Ectoplasmes - Partie 4/4
punkyre
Chapitre 16
Nous avions rapidement quitté les lieux, laissant les deux corps sur place. Andréa était persuadé que d'autres mangeurs finiraient par venir et feraient le nécessaire pour effacer toute trace de l'incident. Ils n'avaient rien à gagner à faire appel à la police.
Andréa, qui m'avait suivie avec une voiture qu'il avait volée la veille, avait préféré la laisser dans le bois. Il fallait redoubler de vigilance pour éviter que d'autres ne retrouvent nos traces. Je ne réalisais pas tout à fait à quel point le réseau s'étendait, mais je commençais à comprendre que nous n'étions en sécurité nulle part.
D'un commun accord, nous faisions route vers la France. Dans le carnet, une adresse indiquait deux noms au fin fond du Morvan, à quelques heures de la Suisse. Après plusieurs trains et bus de nuit, nous arrivâmes finalement à Avallon, exténués. Je proposai de faire du stop jusqu'au village indiqué sur l'adresse, mais Andréa refusa. Je le suivis une dizaine de minutes dans les rues de la ville, jusqu'à ce qu'il trouve la bonne cible. Portière après portière, il tentait de les ouvrir, jusqu'à ce qu'il en trouve une ouverte. Il m'ordonna de monter. Quelques minutes plus tard, nous étions sur la route.
Garés à proximité du village, nous préférâmes attendre le lever du jour pour aller frapper à une porte inconnue. Nous nous permirent de fermer les yeux quelques minutes pour reprendre des forces. Mon nez me faisait mal, mais il n'était pas cassé. J'avais toutes mes dents, aussi. Juste une vilaine contusion, le nez gonflé et des hématomes qui gagnaient du terrain d'heure en heure sous mes yeux. Je n'osais pas me regarder, ne me reconnaissant pas moi-même.
Je n'arrivais pas à dormir. J'entendais le souffle régulier d'Andréa, et ne pouvais m'empêcher de penser à tous les évènements récents. Ce fut lui qui brisa le silence.
― Dans la boite, me dit-il doucement, il y avait quoi d'autre ?
Je me redressai et saisis à tâtons la boite dans mon sac, sur laquelle la clé était toujours présente. Je l'ouvris et en sortis l'enveloppe. Je n'eus pas de mot pour lui décrire ce qu'elle contenait, et préférai la lui tendre, malgré l'obscurité. Il sortit la photo et se pencha en avant pour la regarder sous la faible lueur de la lune. Je l'entendis souffler et le vis se frotter les yeux. C'est trop tôt pour en parler, me dis-je. Je lui tendis alors les deux pendentifs. Après quelques secondes, il alluma la lumière du plafonnier. Je me sentis tout à coup vulnérable, comme si le monde tournait les yeux vers nous depuis la pénombre de la nuit, mais il me demanda de ne pas éteindre. Dans le creux de sa main, il fit rouler les deux perles noires et finit par me dire :
― La femme qui m'a donné la clé portait des boucles d'oreille comme ça.
Un vague souvenir remonta de mon enfance. Il était flou, contrairement à ceux piochés dans la mémoire de ma grand-mère et à tous ceux que j'enregistrais depuis son transfert. Elle les portait, quand j'étais petite… Je réalisai à quel point ma grand-mère avait prévu, du moins espéré, que nous nous retrouvions un jour. Ces deux pendentifs venaient d'une paire de boucles qui ne l'avait jamais quittée.
― Ce sont celles de ma grand-mère. De… de notre grand-mère.
Il ancra ses yeux dans les miens et se tut pendant un long moment avant d'éteindre le plafonnier. Je fus soulagée de me retrouver dans le noir, et ne pus m'empêcher de regarder aux alentours. Tout semblait parfaitement calme.
Il me rendit l'enveloppe et me demanda sa chaîne, sur laquelle il enfila un des deux pendentifs et qu'il accrocha autour de son cou. Il me tendit le deuxième. J'hésitai une seconde et finis par sortir ma propre chaîne, sur laquelle était accrochée la clé qui ouvrait mon carnet. J'y ajoutai la perle de verre. C'était comme un pacte implicite que nous signâmes-là. Une chose de plus qui nous liait.
― Elle ouvre quoi, ta clé ?
Je ne m'attendais pas à la question. Personne n'était au courant de l'existence de ce carnet… Mais lui était très certainement déjà au courant de tout ce qui était inscrit dedans. Je sortis le carnet de mon sac et le lui montrai sans l'ouvrir.
― Je note tout ce que j'apprends sur les âmes.
Il inspecta le cadenas et je le vis sourire malgré la pénombre.
― Tu penses que ça arrêtera qui que ce soit ? Nell… tu ne te rends pas compte des risques que tu prends. Tu devrais détruire ça… Tout garder là, dit-il en pointant son crâne.
Il mit fin à la conversation en m'invitant à dormir. La nuit était déjà bien avancée et cela faisait presque vingt heures que je n'avais pas fermé l'œil. Je tentai de compter les moutons pour trouver le sommeil, mais il ne vint que très tard, à peine deux heures avant le lever du soleil.
Vers huit heures, nous sonnâmes à la porte de la petite maison cachée dans la forêt, lieu de vie présumé de Marie et Franck Joulin. Nous attendîmes plusieurs minutes, sonnâmes une nouvelle fois. Andréa me laissa à l'entrée, contournant la maison. Ce fut à ce moment qu'une petite femme entrouvrit la porte. Elle était tassée sur elle-même, la peau fripée, d'un blanc maladif. Elle frôlait certainement les quatre-vingt ans.
― Madame Joulin ? demandai-je.
― Qui êtes-vous…
― Je suis la petite-fille de Jocelyne Frémant.
Son regard, qui fuyait auparavant, si figea sur mon visage. Elle ouvrit un peu plus la porte, mais changea d'expression quand elle vit Andréa, qui revenait de derrière la maison.
― Vous… vous… balbutia-t-elle avant de fermer violemment la porte.
J'eus le reflexe de mettre le pied dans l'entrebâillement juste à temps.
― Partez ! Laissez-moi !
― Marie… Ma grand-mère m'a donné votre adresse. Je veux juste savoir pourquoi.
Andréa posa la main sur la porte et la poussa assez fort pour l'ouvrir, sans pour autant risquer de blesser la femme. Elle finit par abandonner. J'entrai la première, me contentant de rester à l'entrée du salon, où la vielle femme tournait en rond, la tête baissée vers ses mains qui tremblaient. La maison était dans un état effrayant, sale, dans un désordre dérangeant, comme la maison de ma grand-mère avant sa mort.
― On ne vous veut pas de mal, dis-je alors qu'Andréa fermait la porte derrière nous.
― Lui… dit-elle en pointant un doigt tremblant derrière moi. Je sais… ce qu'il est. Ce qu'il fait. Il me veut du mal, lui. Ils ont tué Francky… Il a tué mon Francky ! finit-elle par hurler.
J'essayai de la calmer, levai les mains en signe de paix, tentai de la rassurer sur nos intentions. Andréa resta en retrait, conscient que sa présence était un problème, bien que lui comme moi n'eussions aucune idée de la raison exacte. J'avais mon idée, mais je n'arrivais pas à croire qu'elle savait qu'il était mangeur d'âme… Elle finit par se calmer quand Andréa disparut complètement de son champ de vision, se plaçant au plus près de la porte d'entrée.
― Qu'est-ce que vous me voulez… demanda-t-elle, sortant de son discours insensé.
― Je veux juste savoir pourquoi ma grand-mère m'a donné votre adresse, dis-je en sortant le carnet rouge de ma poche.
Elle fixa le carnet dans ma main.
