Eden lointain

aloysius

Quand la tribu de Nahul est attaquée, le jeune homme découvre qu'il est au centre d'une prophétie qui le mènera loin de chez lui. Il découvrira beaucoup sur lui même et sur le monde qui l'entoure...


1

L'ÉDEN

 

 

 

 

Le jeune homme se réveilla au beau milieu de la nuit, en nage, le front brûlant. Les draps humides et glacés lui collaient au corps.

C'était toujours le même rêve, ce cauchemar qui lui revenait par bribes comme pour le hanter, avec cette odeur de mort, cette fin qui se répétait encore et encore, nuit après nuit. Il se revoit dans un berceau. Soudain, des flammes menaçantes, envahissent la chambre, se rapprochant dangereusement du bébé immobile. Les poupées de chiffon se mettent à cracher une fumée noire, poupées misérables, autrefois rassurantes, qui étaient devenues, au fil des nuits le symbole d'une enfance à jamais perdue. À chaque fois, il voit un homme le sauver des flammes puis pénétrer dans ce brasier immense pour retrouver sa femme. Le souvenir d'un temps suspendu où se mêlent espoir et effroi. C'est à ce moment-là que la maison s'effondre sur elle-même, lui arrachant ses parents.

Durant cette terrible nuit, Nahul avait tout perdu. Il était orphelin…

 

***

Ranou, qu'il considérait comme sa mère, lui prépara comme à son habitude un petit déjeuner en chantonnant un air ancestral. Elle connaissait les frayeurs nocturnes de Nahul et respectait le fait qu'il ne lui en parle pas. Tous deux étaient très pudiques, et elle savait qu'ainsi son fils pensait la préserver. Ces mélopées étaient le moyen qu'elle avait trouvé pour l'apaiser, et cela semblait fonctionner... Au moins un petit peu, se disait-elle pour se rassurer. Elle s'inquiétait pour lui, mais s'interdisait de le lui montrer. De même, ils ne parlaient jamais de cette nuit tragique. Nahul lui était reconnaissant de tout cela : cette délicatesse, ces chansons douces lui faisaient du bien, et les gestes de tendresse qu'ils se prodiguaient chaque jour étaient la preuve pour tous deux, au-delà des mots, de l'amour puissant qui les unissait.

L'odeur de ce qui était pour lui un festin malgré la misère dans laquelle ils vivaient le revigora. Il savait que son meilleur ami, Barnel, arriverait bientôt, alléché par les tranches fumantes de trochi, un plat typique cuisiné à partir de plantes du marais.

Alors qu'il trempait son trochi dans l'infusion brûlante, Barnel apparut par la fenêtre.

— Bonjour m'dame, une p'tite tranche pour un pauvre pêcheur ?

La vieille dame secoua la tête en riant.

— Mais entre donc, mon chéri. Et cesse tes pitreries !

— Merci Ranou !

Barnel était bronzé à la manière des habitants des marais, la peau cuivrée, les cheveux longs, bruns avec des reflets dorés. Il était le frère que Nahul n'avait jamais eu. Et il est vrai qu'ils se ressemblaient énormément, hormis la couleur de leurs yeux. Ceux de Barnel étaient marron, quand ceux de Nahul tiraient sur le gris.

Ces deux-là s'étaient bien trouvés. Alors que la Matriarche du village tentait tant bien que mal de leur enseigner les rudiments d'un savoir qui était déjà mince, les deux garnements découvrirent ensemble les joies de faire l'école buissonnière et de partir à l'aventure. Quel plaisir que ce goût de l'interdit et même parfois du danger : les marais pouvaient réellement s'avérer pleins de surprises. Il fallait faire attention à chaque instant. Certains reptiles, comme les traznors à la peau épaisse et aux dents acérées, certains poissons même pouvaient avoir raison d'eux à la moindre imprudence. C'est d'ailleurs lors d'une de ces expéditions que leur amitié se scella à jamais. Ce fut comme un pacte de sang. Nahul suivait Barnel de près lorsque ce dernier se figea. D'abord surpris, Nahul comprit vite ce qui se passait : son ami s'enfonçait dans la vase, prisonnier de cette terre qui le plongeait irrémédiablement sous l'eau sombre et trouble des marais. Si quelqu'un se retrouvait seul dans cette situation, il ne fallait que quelques instants pour qu'il s'étouffe, noyé dans les marécages. Heureusement les deux enfants s'aventuraient toujours ensemble dans les marais – au moins avaient-ils retenu cette leçon de la Matriarche. Nahul se saisit donc d'une liane, qu'il lança à son ami. Il dut user de toute la force qu'il avait, décuplée par le danger que courait Barnel. Mais à force de persévérance, il parvint à l'extraire de ce piège fatal.

