournez dans votre pays, si ce n'est pas trop tard.

Et il claqua la porte. Je restai plantée là quelques secondes. C'était décidé. Non, je n'allais pas rentrer. Ma grand-mère était venue ici, avait passé du temps dans ce café, face à un immeuble qui servait peut-être déjà de planque aux dealers d'âmes, et était partie pour la Sicile. Cette même Sicile vers laquelle tout me tournait.

Une heure plus tard, j'étais dans un train en direction du sud de l'Italie.

 

Chapitre 9

 

Dans le train, j'eus tout le loisir de réfléchir à ma destination exacte : Palerme, comme l'indiquait la plaque d'immatriculation du véhicule et quelques lettres trouvées dans l'appartement, ou Syracuse, où ma grand-mère était partie d'après les dires du barista ? Alors que je réfléchissais à la question, je finis par m'endormir.

Je crus rêver éveillée, tant tout était clair. Je vivais comme un périple en accéléré, marchant dans des rues bondées, sentant l'air ébouriffer mes cheveux, au volant d'une décapotable ancienne puis marchant le long de la plage, les pieds dans le sable humide. Une autre époque, un autre temps, d'autres sentiments que les miens… je vivais des rêves qui ne m'appartenaient pas, et sur lesquels je projetais certainement des fantasmes. La contemplation sembla durer des heures, puis un sentiment d'empressement accéléra les choses. Je courais, à travers les petites maisons, sur les pavés. Je me sentais suivie. Sortant de la ville, je continuai de courir, montant une côte jusqu'à toucher les nuages du bout des doigts. Arrivant près d'un précipice, je regardai en arrière. Ils étaient là. Je sautai. Je sautai droit vers une mer d'huile. A quelques mètres de la surface de l'eau, je me vis comme dans un miroir. A quelques centimètres, je distinguai le reflet de mon visage. Le visage de ma grand-mère.

J'ouvris les yeux, sortant de ce rêve qui virait au cauchemar et surpris une femme qui me fixait. Elle détourna le regard. J'avais la bouche sèche. Je passai une main sur mon front, mes yeux. J'étais trempée. Je saisis dans mon sac un mouchoir pour me rafraîchir, tout en vérifiant la présence de mes affaires. Je pris au passage une des lettres piquées dans l'appartement. Elle datait de quelques années. Sur le papier je reconnus une écriture était féminine. C'était une lettre de femme, qui demandait des nouvelles, parlait du passé, de leur enfance. Peut-être sa sœur, une amie ? Elle demandait à ce qu'il revienne. « La maison est toujours ouverte » écrivait-elle. Sur l'enveloppe, aucune adresse d'expédition, mais le tampon de Palerme. J'en pris une autre, beaucoup moins longue. Je lus « Je n'ai pas besoin de ton argent. Je n'ai pas besoin de toi. Ne m'écris plus. » L'écriture était différente, la lettre pas signée. Pas d'expéditeur non plus. Je n'appris pas grand-chose d'autre, à part le nom de l'homme…

Je rangeai les lettres et aperçus le sac en plastique que j'avais tassé au fond du mien. Il ne prenait quasiment pas de place, et son volume me semblait avoir diminué légèrement. Je fermai mon sac et me redressai dans mon siège. Je captai de nouveau le regard de la femme non loin de moi. Cette fois, elle me sourit. Je ne pus m'empêcher de lui rendre son amabilité, mais au fond de moi c'était de l'appréhension qui montait.

 

Après plusieurs heures de trajet, le train arriva enfin à destination. J'attendis la descente de la plupart des passagers, y compris la femme que j'avais plusieurs fois surprise à me regarder, pour descendre à mon tour. Je pris mon billet pour Messine, par ferry, et me dirigeai vers le port pour l'embarquement.