― Qu'est-ce que c'est…
― Jocelyne a noté des noms, des adresses. Je ne sais pas pourquoi.
Elle s'approcha et le saisit d'un geste brusque. Plus elle feuilletait les pages, plus elle tournait dans la petite pièce.
― Marc… Jeanne… Marie et Franck. Franck, elle savait pas. Pourquoi… elle est folle.
― Etait… dis-je pour tenter de couper sa course dans le salon.
Elle leva les yeux vers moi.
― C'est son legs ? demanda-t-elle en secouant le carnet vers moi.
― Oui…
― Tu es folle. Comme elle. Elle se souvenait de tous. Elle a tout mis là, toutes les adresses, et toi tu le gardes comme si de rien n'était ?!
Elle criait. Ses yeux devenaient un peu plus fous à chaque parole. Ce fut pire quand elle vit de nouveau Andréa, qui s'était avancé.
― Tu le gardes pour qu'un mangeur comme lui le trouve ! Pour qu'ils nous tuent tous ! Comme mon Francky !
A ces derniers mots, elle saisit plusieurs pages et les déchira violemment. Je me lançai vers elle pour récupérer le carnet, mais elle me frappa de ses mains frêles. Andréa attrapa son bras, aussi doucement qu'il le put, l'empêchant de déchirer de nouvelles pages. Le regard de la vieille dame passa de terrifiant à terrifié. Elle se mit à pleurer, lâcha le carnet pour tenter de se libérer des mains d'Andréa. Son regard à lui restait dur, comme si ça ne l'atteignait pas.
Je récupérai le carnet et les pages éparpillées, puis reculai vers la porte d'entrée. J'avais l'estomac noué face à la folie de cette femme que je devinais détruite. Détruite par la vie, brisée par des hommes qui avaient volé la vie de son mari, qui l'avaient sûrement poursuivie.
Andréa finit par la lâcher et par me rejoindre, la laissant à ses cris et ses pleurs. « Je suis désolée… » chuchotai-je avant de sortir de la maison.
Je mis plusieurs minutes à me remettre de cette rencontre, alors qu'Andréa conduisait sans destination. Quand la boule qui me serrait le ventre se résorba, j'ouvris le carnet et lus chaque page l'une après l'autre. Une fois fait, je demandai à Andréa de s'arrêter dès que possible. Au premier sentier, il s'enfonça dans la forêt.
A l'aide de l'allume cigare, je brulai quelques feuilles mortes et brindilles. La première page du carnet que je mis à brûler se consuma lentement. Au fur et à mesure des pages, le petit feu fit flamber le papier de plus en plus rapidement. Toutes les pages y passèrent, ainsi que celle de mon carnet, la lettre de ma grand-mère, dont l'écriture se grava dans mon esprit comme une peinture, les lettres de l'appartement de Rome. Je ne gardai que la photo.
Quand je refermai la portière, Andréa ne démarra pas tout de suite.
― Quand je disais, « tout retenir là »…
― Ne t'inquiète pas. J'avais juste peur de pas y arriver. Mais Jocelyne le pouvait, et je pense que ça m'a été transféré.
― Comment ça ?
― Je ne sais pas comment ça marche mais lors du transfert, je crois qu'elle m'a donné un don qu'elle avait. Une mémoire photographique. Le carnet était récent, tout a été écrit à la suite, comme si elle notait tout ce dont elle se souvenait pour me le léguer.
Il se tut un long moment, formulant certainement ce qu'il s'apprêtait à me dire. Il posa les mains sur le volant, qu'il serra pour évacuer la tension qui montait en lui.
― On mange des âmes… pour prolonger la vie et pour gagner en force.
Face à mon silence, il finit par se tourner vers moi. Ses yeux étaient presque angoissants.
― Je n'ai jamais entendu parler de transfert de mémoire ou de compétence…
― Je crois que tu ignores beaucoup de choses…
― Pas plus que toi, ironisa-t-il en perdant enfin ce regard perplexe et intrigué à la fois.
Il se tut un moment et finit par demander quelle serait la prochaine destination. A en croire la mémoire flippante que j'avais, nous n'allions pas si loin, juste un peu plus profondément dans le Morvan.
Chapitre 17
Les jours s'enchainaient, monotones et uniques à la fois.
Monotones, parce que nous allions de déception en déception, rencontrant des hommes et des femmes victimes de la folie et de la vieillesse, n'ayant rien à nous dire, rien à nous montrer, rien à nous apprendre. Parfois – souvent même – les maisons étaient vides, depuis des années, ou habitées par des personnes n'ayant rien à voir avec ce que nous recherchions. Ma grand-mère avait écrit toutes les adresses dont elle se souvenait, mais ne savait pas ce qu'il était advenu de ces personnes. Dans mes souvenirs, elle était solitaire, aigrie… Elle n'était pas de ceux qui pouvaient avoir des amis. Pourtant, tous ces noms, ces gens, semblaient venir d'une même génération, liés par un même but. Nous n'osions mettre des mots sur tout cela. C'était trop flou, trop fou.
Uniques… parce que chaque jour, je découvrais un peu plus qui était Andréa. Je le voyais sourire, rire, bien que peu. Je le voyais aussi s'enfermer dans la coquille qu'il s'était construite, souffrir. Il était en proie à tant de tourments… La peur, d'être rattrapé par l'organisation et de poursuivre son chemin dans cette voie « contre-nature ». Le regret, d'avoir vécu cette vie qu'il n'aurait pas du vivre, et d'avoir manqué celle qui aurait pu l'attendre. Le manque. Il était en manque. Depuis plusieurs semaines, il n'avait pas mangé d'âme. Il se sentait parfois fébrile, fiévreux. Il se renfrognait, m'ignorait, était même tenté de fuir. Pourtant, il n'était plus jamais parti, même pour éviter les conflits que nous avions eus. Il changeait, peu à peu. Nous apprîmes à nous connaître, à nous apprécier, au-delà de l'attirance étrange qui nous liait depuis notre première rencontre. Nous faisions face aux déceptions ensemble, nous soutenant quand l'un perdait confiance, nous raisonnant quand l'autre allait trop loin.
Après avoir traversé la France et fait un détour par l'Espagne, nous avions mis le cap sur le Danemark, éliminant par la même occasion quelques adresses sur le chemin, aux Pays-Bas et en Allemagne. Quand nous quittâmes l'appartement vide de Blenstrup, nous étions à deux doigts de laisser tomber. Une quinzaine d'adresses pour apprendre que tous les contacts de Jocelyne étaient soit morts, soit déments… L'énergie dépensée était difficile à récupérer, d'autant plus dans l'état de stress permanent dans lequel nous étions.
Ce fut la nuit suivante que m'apparut notre prochaine destination. Lointaine, isolée. Je vis en rêve des paysages volcaniques, des fjords, les chatoyantes couleurs de Reykjavik, et une maison à demi ensevelie sous la terre qui semblait la protéger. L'Islande. « Tu es sûre ? » m'avait demandé Andréa, consultant l'argent qu'il lui restait. Oui, sûre. Quelque chose nous attendait là-bas. La netteté de mon rêve trahissait des souvenirs de ma grand-mère.
Je faillis abandonner quelques minutes avant d'embarquer sur le ferry. Avant de me glisser clandestinement sous la bâche d'un bateau, prêt à partir pour l'Islande depuis Hirtshals. Durant toute la traversée, je crus mourir alors qu'Andréa s'amusait presque à me voir trembler. J'étais persuadée que nous allions être découverts, signalés, que l'organisation allait nous trouver, et que nous allions tout simplement être tués. Rien de tout cela n'arriva. Andréa fit preuve d'un instinct particulièrement développé pour éviter les regards et les soupçons, et nous débarquâmes sur les terres islandaises avec une facilité presque déconcertante. En revanche, je n'avais concrètement aucune idée précise de l'endroit où nous devions nous rendre ensuite. Dans le carnet, une seule adresse était présente en Islande. Pas vraiment une adresse d'ailleurs, plus une indication « Sören, Nord extrême, Islande ». En revanche, il faisait terriblement froid et il était hors de question d'aller où que ce soit dans nos vêtements de « continentaux ».