Barnel fixa longuement cet être à peine sorti de l'enfance qui avait réagi si promptement et avec tant de sang-froid, le sauvant d'une mort certaine. Désormais, il avait une dette. Entre eux, ce serait à la vie à la mort !

À proximité de cet obstacle, ils firent une découverte tout aussi inattendue : un esquif au profil inconnu, plus large et un peu plus long que les pirogues qu'ils utilisaient pour se déplacer sur l'eau. Cette pirogue était suspendue à un arbre, coincée entre deux branches, couverte d'un entrelacement de végétation qui voulait pénétrer sa coque. Mais celle-ci tenait bon. Cet étonnant navire s'était échoué d'on ne sait où…Ils se promirent de découvrir le secret de l'embarcation.

Leur amitié était à son image : défiant les fissures du temps, jamais elle ne se briserait…

 

— Alors, morfale, tu apprécies mes trochis apparemment !

La voix douce de Ranou sortit Nahul de ses pensées. Comme toujours, ce glouton de Barnel avait tout dévoré.

— Je me suis régalé Ranou, merci…Ma mère cuisine moins bien que vous en tout cas. Les siens sont toujours ratés, pas assez, ou alors trop cuits…

Tu viens, Nahul ?

 

Ils avaient passé l'âge d'aller à l'école. Plus vraiment des enfants mais pas encore des adultes, ils avaient le devoir de participer à l'approvisionnement en nourriture de la communauté. Chacun avait son rôle à jouer. Les jeunes filles cueillaient les plantes, les algues et les baies comestibles. Les jeunes gens, eux, étaient chargés de la pêche et, lorsqu'ils seraient devenus des Inens, certains seraient sélectionnés pour partir à la chasse.

 Pister et tuer les bêtes des marais était bien plus dangereux que la pêche. Les poissons constituaient la principale ressource de nourriture. La viande, elle, se faisait rare, très rare même à certaines périodes. Les chasseurs partaient pendant des lunes avant de revenir avec des trophées qui faisaient la joie du village et la fierté des héros. Leur retour était l'occasion de faire une grande fête où un feu gigantesque crépitait dans la nuit, tout le village se régalant des meilleurs morceaux de viande de la Grande Traque !

Les deux jeunes gens s'enfoncèrent dans le marais en pirogue. L'un ramait pendant que l'autre dirigeait la pirogue à l'aide d'un bâton qui touchait la vase des fonds, se frayant un passage entre les racines des arbres, créant un sillage dans les particules verdâtres qui recouvraient les eaux tranquilles. Mais ce qu'ils ne disaient à personne, c'est qu'ils connaissaient un bon coin de pêche plus loin dans les marais, à une distance dépassant de loin celle autorisée par la Matriarche. Et pour y parvenir, ils utilisaient la pirogue qu'ils avaient descendue de l'arbre et rafistolée. Fiers de partir en expédition avec leur propre embarcation, ils s'étaient rendu compte que, pour une raison qui leur échappait, la pêche était meilleure à son bord. Les poissons semblaient ne pas connaître ce type de pirogue et peut-être se laissaient-ils surprendre… Toujours est-il que les autres adolescents jalousaient quelque peu la chance répétée des deux amis qui contribuaient grandement au bien-être de la communauté.

— Tu crois qu'ils vont nous proclamer Inens ? lança Barnel.

— Peut-être…

— Avec tout le poisson qu'on ramène, ils devraient !

— Il faut faire confiance à la Matriarche. Il n'y a qu'elle qui pourra nous dire quand on sera prêts.

— Avec tout le respect que je dois à la Matriarche…

— Barnel, on n'est plus des enfants. À l'époque on se permettait de sécher les cours, mais maintenant… si on veut être des Inens, on doit se comporter comme tel.

— Tu as certainement raison, murmura Barnel, en rougissant de s'être montré aussi peu mature.

Nahul vit la gêne de son ami.