Je décidai de passer les vingt minutes que durait la traversée sur le pont. Le vent était froid, mes cheveux claquaient presque mon visage tant les rafales étaient violentes. Le temps était mauvais, le ciel bas. La Sicile était juste là, en face, et se rapprochait peu à peu. Alors que je détaillai la côte, une silhouette attira mon attention. Je reconnus immédiatement la femme du train, qui était sortie sur le pont du ferry. Elle discutait avec un homme. Je me dirigeai vers l'intérieur à reculons, ne les quittant pas du regard. Une fois à l'intérieur, je m'approchai au plus près de la sortie.

Quand le ferry s'arrêta, je fus cette fois la première à sortir. Le pas rapide, je pris la direction opposée à la gare. Tant pis pour Palerme, tant pis pour Syracuse, je ne pouvais pas me risquer à prendre un train et à me retrouver de nouveau enfermée. Apercevant un tramway au loin, je courus jusqu'à l'arrêt et sautai dans le wagon. On me regarda étrangement, encore plus quand je jurai à voix haute alors que, à la fermeture des portes, je vis la femme du train frapper vainement sur les vitres. Elle suivit le tram sur quelques mètres, faisant des signes au chauffeur. Je crus saisir un regard mais essayais de me persuader que tout cela n'était qu'un concours de circonstances. Poussant quelques passagers, je me frayai un chemin jusqu'à la queue du tram. A travers la vitre arrière, je vis la femme faire de grands signes en direction d'un homme qui partit en courant. Elle se retourna vers le tram et le regarda s'éloigner. Nous prîmes de la vitesse. Je ne voyais quasiment plus la femme, quand j'aperçus une voiture s'arrêter au milieu de la route, et redémarrer en trombe. Ils me suivaient.

Malgré l'avance que le tram avait, je n'avais aucune chance de m'enfuir en restant dedans. L'arrêt suivant fut annoncé. Je bousculai de nouveau quelques personnes, qui me gratifièrent d'insultes que je n'écoutai pas, pour me placer devant les portes. Quand elles s'ouvrirent, je m'élançai tout droit. En face de moi, la mairie de Messine, que je contournai par la droite. Sans regarder derrière moi, je continuai de courir. Je m'enfonçai dans la ville. J'étais essoufflée, mais continuai de courir. Avaient-ils vu que j'étais sortie du tram ? Etaient-ils à ma suite ? A bout de souffle, je finis par apercevoir un bâtiment énorme, dont les portes étaient ouvertes. Je m'engouffrai à l'intérieur. On me héla alors que je courrai dans les couloirs de ce qui semblait être une école. Je finis par déboucher de l'autre côté du bâtiment, dans une petite ruelle déserte. Je m'autorisai enfin à ralentir pour reprendre mon souffle. J'avançai tout en regardant derrière moi tous les cinq mètres, scrutai tout ce qui me semblait suspect. Je marchai ainsi cinq bonnes minutes, et finis par voir un édifice religieux perché plus haut dans la ville. Malgré mon athéisme, j'eus besoin à ce moment d'une impression de sécurité, et cet endroit pouvait peut-être me l'offrir.

 

J'entrai dans le Sacrario di Cristo Re. Ce sanctuaire militaire du « Christ-Roi » surplombait la ville. Le marbre au sol, la coupole lumineuse, le silence qui m'entoura soudain m'apaisèrent. Un homme et une femme sortir de derrière une colonne de pierre. Un couple de touristes visiblement. Ils quittèrent les lieux après une dizaine de minutes et je m'autorisai enfin à m'assoir sur un petit banc. Mes forces étaient au plus bas. Je fermai les yeux, me laissant aller pour quelques minutes.