Andréa me laissa seule quelques dizaines de minutes dans un café et revint avec assez d'équipement pour traverser le pôle nord. Il semblait pressé, et je compris qu'il n'avait pas eu à dépenser quoi que ce soit pour se procurer ça. Depuis des jours, Andréa avait prouvé qu'il se débrouillait particulièrement bien quand il s'agissait de manger, s'habiller ou se déplacer à l'œil. J'essayais de ne pas le juger pour ça : j'aurais bien été incapable de faire le quart de ce que nous faisions grâce à lui. Par la force des choses, j'avais légèrement perdu en honnêteté, en civisme et surtout en crédulité, mais j'étais bien loin de lui. J'avais encore du travail, et il devenait urgent de m'y mettre, sachant que quelque part dans le monde, quelqu'un était probablement en train de monter un plan pour me tuer.
A l'aide d'une carte, et après des heures de voyage, nous rejoignîmes l'extrême Nord de l'île, sans grand espoir d'y trouver quelque chose. Il faisait froid, il n'y avait rien à voir, et notre moral était en berne. Je ne pensais pas pouvoir tomber plus bas. Pourtant, au bout de quinze longues minutes, alors que nous décidâmes de quitter l'endroit et de trouver un endroit où dormir pour la nuit, je compris que c'était bel et bien possible.
Au bout du double canon pointé vers nous, un homme à l'épaisse barbe grise nous tenait en joue. Le masque sur ses yeux cachait complètement son regard, et la capuche qui couvrait sa tête dissimulait le reste de son visage. Andréa avait tenté de s'approcher pour prendre son arme par surprise, mais l'homme avait immédiatement enclenché le chien de son fusil. Après de longues secondes, il éleva la voix :
― Ouvrez le manteau !
Je fus en premier lieu surprise par l'emploi du français, puis interdite devant la demande. Il se répéta, pointant son fusil sur moi cette fois-ci. Andréa obéit, et je fis de même. Il voulait nous faire mourir de froid ? J'étais frigorifiée. Le vent glacial entrait partout et me fit trembler encore plus que la peur. L'homme me demanda d'approcher, et tout en gardant en Andréa en joue, passa sa main libre dans mon cou pour attraper ma chaîne, sur laquelle la perle noire de ma grand-mère était accrochée. Il s'éloigna de moi et invectiva Andréa de lui montrer à son tour la chaîne qu'il portait. Il leva son masque d'une main, laissant apparaître des yeux striés par les rides. Avant que je puisse déceler une expression dans ses yeux, il remit son masque en place et leva légèrement son fusil.
― C'est bon, dit-il plus doucement.
Du bout de son canon, il nous fit signe d'avancer, et nous emmena encore un peu plus loin de la civilisation. Je chuchotai à Andréa qu'il n'y avait sûrement rien à craindre, mais il ne semblait pas tout à fait de cet avis. « Même s'il est l'homme désigné par Jocelyne, on a toutes les chances d'être tombé sur un nouveau malade, sauf qu'il est armé cette fois-ci ». Il n'avait pas tort, mais quel choix avions-nous de toute manière ?
Après quelques dizaines de minutes de marche dans des terres inhabitées, nous arrivâmes devant la maison que j'avais vue en rêve, à demi ensevelie sous la terre. Ma grand-mère avait connu cet endroit.
Quand nous entrâmes à l'intérieur, je me sentis immédiatement opprimée par les centaines d'objets en tout genre disséminés partout, du sol au plafond, formant une caverne compacte et étouffante.
L'homme, qui était resté silencieux durant tout le chemin, nous ordonna de fermer la porte pour ne pas laisser le froid entrer, alors que nous hésitions encore à respirer l'air de cette grotte. Il accrocha son fusil au mur sans le décharger – à moins qu'il n'eût jamais été chargé – retira son masque et ouvrit son manteau avant de se diriger vers un petit poêle sur lequel était posée une bouilloire. Je n'osai bouger. Andréa semblait encore plus sur la défensive que je ne l'étais. Les mots nous manquèrent d'autant plus quand l'homme s'exclama, après nous avoir fixés quelques secondes :
― Hé oui ! Je ne suis pas comme Frémant, moi ! J'ai besoin de tout ça pour me rappeler ! conclut-il en embrassant de ses bras les murs de sa maison.
Je ne pus répondre quoi que ce soit. Andréa posa une main sur mon épaule. L'homme se mit à rire bruyamment, et je ne pus m'empêcher de sourire face à ce débordement de joie aussi étrange qu'agréable.
― Voilà ! C'est mieux ! Un sourire pour le vieux. Ça change de cette rabat-joie de Jocelyne !
― Elle est morte, dis-je sans attendre plus de détail, pour couper court à tout risque de confusion.
L'homme se tut, fixa ses yeux dans les miens.
― Je sais, dit-il sans que je puisse déceler d'émotion. C'est pour ça que je vous attendais.
Nous étions perdus. Et il semblait plus que conscient de notre état. « Vous en faites pas, vous avez rien à craindre » dit-il en écorchant les mots comme consciemment, avec un sourire en coin. Tout en nous tendant une main qui se voulait rassurante, il nous confia son prénom, comme si cela allait nous ôter toute crainte : « Sören ».
Les heures qui suivirent furent intenses. La première révélation fut une photo vieillie par le temps, où une trentaine de personnes rassemblées semblaient sourire à la vie. Ce fut étrange pour moi de reconnaître des visages comme si j'avais connu ces personnes, alors qu'ils n'étaient que des souvenirs transmis par ma grand-mère. En revanche, Marie, que nous avions rencontrée quelques semaines auparavant, était méconnaissable. Cette vieille femme que nous avions croisée avait tellement changé en quarante ans… Et ma grand-mère… son visage rayonnait, elle était belle, différente, semblait heureuse. Si loin de la femme aigrie que j'avais connue. Et Sören était un bel homme, au sourire resplendissant, sans aucune ride à cette époque. Au dos de la photo, des noms. Les noms du carnet. Barrés pour certains, pour beaucoup même. Avec des dates, griffonnées d'une petite écriture en pattes de mouches.
― Jocelyne est partie deux ans après cette photo, intervint Sören alors que j'essayais d'attribuer son nom à chaque personne.
― Vous l'avez bien connue ?
― Bien sûr. On se connaissait tous. Votre grand-père est peut-être parmi eux ! s'exclama-t-il en nous regardant à tour de rôle.
Et il se mit à rire, faisant briller ses yeux bleus malgré les rides striant sa peau. Il prit la photo, caressa les visages du bout du pouce.
― Pourquoi est-elle partie ?
― Parce qu'elle n'en pouvait plus. Elle a perdu espoir.
― Pourquoi les noms sont barrés derrière ? Et ces dates ?
― La date de leur mort.
Un frisson me parcourut le dos. Il retourna la photo, et me montra le nom de ma grand-mère, sous lequel 2017 était inscrit.
― Comment l'avez-vous su… Elle était coupée du monde.
― Je fais des rêves. Je vois des choses. Sa mort, votre arrivée, les perles noires. La colère qui monte de l'autre côté.
Quel autre côté ? Quels genres de rêve… des prémonitions ? Il parlait par énigme. J'essayais quant à moi de poser les questions les plus pertinentes, car il y en avait trop.