— Mais c'est vrai que je ne serais pas contre un banquet à notre arrivée…

— Et avec un feu de fête tant qu'on y est !

Ils rirent tous deux de bon cœur.

Naviguant encore quelque temps dans des eaux qu'ils connaissaient sur le bout des doigts, ils parvinrent à leur lieu de pêche. Ils montèrent les lignes sur des cannes faites d'un bois à la fois robuste et souple, puis les lancèrent, attendant qu'un poisson veuille bien mordre.

L'attente ne fut pas longue : le bouchon de Barnel tournoya sur lui-même.

— Ça, c'est bon signe. Un ginter, je dirais !

— Carrément !

Barnel scruta le bouchon. Lorsqu'il plongea, le jeune homme tira de toutes ses forces, ferrant le poisson, et alors commença la lutte.

— Il a l'air gros ! Viens m'aider Nahul !

Ils s'y mirent à deux. Le combat fut assez long. Enfin le poisson se fatigua et se laissa ramener sur le bord du bateau. Barnel maintenait la tension en gardant la canne en l'air tandis que Nahul sortit un énorme crochet pour le hisser, non sans peine, jusqu'à l'intérieur du bateau.

Fiers d'eux, ils relancèrent les lignes. Ce fut encore une fois Barnel qui eut la chance de voir son bouchon couler. Mais cette fois la traction fut beaucoup plus puissante, si puissante qu'elle entraina la large pirogue avec elle. Ils tenaient la canne à deux. Rien de ce qu'ils avaient déjà pêché ne ressemblait à cela. Ils s'éloignèrent de cet endroit connu pour s'enfoncer plus profondément dans les territoires interdits…

Les deux adolescents se concentraient sur ce monstre invisible, oubliant le monde qui les entourait, arbres et racines défilant à toute vitesse… les deux amis faisaient ce qu'ils pouvaient mais bientôt le courage vacilla et la peur commença à s'installer. Nahul eut une idée : il brisa la rame et tenta d'atteindre l'animal. Au début il n'y parvint pas, mais après de nombreux essais la pointe de bois fendu atteignit son but. Du sang apparut dans l'eau saumâtre, mais le monstre ne semblait pas faiblir. À force d'acharnement le bateau avait ralenti un petit peu, mais il continuait sa course dans les marécages de plus en plus sombres.

Soudain des lumières apparurent. Des cris de meute envahirent le silence des marais. Des cris qui auraient pu être terrifiants si les jeunes gens ne les avaient pas reconnus : les guerriers du village ! Ils étaient sauvés…

Les chasseurs surgirent de toute part, plongèrent dans l'eau et une dizaine de lances transpercèrent l'animal, qui rendit l'âme, après un ultime soubresaut. Ce n'était pas un poisson mais un hurden, un animal amphibien à la chair fortement appréciée par la tribu.

Une fois la proie sortie de l'eau, le chef des chasseurs s'approcha d'eux. Nahul et Barnel pensaient qu'ils allaient se faire houspiller, mais ce fut tout le contraire.

— Vous avez été braves ! Cette prise appartient à la meute autant qu'à vous. Il vous revient de réaliser le rituel de communion.

C'était un honneur immense. Il s'agissait de retirer le cœur de la proie et de verser le sang de la bête sur un arbre afin de remercier la Nature pour ce cadeau, dans la certitude que ce sang rendu à la Nature permettrait au chasseur de refaire un jour prochain une prise de cette qualité d'âme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2

LE BANQUET

 

 

 

 

 

En rentrant au village, les deux amis flottaient sur un petit nuage : allaient-ils être promus au rang d'Inen ? Les chasseurs restaient silencieux, à l'aguet des bruits du marécage. Une ultime proie serait toujours la bienvenue… Mais le gibier à proximité du village était plus prudent. Familier des odeurs des hommes, il les fuyait de loin. Peu importait, la Traque avait été bonne.

Quand la matriarche vit arriver les deux adolescents, elle exprima l'inquiétude qu'elle avait éprouvée et son soulagement de les voir sains et saufs.

— Ce sont des braves ! Ils ont réalisé leur première communion.

— Ces chenapans ? dit-elle en souriant. Je me disais bien que mes cours leur seraient utiles.

Nahul et Barnel se mirent à rougir.