 

Ce fut le son de la cloche, à la tombée du soleil, qui me réveilla en sursaut. Je me frottai les yeux. J'avais dormi plus longtemps que prévu. Peut-être une heure. Quand la cloche s'arrêta, je regardai autour de moi. Il n'y avait personne. C'était peut-être le bon moment, le bon endroit, pour ouvrir le sac plastique. Je le sortis, et son volume me parut encore plus petit que dans le train. Le nœud étant trop serré, je déchirai avec précaution le plastique. Mes intuitions s'avéraient exactes… dans le sac, des voiles. Je fis une ouverture assez grande pour qu'ils puissent sortir du sac d'eux-mêmes, et les laissais s'envoler. J'en comptai plus d'une vingtaine. Certains avaient dû se désagréger, comme Rouquinou, depuis que je l'avais pris dans l'appartement, d'où la diminution du volume du sac. D'où venaient ces âmes ? Comment se les procurait-il et pourquoi ? Et surtout, que devenaient-elles une fois récupérées par les deux hommes, à Rome ?

Le spectacle était hypnotisant… Les âmes s'étaient éparpillées dans le sanctuaire. Elles étaient à leur place, ici, où l'on venait prier la mémoire de soldats. Je pensais pendant un moment à tout ce qu'on pouvait raconter sur l'âme, sur l'après. Est-ce que les « hommes de Dieu » avaient déjà vu une âme de leurs propres yeux ?

Je faillis partir en courant quand un homme sortit de nulle part, caché par les voiles. Il s'arrêta net devant moi, me regardant d'un air étrange. Il ne voyait pas les âmes qui se prenaient dans ses vêtements. Il me posa une question, que je saisis immédiatement, alors que ce n'était pas de l'italien. Il m'indiquait qu'il fallait partir. Comment pouvais-je comprendre ce qu'il disait alors que ce n'était ni du français, ni de l'italien ? Je lui demandai en italien quelle langue il parlait et il me répondit « Mi scusi, Siciliano ».

Une fois dehors, je ne sus pas ce qui me fit frissonner le plus : le froid, la peur de replonger dans cette ville où rôdait peut-être encore la femme du train, ou le fait de savoir que je comprenais parfaitement le dialecte sicilien sans jamais l'avoir entendu de ma vie. Décidemment, ma grand-mère et les dons qu'elle m'avait légués lors du transfert ne cessaient de m'étonner.

 

Après une bonne demi-heure de marche, rasant les murs et ne profitant pas de la beauté de la ville, je finis par tomber sur une petite auberge. Je pris une chambre, la payai d'avance et montai directement à l'étage pour m'enfermer à double tour. Je n'allumai pas la lumière, tirai les rideaux et me couchai directement sans prendre la peine de me déshabiller, ni même d'enlever mon sac. J'avais l'impression que tout n'était que danger. Les rêves qui jonchèrent mon sommeil cette nuit-là furent d'ailleurs terribles. Je fus poursuivie à maintes reprises par la femme du train, qui découpait et mangeait mon âme après m'avoir tuée.

 

Chapitre 10

 

 

Je me réveillai vers quatre heures du matin, secouée par mes rêves de la nuit. A travers les rideaux, je scrutai un instant la rue, silencieuse et sombre. Ce calme m'apaisa un peu et je m'autorisai un moment de répit pour prendre une douche.

Les yeux fermés, l'eau coulant sur mon visage, je repensais aux derniers évènements, tous plus invraisemblables les uns que les autres. Partir de chez moi avait été la meilleure décision depuis des années, mais j'aurais aimé être un peu mieux préparée, avoir plus d'aide de la part de ma grand-mère… Pourtant c'est bien de l'aide qu'elle m'apportait, même après sa mort : je découvrais peu à peu des compétences insoupçonnées, et des souvenirs qui allaient certainement m'être utiles à un moment ou à un autre. Malheureusement je n'avais pas de souvenirs pouvant expliquer le transfert, ni comment des âmes avaient pu se trouver par dizaine dans le corps de l'homme de Rome. Est-ce qu'en mourant, j'allais subir le même phénomène ? Pourtant, l'âme qui était sortie du corps de ma grand-mère n'était pas sortie de son ventre, mais d'elle-même, comme se détachant de son corps.