― Qui sont tous ces gens..? Elle m'a légué un carnet rempli de noms et d'adresses. Les maisons sont vides, et les gens ont perdu la tête, dis-je en pointant certains noms et visages sur la photo.
― Après une telle vie… Ils sont comme toi, comme moi. Des libérateurs. Des hommes et femmes qui se sont rassemblés pour tenter de survivre en s'entraidant. Et puis peu à peu, un par un, nous nous sommes séparés. Jocelyne a été une des premières à partir. Elle voulait construire quelque chose, une famille. Marie a trouvé Franck, ils se sont mariés, mais n'ont jamais eu le courage de faire des enfants. D'ailleurs, il n'y en a pas eu beaucoup, des enfants. Ou bien comme Jocelyne, ils les ont bien cachés, protégés. Et puis il y a eu les assassinats. Martin, Sergei, Angelika, Yaren et son bébé… Quel gâchis ! finit-il par lancer en levant les yeux au ciel, avant de les plonger dans les miens. Nell, c'est votre tour maintenant. Et après une vie comme celle-ci, tu comprendras pourquoi nous devenons fous.
Je voulus savoir ce qu'il entendait par « votre tour », mais il frappa dans ses mains et annonça qu'il était l'heure de manger quelque chose. Je rejoignis Andréa, qui feuilletait des livres d'histoire annotés de l'écriture de Sören. Je lui chuchotai « tu as entendu ? » et il se contenta de hocher la tête.
Sören nous contait des histoires sur ses anciens camarades, tentait d'en savoir plus sur nous, et évitait toutes les questions pouvant nous faire réellement avancer, comprendre. Andréa s'agaçait. Il écoutait tout en scrutant les murs de la maison, couverts de livres, tableaux, dessins, bibelots… Il cherchait à décrypter cet homme, dont les histoires et les explications étaient trop superficielles pour être vraies à ses yeux. Au détour d'une énième anecdote sur un voyage aux Etats-Unis, il le coupa sèchement :
― Vous disiez que notre grand-père aurait pu être sur la photo.
― J'ai dit ça ?
― Ne faites pas l'idiot… Nous n'avons parlé d'aucun lien de parenté entre nous, dit-il en se levant. Vous parlez trop, et pourtant vous n'en dites pas assez, tout en en sachant plus que ce que vous voulez nous faire croire.
Andréa s'était lentement rapproché de l'arme accrochée au mur. Il voulait le tester, lui montrer qu'il n'était pas maître de la situation.
― Oh là petit, ne va pas croire que je vous cache des choses.
Je sentis rapidement l'atmosphère changer, comme si Sören dégageait tout à coup tout autre chose que la gentillesse qu'il avait montré jusque là. Je retrouvai la tension de notre première rencontre, à quelques kilomètres de là, alors qu'il nous tenait en joue. Il finit par se lever à son tour, et je ne pus m'empêcher de faire de même, tout en me mettant un peu à l'écart.
― Qui êtes-vous… demanda Andréa.
― Je suis un libérateur, comme je l'ai dit à Nell tout à l'heure.
― Et alors ? Pour moi, ça ne veut dire qu'une chose, lança Andréa par provocation.
― Que je suis du mauvais côté c'est ça ?
Andréa se tut. Je ne savais pas à quoi il s'attendait, mais vu son expression, ce n'était pas à cette réponse.
― Andréa, tu crois que je ne sais pas qui tu es ? Ce que tu es ?
Le ton de Sören était devenu agressif, sa voix plus rauque et coléreuse.
― Si tu es encore là aujourd'hui, c'est aussi parce que j'ai fait en sorte que ta familia ne soit pas prise pour cible ces vingt dernières années, quand il y avait encore des soldats pour rétablir l'équilibre. Ta grand-mère tentait de veiller sur toi en risquant sa vie, pendant que tu mangeais des âmes avec tes petits camarades.
Au dernier mot, Andréa se jeta sur l'arme, tandis qu'avec une fulgurance hors norme, Sören se rua sur lui. Le canon n'était même pas encore pointé vers lui qu'il le saisit de ses deux mains, frappa du genou la cuisse d'Andréa puis lui arracha l'arme, avant de lui asséner un violent coup de crosse dans le sternum. Je me jetai d'instinct entre les deux, mais Sören en avait déjà fini quand j'arrivai près d'Andréa.
― Vous êtes jeunes. Vous êtes idiots. Jocelyne a vécu la pire des tragédies quand tu t'es fait enlever. Tu n'imagines même pas. Pas seulement parce qu'elle savait que tu allais vivre un enfer, mais surtout parce qu'elle a compris que ceux qui nous traquent sont en réalité comme nous. Et que nous sommes comme eux.
Il reposa l'arme dans son emplacement et remis en place les bibelots tombés lors de l'altercation. Andréa reprenait péniblement son souffle.
― Pourquoi ils l'ont pris lui plutôt que moi, si nous sommes pareils ?!
― Parce qu'il voyait les âmes dès son premier souffle… Toi, tu n'avais aucune valeur pour eux.
Et il sortit de la pièce, nous laissant là avec nos questions. J'attendis quelques minutes qu'Andréa respire mieux pour me fondre dans ses bras. Je sentis qu'il réfréna plusieurs fois des larmes. Il était trop fier pour pleurer, mais il avait mal. Sören avait frappé fort, physiquement, mais surtout par ses mots. Il était sorti non pas par colère, mais par pudeur, conscient que nous aurions besoin de temps pour intégrer tout cela. Cet homme était étonnant. Je réalisai enfin qu'il avait soixante-dix ans d'expérience face à ce qui restait pour moi, et encore pour Andréa, un monde inconnu.
Chapitre 18
Dans les jours qui suivirent, Sören fut souvent absent de la maison, nous laissant nous reposer tandis qu'il partait pêcher sur la côte. Après l'altercation du premier jour, nous avions décidé de lui faire confiance, et de profiter de ces jours d'accalmie pour reprendre des forces. Lors de nos discussions, il nous apporta quelques réponses. Il avait consacré sa vie à la lutte des libérateurs contre les mangeurs. Il avait protégé l'Islande et ses habitants, avec l'aide d'un autre libérateur habitant la Capitale. Depuis quelques années, il s'était retiré, trop fatigué, trop vieux. Ses contacts avaient fondus au fil des ans, entre les décès et les abandons. Jocelyne n'avait plus donné signe de vie depuis quinze ans, depuis le dernier service qu'elle avait demandé à Sören : protéger son petit-fils.
Tout se confirmait. Le puzzle se reconstituait peu à peu. Le plus difficile à croire fut le fait que mangeurs et libérateurs n'étaient pas déterminés à la naissance. Sören soutenait que théoriquement, Andréa pouvait libérer des âmes, et que je pouvais en manger. L'idée me glaçait le sang, et Andréa ne semblait pas vouloir y croire. Il était impossible que les mangeurs, depuis toutes ces années, ne fussent pas au courant. Et si l'on partait du principe que les libérateurs sauvegardaient une partie de la mémoire et des capacités de l'âme qu'ils libéraient… c'était impossible que les mangeurs ne suivent pas également cette voie. Cependant, « choisir entre une vie quasi éternelle et l'absorption des tourments de la vie d'un autre… le choix est vite fait » avait répliqué notre hôte. La vie éternelle… Andréa réfuta. Alors, Sören, d'une voix grave empreinte de tristesse, lui demanda :
― Les mangeurs en bas de la pyramide, comme toi, ne peuvent prolonger leur vie que de quelques années, mais ceux qui dirigent…
― On nous l'aurait dit.
― D'après toi, pourquoi les mangeurs traquent les libérateurs ?
― Parce qu'ils prennent les âmes.
― Bien sûr que non. C'est ce que vous servent vos mentors. La vérité, c'est que manger une âme de libérateur donne plusieurs années d'espérance de vie.