— Je sais que vous n'étiez pas très assidus à mes enseignements, mais tout ce que je tente de transmettre aux jeunes de la tribu, c'est de pouvoir survivre dans les marais. Et vos escapades régulières vous ont bien formé. Je n'avais plus rien à vous apporter.

— Matriarche, intervint le chef des chasseurs, je considère qu'aujourd'hui ces deux jeunes gens ont prouvé qu'ils seraient dignes d'être des Inens, et je pense qu'avec une formation approfondie à mes côtés ils pourraient participer à la prochaine Traque.

La vieille femme réfléchit un instant, mais rapidement la gravité se changea en un sourire, ce sourire bienveillant qu'elle arborait en permanence.

— Et bien demain soir nous nous réjouirons deux fois : pour le succès de la Traque et pour l'entrée de deux nouvelles recrues dans la faction des Inens ! Cette nuit sera votre nuit, cher Nahul, cher Barnel, alors savourerez-la comme il se doit.

Le lendemain fut consacré à l'organisation de la fête. Les femmes dépeçaient les bêtes afin que les hommes puissent les faire rôtir à la flamme. Les meilleures couturières préparèrent les vêtements cérémoniaux pour les deux futurs Inens.

Cette journée fut comme un rêve éveillé pour les deux héros. Tout auréolés de gloire auprès des jeunes du village, ils étaient une source d'envie pour les garçons, et les jeunes filles voyaient différemment ces deux futurs chasseurs, ces deux jeunes adultes. Tout allait changer désormais : ils trouveraient femme et deviendraient d'illustres chasseurs. Les odeurs du festin attiraient les plus jeunes, impatients de vivre cette nuit de fête.

 

La Matriarche fit venir les deux jeunes gens dans sa tente et expliqua en détail aux deux amis les étapes du rituel ainsi que leurs significations profondes, ancestrales. Pour une fois, ils furent très attentifs à ce que l'Ancienne leur transmettait : la nuit, période de changement où l'on affronte ses plus grandes peurs ; le feu purificateur symbole de renaissance ; l'ingestion de la proie qui renouvelle la force, occasion de remercier la nature pour ses dons ; et enfin l'habit en peau de bête, qu'ils porteraient pour la première fois ce soir, liant l'homme à l'animal. Leurs deux habits seraient cousus à partir de leur première proie : ils partageaient le même animal totem, ce qui faisait d'eux des frères d'armes avec un lien tout particulier.

 

Le soir arriva enfin. Les deux amis étaient cloîtrés à l'intérieur d'une grande tente, alors que la cérémonie commençait. Ils devaient attendre qu'on les appelle par leur nom d'Inen afin de réaliser le rituel. Le sort fit que Barnel fut appelé en premier. Nahul devina son émotion et était impatient qu'on l'appelle à son tour.

Mais alors qu'il attendait, des cris retentirent :

— La Matriarche !

Nahul s'apprêtait à sortir de la tente quand un vieil homme apparut à l'entrée. Le garçon, les muscles bandés, était prêt à se battre, mais l'homme l'immobilisa avec une force qu'il n'aurait pu soupçonner chez quelqu'un de cet âge. Il lui dit avec une voix chaude et douce :

— Désolé pour tes amis… ils vont tous mourir. Crois-moi, les quatre sentinelles sont trop puissantes, même pour tes fiers guerriers.

Nahul était sans voix, partagé entre l'envie de croire cette voix rassurante et le doute qui l'étreignait. Cela était-il possible ?  Tout s'était passé très vite… Fallait-il lui faire confiance ? Des hurlements de peur semblaient fuser de toutes parts…Il ne savait pas ce qui se passait réellement, mais il devait intervenir. C'était son devoir. Il tenta un mouvement mais l'homme le maintint immobile.

— Si tu y vas maintenant, tu mourras peut-être en héros pour les tiens, mais ta vie est plus importante. Tu ne dois pas mourir ce soir. Ce n'est pas écrit ainsi.

— Qui… qui êtes-vous ?

— Je suis quelqu'un qui est relié à toi, et je suis là pour te sauver la vie ce soir afin que tu en sauves beaucoup plus… mais pas cette nuit.

Barnel entra, l'air affolé, dans la tente. Quand il vit l'homme, il brandit sa lance, prêt à défendre son frère. Nahul l'interrompit.

— Je crois qu'il est ici en ami…enfin j'espère. Qu'est-ce qui se passe dehors ?