A la sortie de la douche, je fus saisie par mon reflet dans le petit miroir de la salle de bain. Dans le rêve du train, c'était bien le reflet de ma grand-mère que j'avais vu dans l'eau, mais bien plus jeune que quand je l'avais connue. Je reconnaissais à présent ses traits dans les miens, ses yeux clairs, son visage fin, ses pommettes hautes. Dans mon rêve, elle avait les cheveux courts. Je saisis dans mon sac mon couteau suisse, attrapai une mèche, et coupai. Mèche par mèche, je me débarrassai de moi-même. Je me sentis bientôt plus légère. Mon visage s'affina, mon regard se durcit légèrement. Ma tâche de naissance, sur mon cou, était totalement dégagée. J'étais différente, tout en étant plus que jamais moi-même.

 

Il me fallut une heure pour trouver une voiture qui veuille bien me prendre en stop. Visiblement, une touriste qui tente de faire du stop à six heures du matin dans Messine, ce n'est pas courant et ça n'inspire pas confiance. Les deux jeunes qui acceptèrent que je monte avaient l'air normaux. Ils devaient avoir à peine vingt ans et se rendaient chez leurs parents à Syracuse.

Voir de mes yeux l'Etna fut une expérience incroyable. Le volcan était gigantesque, si imposant que je me sentis ridiculement petite. Les nuages semblaient être aspirés par le haut du volcan, comme par l'œil d'un cyclone naissant. Mes hôtes me racontèrent quelques anecdotes sur le « Monte di Catania », riaient beaucoup et parlaient régulièrement en sicilien, pensant que je ne comprenais pas. Pourtant, je saisissais quasiment tout ce qu'ils disaient… Combien de temps ma grand-mère avait-elle passé sur cette île pour en apprendre le dialecte ? Quand ils discutaient sicilien entre eux, ils évoquaient surtout les filles, leurs conquêtes de ces dernières semaines et la possibilité de revoir « Angelina ». Ils se gaussèrent également en évoquant mon air de chien perdu quand ils m'avaient prise en stop à la sortie de la ville.

Quand nous arrivâmes près de Catane, je saisis une carte de la Sicile, glissée contre le siège devant moi. Je la dépliai et suivi notre trajet du doigt. Je dépliai encore un peu plus la carte et regardai le chemin pour Palerme. Demandant combien de temps il y avait entre Syracuse et Palerme, ils me répondirent « un peu plus de trois heures en voiture », mais que si je voulais visiter un peu l'île, je pouvais m'arrêter une nuit sur le chemin. Ils continuèrent à me parler des lieux à visiter, tandis que je parcourais la carte du bout des doigts. Proche de Palerme, je lus le nom d'une ville qui fit remonter immédiatement une quantité déconcertante d'images. Je me rappelai d'une falaise, de la mer, de maisons, d'un enfant courant dans la poussière… Je demandai s'il y avait une falaise à Cefalù, on me répondit que oui, bien sûr, la ville était même célèbre pour ça. Que faire ? Ces flashs de souvenirs qui remontaient ne cessaient de me perturber. Si j'avais ces images, c'est que Jocelyne y avait été… Je demandai au conducteur de me déposer dès que possible. Quand il s'arrêta, il marmonna à son frère que j'étais bizarre. Sans relever, je les saluai et me dirigeai vers la station service à laquelle ils m'avaient déposée. J'allais encore devoir faire du stop.

*

La beauté de Cefalù ne m'émerveilla qu'un temps. Le lendemain de mon arrivée, je m'embarquais déjà dans des galères que je ne maîtrisais pas. Ma grand-mère avait-elle aussi cette tendance à se fourrer dans les mauvais plans ? La bonne nouvelle, c'est qu'elle avait vécu pendant plus de huit décennies. Il fallait juste que je me débrouille aussi bien qu'elle.