Andréa eut un petit rire nerveux, et je sentis mon cœur se gonfler, ma peau frissonner.
― Quelques années pour un libérateur novice. Des dizaines pour les plus puissants.
― Comment ça, plus puissants ? demandai-je.
Il se tut, comme s'il en avait trop dit.
― En libérant l'âme de ta grand-mère, tu as fortifié la tienne, et tu as pris une partie de sa mémoire. Mais ta grand-mère, elle, avait également libéré d'autres âmes. Celles de nombreux humains, dont tu n'as rien hérité, mais également celle de Gaspard, dit-il en saisissant la photo et en pointant le visage d'un homme parmi les autres. C'est de Gaspard qu'elle a elle-même hérité du don de mémoire photographique.
Il nous regarda tour à tour. Andréa fronçait les sourcils.
― Tu saisis ce que ça implique, Nell ? Tu as hérité du don de Gaspard, et d'une partie de sa propre mémoire, mais également d'une partie de la mémoire de ta grand-mère. Mais surtout, sans en profiter toi-même, tu as hérité de l'espérance de vie que chacun d'entre eux aurait pu fournir à un mangeur. Aujourd'hui, ton âme vaut celle de trois libérateurs.
Après un court silence, je me levai, traversai la pièce jusqu'à la porte d'entrée et me lançai à l'extérieur. Je courus quelques dizaines de mètres dans le froid glacial et fus saisis par un spasme de dégoût. Un nouveau spasme faillit me faire vomir, puis je sentis une main dans mon dos. J'eus un réflexe de rejet violent, mais fondis en larme en voyant que ce n'était qu'Andréa, manteau à la main. Depuis la mort de ma grand-mère et le faux prêtre venu chercher son âme – sa si précieuse âme – je savais au fond de moi que j'allais devoir lutter pour ma vie. Sauf que je n'étais pas prête à entendre que je devais lutter après sa mort pour celle de ma grand-mère, et celle de cet homme qu'elle avait libéré. Et peut-être d'autres, qui pouvait en être sûr ? Ce Gaspard ne pouvait-il avoir lui-même libéré d'autres âmes, d'autres libérateurs ? Je sentis les muscles de mes épaules et de ma nuque se raidir. Mon corps exprimait le poids qui me tombait dessus.
Andréa me tira vers la maison en serrant le manteau autour de moi. Je ne sentais même plus le froid. Peu à peu, pas après pas, des questions vinrent. Des dizaines, entremêlées, floues, mais primordiales. Je devais comprendre.
Quand nous entrâmes dans la maison, nous vîmes Sören raccrocher le combiné de son téléphone. Il était blême. Les yeux qu'il leva vers nous ne brillaient plus.
― J'aurais voulu vous en dire tellement plus…
― Qu'est ce qu'il y a ?
― Ils sont à Reykjavik.
Nous comprîmes dans l'instant. Andréa serra mon épaule sans s'en rendre compte. Nous avions été suivis. Ils avaient remonté notre piste, de pays en pays, jusqu'ici. Après quelques secondes sans bouger, Sören alla ouvrir le poêle, saisit plusieurs papiers et les mis dans le foyer. Il saisit quelques carnets de notes et la photo de groupe qu'il avait posé sur une étagère.
― Qu'est ce que vous faites ? demandai-je en tentant de l'empêcher de mettre la photo au feu.
― Ils ne doivent pas trouver ça. Il y a des choses qu'ils ne doivent surtout pas découvrir.
― Peut-être qu'ils n'arriveront pas jusqu'ici ?
― Avant, ça aurait pu se passer autrement, mais je suis trop vieux. Et ils sont trop nombreux. Mon informateur, à Reykjavik, m'a annoncé une dizaine de mangeurs. Je pense qu'ils sont plus.
Après un dernier regard, une dernière caresse envers le souvenir de ses anciens camarades, il jeta la photo au feu.
Il nous fit l'aider à brûler des dizaines et des dizaines de notes, livres, photos, souvenirs. J'en avais l'estomac noué, et l'odeur de fumée accentuait mon malaise. Il insista pour nous donner les économies qu'il avait conservées, en couronnes islandaises, euros et dollars, nous prépara un sac de vivres, et des vêtements chauds.
Deux heures s'étaient écoulées depuis l'appel de son informateur, quand nous entendîmes une explosion. Sören jura, pestant qu'ils avaient dû prendre l'avion, qu'il était trop tôt, que nous n'étions pas prêts. Il saisit nos sacs et les fourra dans les bras d'Andréa, avant de me saisir par les épaules.
― Vous êtes la nouvelle génération. Trouvez les autres, rassemblez-vous, comme on l'a fait il y a quarante ans. Eclairez-les et continuez à chercher le Grand Duc, c'est la seule chance.
― Le Grand Duc ? demandai-je, perdue par cette nouvelle énigme.
― Tu comprendras.
Sa voix était tremblante et sûre à la fois. Il souriait, et pourtant les larmes semblaient prêtes à perler. Il saisit le fusil accroché au mur, l'ouvrit et le chargea d'une cartouche qu'il sortit de sa poche.
― Je suis tellement désolé… dit-il en nous regardant tour à tour. Nell… fais-en une boule. Dans le creux de tes mains, comme un oisillon, avant de la libérer. Et surtout, fuyez.
Avant que nous ne puissions comprendre, il tourna le canon vers son visage, ferma les yeux, et appuya sur la détente. J'hurlai, tandis que le sang arrosait le plafond. Andréa me saisit et plaqua mon visage contre son torse, tandis que je criai toujours. Il me fallut plusieurs secondes pour réaliser ce qui venait de se passer. Je devais me ressaisir, je n'avais pas le droit de flancher. L'explosion signifiait qu'ils étaient là. Je me retournai doucement, vis le corps de Sören allongé au sol, et le voile de son âme. Je forçai mon corps à bouger, et gardant ma main accrochée à Andréa, comme une ancre accrochée à la réalité, je tendis l'autre vers l'âme, qui flottait au dessus du corps. Je la saisis et son contact contre ma main me fit frissonner. Je regardai enfin Andréa, et lus dans ses yeux la colère et la tristesse, comme un écho à mes propres sentiments.
Quelques secondes plus tard, nous courions dans la forêt, à l'opposé du son de l'explosion. A l'opposée de ceux qui nous traquaient.
Chapitre 19
Notre seule chance était de rejoindre le bateau que Sören utilisait pour pêcher, et dont Andréa avait pris les clés en partant. Il nous avait vaguement parlé du chemin pour le rejoindre mais la peur qui me nouait le ventre ne m'aidait pas à me souvenir. Quand, au loin, nous entendîmes le son de plusieurs moteurs deux roues, nous accélérâmes encore, et finîmes par atteindre la côte, où un petit bateau à moteur était arrimé à quelques centaines de mètres.
Le chemin jusqu'au bateau me parut interminable. Le son des moteurs se rapprochaient peu à peu. Au creux de ma main, je serrais toujours l'âme de Sören, et me surpris à le prier de nous venir en aide.
Andréa lança son sac dans le bateau, m'aida à y monter et dénoua le cordage avant d'allumer le moteur. Alors que nous nous élancions enfin sur la mer, un son bref retentit au loin, suivi immédiatement par une gerbe d'eau tout près.
― C'est pas vrai… souffla Andréa en plissant les yeux vers la côte. Baisse-toi, ils ont un sniper.
J'obéis immédiatement et lui saisis la main pour qu'il fasse de même. Il mit les gaz à fond et se baissa à son tour.
― Ils sont trop loin pour viser correctement.