— C'est horrible ! La Matriarche a été assassinée. Des flèches ont jailli de toute part. On n'arrive pas à les voir, ils sont comme des ombres. Il y a déjà eu beaucoup de morts. Nos guerriers ne parviennent pas à les combattre.

— Il nous faut fuir rapidement, pressa le vieil homme.

— Tu lui fais vraiment confiance, Nahul ?

— Je ne sais pas…

Il regarda à nouveau le vieil homme droit dans les yeux.

— Mais je crois qu'on n'a pas vraiment le choix…

Les deux amis eurent la même idée : la pirogue de l'arbre. Ils traversèrent le marais le plus rapidement possible et, alors qu'ils arrivaient, ils sentirent que les sentinelles étaient toutes proches. Mais les deux garçons l'avaient prévu, c'était leur plan. Trois ombres sur les quatre parvinrent à les rattraper. Ils étaient impressionnants, entièrement vêtus de noir avec un masque tout aussi sombre, des masques terrifiants qui ne laissaient aucun doute : la mort n'était pas loin. Sûrs de leur réussite les tueurs s'avancèrent vers eux. Mais ils n'avaient pas vu les sables mouvants, bien connus des garçons, et ils s'enlisèrent irrémédiablement pour disparaitre sous la vase des marais.

Ce n'était pas fini. Il restait encore un tueur à leur trousse. Les deux garçons dégagèrent rapidement le bateau mais, au moment de monter, Barnel recula.

— Qu'est-ce que tu fais, Barnel ?

— Je ne viens pas avec vous.

— Quoi ?!

— Non, je dois voir ce qui reste du village.

— Mais…

— C'est sa mission, interrompit le vieil homme, la tienne est différente, Nahul.

Alors qu'il partait, Barnel se retourna et lança à son ami :

— On n'a jamais découvert le mystère du passé de notre bateau, mais peut-être qu'il était là pour ce moment, pour que tu puisses t'échapper…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3

L'EXODE

 

 

 

 

 

Cela faisait trois jours qu'ils naviguaient et deux nuits qu'ils n'avaient pas dormi. Le vieil homme voulait être certain d'avoir semé la quatrième sentinelle. Il semblait connaître chaque recoin des marais. De nuit c'était lui qui barrait. De jour, ils se relayaient et il donnait les instructions à Nahul lorsque le jeune homme prenait la barre.

Nahul était plein d'interrogations, mais devant le visage concentré de cet homme étrange, il n'osait les poser. Tout juste apprit-il son nom : Namaar. Leurs noms, voilà les seuls mots qu'ils échangèrent, tant la tension était palpable au bord de la pirogue.

Les pensées dérivaient alors vers son village, vers cette vie qui allait prendre un nouveau tournant au sein des Inens, dans cette communauté qu'il aimait tant. Peut-être étaient-ils tous morts à cette heure ? Il se sentait coupable d'avoir abandonné Barnel et il craignait le pire. Mais l'instinct de survie lui faisait dépasser ces sombres pensées, pour se concentrer sur cette course, cette fuite… mais pour quelle destination ?

Jusqu'à présent, la vie semblait tracée devant lui : devenir chasseur, trouver une femme, avoir des enfants dans ces marécages qu'il aimait et qui avaient toujours été son monde. Tout s'était effondré, et désormais il était face à l'inconnu.

Le troisième jour, le visage de Namaar se détendit. Nahul retrouva dans sa voix et dans ses traits la douceur qui l'avait tant étonné lors de leur première rencontre.

— Nous sommes en sécurité, jeune chasseur.

— Vous êtes sûr ?

— Oui, tu peux me faire confiance. En souriant, il reprit :

— Je pense que les quelques baies que nous avons mangées ne t'ont pas pleinement rassasié. En tout cas, moi non. Nous allons y remédier. Que dirais-tu d'aller chasser ? Et puis, je te dois un festin ce soir, non ?

Ils attachèrent la pirogue, taillèrent des morceaux de bois en pointe et s'avancèrent sur les terres des marais. Namaar marchait sans faire le moindre bruit, il semblait flotter sur le sol. Il s'était barbouillé le visage de boue et invita Nahul à faire de même.