Mon cœur battait à tout rompre alors que je suivais, dans les couloirs de l'hôpital, un individu qui avait tout simplement fait sa « cueillette » d'âmes dans les différentes chambres. Il jetait des coups d'œil rapides autour de lui, tandis que je prenais soin de ne pas être vue. Quand il sortit à l'air libre, il ne semblait pas s'en faire spécialement. Après quelques minutes de marche, il monta dans un bus, que j'empruntai également. J'évitai de le regarder durant tout le voyage, qui dura une trentaine de minutes. Lorsqu'il descendit, seul, à un arrêt perdu dans la forêt, face à une petite route perpendiculaire, je décidai de ne pas le suivre. J'attendis que le bus redémarre et roule quelques centaines de mètres avant de m'exclamer que j'avais loupé l'arrêt, et que je voulais descendre. Le conducteur accepta d'ouvrir les portes, tout en me lançant un regard des plus glacials.

 

J'avais l'impression d'entrer dans un décor de film, un village pittoresque du fin fond de la Sicile, avec ses petites maisons de pierre comme on en faisait plus. Il y avait de la vie, des enfants qui couraient, des petits commerces où les gens s'embrassaient pour se dire bonjour. J'avais perdu de vue l'homme depuis un moment, mais sentais qu'il devait être quelque part, avec les âmes qu'il avait volées. Qu'allait-il en faire ? Les images du cadavre, dans l'appartement de Rome, me remontèrent un instant à l'esprit, avec les détails crus du couteau planté dans son ventre et l'évasion des âmes. Je fermai les yeux et respirai un bon coup pour faire passer le souvenir et repris mon chemin. Au détour d'une rue, je vis une maison plus imposante que les autres, sur deux étages, bien entretenue. Le portail était ouvert et donnait sur une courette dans laquelle était garées deux voitures luxueuses. Cette modernité tranchait avec les alentours.

Alors que je m'apprêtai à partir, j'aperçus une femme sortir de la maison, une sacoche sur l'épaule. Une sacoche identique en tous points à celle de l'homme de l'hôpital… Je me mis hors de vue, étant trop à découvert. J'entendis après quelques secondes une porte de voiture claquer, quelques pas dans le gravier au loin puis un long grincement. Je risquai un coup d'œil et vis le portail qui se fermait. Il n'y avait plus personne dans la courette. Des ombres semblaient se déplacer dans la maison mais les fenêtres étaient trop petites, je ne voyais rien. Devais-je tenter de m'approcher ? Peut-être en faisant le tour par l'arrière… Et en même temps, c'était trop risqué. Je ne savais pas combien de personnes pouvaient être là, ni quelles étaient leurs intentions. Préférant partir, je fis demi-tour, mais me retrouvai face à face avec un homme de mon âge, qui se tenait là, bras croisés, à me fixer. Je vis d'abord ses yeux d'une clarté troublante, son regard dur, transperçant, qui me glaça instantanément le sang. Je sentis ensuite la menace qui émanait de lui, et compris qu'il n'attendait pas ici pour me demander l'heure. Je ne pris pas le temps de lui demander ce qu'il voulait, et m'élançai en courant dans le sens opposé. Après quelques dizaines de mètres, je jetai un coup œil derrière moi et ne fis pas surprise de le voir courir à ma suite. Je me maudissais de m'être aventurée jusque là mais essayai d'oublier ça le temps de quelques minutes, histoire de concentrer mon énergie à fuir.