A peine eut-il fini sa phrase qu'un nouveau coup de feu retentit. La balle éclata une vitre du bateau. Nous nous éloignions du tireur en longeant la côte. Ce fut notre plus grosse erreur. Sur la pointe d'une falaise devant nous apparut une moto, de laquelle descendirent deux hommes. Andréa changea de cap vers le large, mais le bateau n'était pas assez rapide. Une balle alla s'encastrer dans une malle en fer. Je me baissai encore un peu plus, serrant l'âme de Sören contre mon cœur. Andréa jura quand une autre balle frôla son épaule, déchirant son manteau et emportant un peu de peau au passage. Je n'eus pas le temps de lui demander si ça allait que d'autres balles se fichèrent dans la coque, cassèrent les vitres, jusqu'à la dernière qui se logea dans ma cuisse, m'arrachant un cri de douleur. Andréa rattrapa l'âme de Sören, que j'avais laissée s'échapper, et la mis dans une poche de son manteau avant de venir faire pression sur ma blessure avec ce qu'il trouva à bord. Sur la côte, des silhouettes se hâtaient de remonter en selle, prêtes à continuer la traque par tous les moyens.
La suite s'annonçait mal. Nous ne pouvions pas rejoindre la côte : les mangeurs nous attendaient à coup sûr, prêts à nous cueillir dès notre arrivée à coup de balles, ou pire. Rejoindre une grande ville, où nous aurions pu nous cacher, paraissait impossible avec ce bateau, d'autant plus depuis qu'il prenait l'eau de toute part, troué comme une passoire. Enfin, ma jambe me tirait régulièrement des larmes, bien que dans tout ce malheur la chance ait fait que la balle n'était pas restée dans la chair. Notre seule chance était de nous éloigner suffisamment pour que les hommes sur terre nous perdent de vue, puis de remettre le cap sur l'île, à un endroit suffisamment éloigné pour qu'ils ne nous retrouvent plus. Andréa vidait l'eau avec un seau, grimaçant de douleur à cause de son épaule qu'il n'avait même pas pris le temps de soigner. Plus le temps avançait, plus je perdais espoir. Ce plan semblait voué à l'échec. Nous allions juste couler avec ce fichu rafiot…
― Nell ! Hurla Andréa, pas question que tu tournes de l'œil ! Bouge-toi !
Je me sentais partir un peu plus à chaque instant. Ma vue se brouillait. Andréa lâcha son seau et vint me secouer par les épaules. Il finit par me serrer contre lui, enfouissant son visage dans mon cou. « Ça va aller » chuchota-t-il, encore et encore. A chaque mot de plus, j'avais l'impression qu'il le disait plus pour lui-même que pour moi.
Après d'interminables minutes, alors que je pensais mourir dans cet océan glacial, je sentis Andréa me lâcher et l'entendis hurler à l'aide. Je voulus lui dire que c'était vain, mais je n'en avais plus la force. « Tiens bon » me dit-il avant de hurler de plus belle en gesticulant. J'ouvris les yeux, ne vis que le bleu de la mer, puis distinguai enfin une tâche un peu plus sombre au loin, qui semblait faire cap sur nous. Le dernier son que j'entendis avant de sombrer fut la sirène d'un navire.
Je me réveillai une heure plus tard, un bandage grossier autour de la cuisse, dans une cabine d'équipage. La lumière crue m'agressait les yeux, ma bouche était sèche et je me sentais nauséeuse. Tous ces désagréments s'estompèrent quand je saisis que j'étais attachée avec un collier de serrage à une barre en métal intégrée au lit. Je tirai dessus plusieurs fois, sans succès. Je me relevai, réveillant une douleur aigue dans toute ma cuisse. Elle m'empêcha cependant de sentir l'angoisse qui montait. Andréa n'était pas là, j'étais attachée à un lit alors qu'on nous poursuivait. Rien ne me semblait positif.
Je cherchai des yeux un objet tranchant pour couper le lien, et vis mon sac sur le lit en face de celui où j'étais. Je m'étendis autant que possible, essayant de ne pas appuyer sur ma jambe qui me lançait déjà suffisamment. En vain, mon sac était trop loin. Des bruits résonnèrent derrière la porte. J'eus juste le temps de me rassoir avant qu'on ouvre.
Deux hommes armés entrèrent, suivis d'un colosse au cou tatoué, qui du se baisser pour passer l'encadrement. Il s'assit et saisit mon sac, fouilla à l'intérieur et en sortit la boite de ma grand-mère. Il l'observa quelques secondes, puis fixa son regard dans le mien.
― Qu'est ce que Sören cachait ? demanda-t-il avec un accent italien très prononcé.
Je ne répondis pas, me contentai de soutenir son regard. Il me dévisagea longuement, en silence, puis il sortit un couteau militaire qu'il pointa vers moi. Mon cœur accéléra, mais ce fut pire quand il glissa la lame dans la boite, et qu'il l'ouvrit d'un coup sec. J'entendis comme un bruit de pétard puis sentis une odeur de souffre. A l'intérieur de la boite, la photo n'était plus que des cendres. Ma grand-mère avait raison : « N'essaie pas de l'ouvrir en la cassant, son contenu serait inutilisable ». Je fermai les yeux et eus la consolation de voir trait pour trait la photo se dessiner sur mes paupières. Tout restait gravé.
L'homme se leva et vint s'assoir sur le lit à côté de moi. Je serrai les dents, mais ne pus m'empêcher de crier quand il plaqua sa main épaisse sur ma cuisse, provoquant une décharge de douleur dans tout mon corps.
― Qu'est ce que Sören cachait ? répéta-t-il plus fermement.
― Je ne sais pas… Dis-je en refreinant les larmes qui montaient.
Relâchant ma cuisse, il plongea la main dans sa veste et en ressortit une âme, qu'il jeta devant lui. Elle se déploya, lentement, juste devant mes yeux. Je sus immédiatement à qui elle appartenait. L'homme fit glisser son couteau le long de l'âme, l'écorchant par endroit. L'idée de la saisir et de la libérer me passa à l'esprit, mais le risque était trop grand. Peut-être n'étaient-ils pas au courant que j'étais libératrice. Alors que je tentai de réfléchir à un plan, la porte s'ouvrit de nouveau. Mon esprit se vida en un instant et je sentis une bouffée de tristesse et de détresse mélangées remonter dans ma gorge. Andréa était là, impassible, les bras croisés derrière un autre homme à l'air important.
Les hommes armés sortirent ainsi que le gorille, qui resta toutefois dos à l'encadrement de la porte qu'ils laissèrent ouverte. L'homme qui venait d'entrer s'assit en face de moi, tandis qu'Andréa s'était avancé dans la cabine sans me regarder une seule fois. Pour ma part, je n'arrivais pas à le quitter des yeux.
― Mi chiamo Dario, dit-il l'homme, que je finis par regarder.
Il n'inspirait en rien la confiance, avec ses cernes noirs et ses joues creuses. Je ne pus définir son âge, tant sa peau était lisse mais son regard terrible. Il continua de me parler en italien, je fis mine de ne pas comprendre en restant muette à ses questions, toutes sur Sören. Après quelques secondes de silence, il se tourna vers Andréa et lui demanda en sicilien s'il était sûr de ce qu'il avançait. Je sentis ma gorge se serrer de nouveau et je levai les yeux vers lui, fébrile. Il hocha la tête et répondit, toujours dans sa langue, qu'il aurait pu avoir des réponses si je n'avais pas été blessée sur le bateau. Il ajouta après un soupire qu'il était à deux doigts d'avoir gagné ma confiance. Je me battis intérieurement pour ne pas montrer mon désarroi. Ce prénommé Dario ne devait pas savoir que je parlais leur langue. L'incompréhension de voir Andréa ici, la colère, la peur faisaient monter des larmes. Je serrai les dents. Je luttai pour ne rien laisser paraître.