Je continuai jusqu'à perdre haleine. J'avais dépassé la sortie du village et n'entendais rien derrière moi. Je finis par m'arrêter et me retourner. Entre les arbres je ne vis personne. Peut-être avait-il abandonné… ou l'avais-je semé ? J'entrepris de saisir mon couteau suisse, plus pour me rassurer que pour me défendre, mais je n'en eus pas le temps. L'homme débarqua de nulle part et tenta de bloquer mes bras. Je me débattis et parvins à me défaire de son emprise. Cette fois il ne se laissa pas avoir, et tandis que je m'élançai de nouveau pour m'enfuir, il tendit le bras et m'attrapa par le manteau, ce qui me fit perdre l'équilibre. En me retournant je tentai de le frapper, mais il attrapa mon bras et appliqua une telle torsion que je ne pus retenir un cri de douleur. « Lâchez-moi ! » criai-je, d'abord en français, puis en sicilien. De surprise sûrement, il desserra son emprise, mais pas suffisamment pour me lâcher. Il avait une force improbable, et ne semblait pas du tout souffrir de l'effort. De mon côté, je tirai de toutes mes forces, mais il ne lâchait toujours pas. « Qu'est-ce que vous me voulez ?! » criai-je. Il ne répondait pas, se contentait de me regarder me débattre inutilement. Je me calmai quelques secondes, tentant d'analyser la situation. Me voulait-il réellement du mal ? Il n'avait pas l'air. Il avait plutôt l'air surpris, peut-être que je parle sicilien. Il tenait toujours le col de mon manteau dans une main, et mon bras dans l'autre. « Vous, qu'est ce que vous voulez ? » demanda-t-il en français à son tour. Sa voix, son accent me firent frissonner. Alors que je lui répondais innocemment que je ne voulais rien, que je ne comprenais pas, je glissai ma main libre dans la poche de mon manteau et touchai mon couteau suisse du bout des doigts. Il finit par me dire qu'il allait falloir expliquer ça « au patron », et il appliqua de nouveau une torsion sur mon bras, dans le but de me le mettre dans le dos. D'un geste, je sortis le couteau de ma poche et tendis le bras vers son visage. Il eut un mouvement de recul très léger, sans relâcher prise. Quand le sang commença à couler sur sa joue, je sus que je n'avais pas manqué ma cible. Je voulus donner un nouveau coup de couteau, mais la gifle qu'il m'infligea fut si soudaine et puissante que je pivotai sur moi-même et tombai à terre, perdant au passage mon arme de fortune. Je vis noir quelques secondes et repris mes esprits, le visage contre les feuilles mortes. J'eus le réflexe pathétique de ramper, tentant de m'enfuir par tous les moyens. Je me sentis comme soulevée et jetée sur le dos. L'homme appuya un genou sur mon ventre et mis une main autour de mon cou. Le souvenir de Rome remonta une nouvelle fois. La main sur mon cou, son regard démentiel, le couteau planté dans son ventre… Je donnai des coups avec les mains, les jambes, en vain. Il pesait de tout son poids sur mon corps et savait très bien comment m'immobiliser. Il finit par lâcher mon cou mais plaqua sa main sur ma joue, me forçant à tourner la tête. Je ne le voyais plus, ne saisissais pas ce qu'il se passait. Alors que la panique commençait à m'envahir complètement, je sentis l'homme se figer. Ce qui se passa ensuite me laissa perplexe. Je le sentis toucher ma peau juste sous mon oreille. Il retira la main de mon visage et se redressa légèrement. Je voulus le frapper mais il retint immédiatement ma main, moins violemment. Sa joue saignait beaucoup, mais la douleur que je vis dans son regard venait d'autre part. Je sentis au fond de moi quelque chose qui résonna, d'abord doucement, puis de plus en plus fort. Comme si mon propre cœur faisait écho à quelque chose qui m'était extérieur et en même temps si proche… Il finit par se relever, me libérant de toute emprise. J'avais mal partout, et j'étais trop sous le choc pour me lever à mon tour, pour le questionner, ou même pour l'insulter. Je ne sus pas pourquoi, mais après quelques secondes, alors qu'il me fixait de ses yeux clairs, il partit en courant, comme effrayé par quelque chose.

 

Encore tremblante, je contournai le village pour rejoindre la route et attendre le bus pour Cefalù. C'était une mauvaise idée de m'exposer ainsi. Je devais rester en ville, me faire discrète, et éviter à tout prix d'être seule.

A bord du bus, je pris enfin le temps de souffler un peu. Les questions tournaient dans mon esprit. Qui était cet homme ? Que s'était-il passé et pourquoi avait-il fini par s'enfuir ? Je touchai mon cou là où il avait posé ses doigts, derrière mon oreille, sur ma tâche de naissance…

 

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