L'homme aux joues creuses finit par se lever et annonça en italien « elle parlera », avant de saisir l'âme de Sören. Il sortit de la cabine en passant à côté d'Andréa, qui jeta enfin un regard vers moi. Il fut trop bref pour que j'y décèle un message, mais alors qu'il tournait les talons, il tapota légèrement son cou au niveau de sa tâche de naissance. J'y vis instantanément un signe. Il ne m'avait pas trahie. Quand la porte se referma derrière lui, les sanglots me saisirent. Nous étions pris au piège, et la situation d'Andréa n'avait rien à envier à la mienne.
Chapitre 20
Ma peau était si abimée que je crus plusieurs fois voir la chair sous les liens qui enserraient mes poignets. Une semaine que j'étais constamment attachée, même dans la petite pièce fermée à clé dans laquelle j'avais été confinée. A croire que l'organisation pensait que j'avais le pouvoir de passer à travers les murs.
Je n'avais aucune idée de l'endroit où j'étais. Nous étions restés deux, peut-être trois jours en mer, et avions passé quelques heures en voiture, durant lesquelles on m'avait bandé les yeux. Ma désorientation était multipliée par le manque de nourriture, d'eau et de sommeil. Je ne tenais plus debout, et les séances régulières d'interrogatoire n'aidaient pas. Je sentais que les méthodes allaient bientôt changer, que la manière « douce » les lassait. Mon visage et mon corps portaient pourtant déjà les stigmates de cette « douceur ». Seule la présence d'Andréa, quelque part dans ce bâtiment dont les murs et le toit tombaient en ruine, me permettait de tenir. Il était là. Je le sentais. Je ne savais pas dans quel état en revanche. Avait-il réussi à faire croire à son histoire de manipulation ? Ou avait-il été découvert ? Cette perspective me glaçait le sang. La « patience » dont Dario faisait preuve avec moi tenait sûrement au fait qu'ils n'avaient aucune idée de qui j'étais et de ce que je savais. En revanche, Andréa était des leurs, et apprendre qu'il les avait trahis lui aurait valu des tortures autrement plus importantes.
Quand le colosse au poignard vint me chercher une nouvelle fois, m'empêchant de dormir plus de cinq minutes d'affilée, je sus juste à la force de sa poigne qu'ils allaient passer à la fameuse étape suivante.
Contrairement aux interrogatoires précédents, je fus trainée autre part, plus loin dans le bâtiment. A l'angle d'un mur, je débouchai sur un long couloir, au bout duquel attendait Dario. Je ne vis plus les joues creuses, les cernes… je restai fixée sur son regard noir, qui confirmait mes craintes. Quand j'arrivai au niveau de la porte devant laquelle il se tenait, mes jambes chancelèrent. C'était une salle de bain. Avec une baignoire, remplie d'eau à ras bord.
Je me débattis plus par réflexe que par espoir de me sortir de là. Les bras attachés dans le dos, je ne sentais même plus ma peau se fendre sous la pression exercée sur les colliers de serrage. Je ne sentis pas non plus quand on saisit mes cheveux. Tout mon être était obnubilé par cette eau qui se rapprochait, cette eau à la couleur de la rouille, cette eau dans laquelle on plongea mon visage, ma tête, le haut de mon corps tout entier, jusqu'à ce que je ne puisse plus retenir ma respiration, jusqu'à ce que de l'eau envahisse mon corps tout entier.
Ces quelques dizaines de secondes durèrent une éternité. Quand on me souleva enfin, que mes pieds glissèrent sur le sol trempé, je crus être incapable de sortir toute l'eau qui était déjà entrée dans mes poumons. Je toussai, encore et encore. Mes poumons brûlaient. Mes yeux étaient grands ouverts mais j'avais l'impression de ne rien voir. Pourtant, je vis parfaitement les yeux de Dario se planter dans les miens. J'avais l'impression de ne rien entendre, mais ses cris me parvinrent parfaitement. Il savait que j'allais craquer. Il savait que j'allais finir par lui dire ce que Sören m'avait confié. Mais quoi, au juste ? Que mangeurs et libérateurs étaient deux faces d'une même pièce ? Qu'il fallait chercher un certain Grand Duc ? Qu'est ce que ça pouvait bien leur apporter… la clé était dans l'âme de Sören. Moi, je ne servais à rien, je ne savais rien. Quand le colosse me replongea dans l'eau, je n'avais pas encore repris mon souffle. Le liquide entra encore plus vite dans mes poumons. Je sentis l'énergie que je mettais à me débattre diminuer de seconde en seconde. Et c'est là que je vis, sur l'écran noir qui se formait devant mes yeux, se projeter la vie de quelqu'un d'autre.
*
Des couloirs, des pièces vides. Un souffle court mais intense, déterminé. Dans une main, une arme, braquée en avant. Les pas sont lents, précis, silencieux. Autour des mains flotte un fin tissu.
Je ne retrouve pas la vue. Je n'entends que les cris d'un homme qui me glace le sang. Ma tête est dans un étau. Mes poumons meurent.
Le bruit de l'eau qui résonne, les cris d'un homme. Une toux, des respirations impossibles entrecoupées de régurgitations terribles.
Je ne sens plus que le froid de l'eau qui me saisit de nouveau. Mes poumons sont déjà pleins, rien ne peut plus y entrer. Sur l'écran noir de mes yeux se poursuivent les images qui ne sont pas miennes.
L'arme est tendue en avant, elle ne tremble pas, même quand elle se pose sur la nuque frêle d'un homme qui hurle, et dont la peau semble se dédoubler.
BANG.
Un son lointain me parvient, atténué par l'eau qui a envahi mes tympans. La poigne qui me maintient dans l'eau me lâche. Je n'ai pas la force de sortir mon corps de là. BANG.
Un corps inanimé gît dans l'eau rougie d'une baignoire rouillée. Des mains le saisissent, l'allonge au sol. Un visage blême, des lèvres bleues. Les mains se posent sur le corps et sur l'âme qui semble se décoller de la peau. Les mains appuient, une fois, deux fois. Le corps se tord. Une gerbe d'eau éclabousse encore un peu plus le carrelage blanc.
Mes yeux s'ouvrent soudainement. Ce n'est plus mon visage que je vois sur l'écran noir de mon inconscient, mais celui d'Andréa, au dessus de moi, qui m'aide à respirer. J'aimerais repartir, revoir à travers ses yeux. Je dois comprendre ce que j'ai vu, comprendre ce qu'était cette âme contre mon corps.
*
Je ne pouvais pas courir. Mes jambes ne me portaient pas, j'étais transie de froid et de douleur. L'air qui entrait dans mes poumons les brûlait, je sentais mon sang battre dans mes poignets ouverts. Andréa finit par me prendre sur son dos, courut aussi vite que possible, alors que des cris résonnaient contre les flancs des montagnes qui nous entouraient.
Andréa savait parfaitement où il allait. Il s'enfonça peu à peu dans la montagne, grimpant comme il put les rochers avec le poids mort que j'étais. Alors que les cris s'estompaient au loin, après plusieurs dizaines de minutes, Andréa me posa à terre, essoufflé. Il me fit me coucher et m'ordonna de ramper sous un énorme rocher. Voyant que je n'avais pas la force, il passa en premier et me tira avec l'énergie qui lui restait sous le roc que j'imaginai m'écraser comme un insecte sous une botte. Quand je pus me relever pour m'assoir, une grotte s'offrit à mes yeux. Un puis de lumière en partie bouché par la végétation surplombait l'endroit. Andréa passa une épaisse couverture autour de mes épaules. Il s'autorisa enfin à souffler et fit tomber le masque de certitude qu'il avait affiché depuis qu'il m'avait sortie. Quand il remarqua les tâches de sang qui maculaient ses vêtements et sa peau, il les frotta comme si cela avait la moindre chance de les faire partir, avant de plonger son visage dans ses mains en s'asseyant sur une pierre. C'est à ce moment-là que la peine et la douleur que je contenais depuis tant de temps se décida à sortir. Je me mis à pleurer en silence. Ces larmes avaient un goût amer. J'aurais voulu qu'elles soient les dernières, mais je savais que ce que j'avais vécu n'était qu'un avant goût de ce qu'ils pouvaient nous faire subir.
Quand Andréa releva la tête, il ne vit que les sillons que les larmes séchées avaient laissé sur mes joues. Il me regarda un long moment avant de plonger une main dans son manteau, pour en sortir une âme. Je demandai d'une voix cassée si c'était celle de Sören, et vis la mâchoire d'Andréa se serrer. Au vu de la noirceur que prenait son regard, je compris que ce n'était pas la sienne. C'était celle de Dario.
― L'âme de Sören a été prise par un mangeur bien avant qu'on arrive ici. Dario savait à qui elle était destinée. Il savait beaucoup de choses.
― Et qu'est ce que tu comptes en faire… réussis-je à articuler.
La question n'était pas à poser, je savais ce qu'il voulait en faire. Les souvenirs de Dario étaient précieux. Mais libérer son âme, c'était prendre le risque de voir se reproduire en bien pire ce qui s'était passé avec l'âme de Marco.
― C'était un tueur. Un putain de meurtrier ! criai-je.
Je me mis à tousser. Mes poumons étaient toujours en feu, ma voix rauque et quasi inaudible.
― Je vais le faire, dit-il.
― Quoi ?!
― Sören a dit que techniquement, je pouvais le faire.
― C'est hors de question.
― Est-ce qu'on a le choix ? Même pour partir d'ici sans se faire tuer, il faut qu'on en sache plus.
― C'est à moi de le faire.
― Tu es trop faible, Nell.
Je commençai à grelotter, le froid passant sous la couverture pour se glisser contre mes vêtements trempés. Andréa mit l'âme dans sa poche et sortit des vêtements secs d'un gros sac militaire planqué derrière une pierre. Il m'aida à me changer et m'installa sur un lit de feuilles mortes. Il avait préparé ça depuis des jours, alors que j'étais captive.
Se cacher provisoirement dans la montagne, puis décider de la suite suivant mon état, c'était son plan. Nous pouvions soit traverser la montagne, mais cela signifiait des jours et des jours de marche, soit repasser près du camp des mangeurs, au risque de nous faire repérer, pour reprendre la route inverse.
J'avais besoin de sommeil pour répondre à ce dilemme, et je ne pouvais fermer les yeux sans me revoir plonger dans l'eau glaciale. Je finis par m'endormir dans les bras d'Andréa, qui se coucha dans mon dos, m'entourant d'une protection illusoire.
Je dormis quelques heures d'un sommeil jonché de cauchemars. Mes poumons étaient toujours en feu, mon corps entier me faisait souffrir. Même me redresser fut pénible. Au dessus de nos têtes, la lumière était faible et quelques chants d'oiseau nous parvenaient. Nous devions être au petit matin.
Andréa dormait. Il avait dû rester éveillé une bonne partie de la nuit, pour veiller sur moi. Ses pupilles bougeaient à toute vitesse sous ses paupières. Son sommeil était agité, certainement en proie à des cauchemars aussi effroyables que les miens. Je le regardai longuement. Peu à peu, je me persuadai que je ne pouvais pas le laisser libérer l'âme de Dario. C'était trop dangereux. Il était le seul à pouvoir nous protéger tous les deux. Si l'âme modifiait son comportement, j'allais être incapable d'y faire quelque chose. Nous avions plus de chances de nous en sortir si c'était moi qui le faisais. Mais il allait m'en empêcher. Sauf si…
J'avais mis cinq bonnes minutes à sortir l'âme de sa poche sans faire de mouvement brusque ni de bruit. Tout en me persuadant que c'était le seul moyen pour nous de nous en sortir, je roulai l'âme en boule, comme l'avait préconisé Sören. C'était prendre le risque d'être encore plus touchée par la monstruosité de la personnalité de Dario, mais c'était également le seul moyen de ne pas perdre trop d'informations concernant ses souvenirs. Quand je me sentis enfin prête, je soufflai l'air de mes poumons, plaquai mon nez contre mes mains jointes et pris une longue inspiration. Ma vue se déroba instantanément, remplacée par des milliers d'images passant à un rythme survolté. Les sensations que j'avais eues à la libération de l'âme de ma grand-mère étaient démultipliées, et les images morbides de corps, de sang et d'âmes dévorées rendaient ce spectacle terrifiant. Les souvenirs étaient flous, contrairement à ceux de ma grand-mère qui possédait ce don de mémoire photographique, mais quasiment tous les visages portaient des noms, tous les lieux étaient liés entre eux. Ça avait marché. Les souvenirs de Dario étaient devenus les miens. Etonnement, la quantité de meurtres et de tortures dont je me souvenais ne m'émouvait que peu. Tout cela me paraissait loin, banal. Et plus étonnant encore, tous ces souvenirs absorbés n'avaient pas suffi à me faire perdre connaissance.
Andréa s'était réveillé, je ne me rendis compte qu'il me secouait que quand il parvint à me sortir de ma léthargie. Lui aussi semblait lointain, dérisoire face au vide à l'intérieur de moi. Je compris vite que la personnalité de Dario m'avait envahie, et eus la confirmation que cet homme était un sociopathe, déconnecté de la réalité, insensible à la douleur, à la peine et à toute émotion. C'était ce qui lui avait permis de monter dans la hiérarchie de l'organisation. Je me souvins de ses supérieurs, de leurs visages, de leurs noms – du moins des noms qu'on leur donnait. L'âme de Sören avait été transmise à un autre bateau durant la traversée pour être livrée en main propre à un certain Caruso.
Andréa avait mon visage entre ses mains et n'essayait plus de parler. Il avait compris et attendait, inquiet, que je sorte de mes souvenirs. Les connexions dans ma mémoire nouvelle se recréaient peu à peu. Je n'avais pas tous les raccourcis, je devais trouver le bon chemin en repoussant les souvenirs parasites. Alors que je visualisais le quartier où se situait Caruso, que je cherchais le nom de cette place à la fontaine, que je comptais les hommes de main postés habituellement aux quatre coins de la villa, un visage surgit, ensanglanté, pleurant, implorant. Il prit tout l'espace, ses cris résonnèrent, et je le vis avec un regard dénué de toute empathie. Il criait pitié, et je lui disais Où sont-ils. Je faisais signe et un homme le frappait au visage. Où sont-ils. Il ne criait bientôt plus. Un coup dans la mâchoire. Où sont-ils. Un coup sur la tempe. Où sont-ils. Il ne disait plus rien, et la seconde suivante, son âme sortait de son corps. Une âme de libérateur.
Mes yeux se connectèrent à ceux d'Andréa. Je luttai intérieurement pour retrouver mon humanité, celle que j'étais, mais ça ne fonctionnait pas. Ce que j'avais appris était si important que ma propre personnalité n'aurait peut-être pas pu l'analyser convenablement. Bien que celle de Dario fut affreuse, elle était à ce moment précis le meilleur moyen de mettre au point la suite des évènements. Je saisis les mains d'Andréa et lui dis sans préambule :
― Sören avait raison. Nous ne sommes pas seuls.
Je ne lui laissai pas le temps de me faire la morale pour avoir libéré l'âme de Dario et me levai, bien décidée à récupérer l'âme de Sören après avoir trouvé des renforts.