Au bout d'un moment, le vieil homme s'immobilisa et, d'un geste, montra la proie qu'il avait aperçue au loin. Après un instant de calme, il émit un son guttural, un cri d'animal en période des amours. L'animal dressa la tête, hésita puis avança vers eux, en quête d'une femelle. Quand il fut à portée, Namaar se dressa et lui planta sa lance dans l'œil. Un cri strident sortit de la gueule du quadrupède. Nahul réagit aussitôt et lança le projectile dans le flanc, essayant de viser le cœur.

L'animal blessé voulut courir mais rapidement il tituba. Le cœur avait bien été touché, et sa vision chancelait. Il s'effondra, palpitant. La première vraie chasse du jeune homme ! Namaar lui dit de l'achever et de pratiquer la communion, ce que Nahul fit respectueusement. Une fois le rituel réalisé, tous deux tirèrent le gibier jusqu'à la pirogue.

— La maison est à quelques heures d'ici. Là-bas tu pourras te restaurer et te reposer.

 

Maintenant que la pression était retombée, le temps qui le séparait de la demeure de Namaar paraissait s'allonger à l'infini. Nahul était plus épuisé que mort de faim. Il voulait juste s'allonger en espérant sortir de ce cauchemar, comme si tout cela n'avait été qu'un mauvais rêve.

Enfin, ils arrivèrent aux abords d'une prairie et le vieil homme accosta la pirogue.

— Tu viens ? Ça y est, on est arrivés.

Ils tirèrent le gibier à terre. Il pesait lourd, et Nahul était à bout de force.

— Tu as l'air éreinté. Si tu veux, tu n'as qu'à dormir le temps qu'il te faudra. Je t'ai attendu durant des années, je ne suis pas à quelques heures près.

Ils traversèrent la prairie et atteignirent un arbre immense. Nahul distingua une petite porte au pied de l'arbre. Il pénétra dans l'antre de Namaar. C'était un vrai capharnaüm. Des plantes séchées ou en décoction semblaient envahir la maison. Des livres anciens étaient ouverts, jonchant le sol. D'autres remplissaient jusqu'à ras bord des meubles entiers. La grande bibliothèque semblait être le cœur de cette demeure.

— Vous êtes un chaman ?

— Si on veut… je préfère me considérer comme un herboriste. Mais sache que le pouvoir des plantes peut être surprenant. Elles peuvent tuer comme sauver une vie et servir à bien d'autres choses encore. Je vais d'ailleurs te donner une décoction de ma composition pour t'aider à dormir en paix le temps qu'il te faudra.

— Merci, dit le jeune homme, hésitant. C'est vrai que je suis épuisé.

— Je vais te laisser ma chambre. Tu sais, je suis un véritable ermite et j'ai rarement de la compagnie.

Nahul le suivit, se traînant jusqu'à la chambre. Il s'allongea. Enfin un vrai lit ! L'ermite revint quelques instants après, un liquide verdâtre à la main.

— Fais-moi confiance. Le goût est plutôt amer, mais avec ça tu te réveilleras au sommet de ta forme.

C'était plus fort que lui, Nahul lui faisait confiance. Son charisme, sa douceur... Et le vieil homme ne lui avait-il pas sauvé la vie ? Il n'eut pas le temps de s'inquiéter de ce qu'il avait ingéré. Il s'endormit instantanément.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4

LES BAIES DES SONGES

 

 

 

 

Quand il se réveilla, complètement rasséréné, le jour passait à travers les lucarnes de la maison dans l'arbre. Une odeur agréable envahissait la chambre, une senteur qui lui était familière et pourtant insaisissable.

Il observa la chambre avec plus d'attention qu'il ne l'avait fait la veille, quand il s'était effondré de fatigue. À la différence du salon, la chambre était agencée sobrement, rangée avec attention. Un lit tout simple, une petite table où trônait un porte-plume, de l'encre et un petit carnet.

Il s'approcha du livre, dont le titre avait été soigneusement entouré de magnifiques enluminures : le Livre des Songes.

Il hésita un instant. Cela ressemblait à un journal intime ; mais la curiosité fut la plus forte. Ce qu'il lut lui sembla aberrant : des propos sans queue ni tête, des commentaires en bribes totalement incompréhensibles. Son nom revenait sans cesse. Alors qu'il tentait de saisir le sens de ces pattes de mouche, la voix chaleureuse de Namaar brisa le silence.

— Alors, tu es réveillé ? Viens donc, jeune chasseur.

Nahul descendit. Le gibier finissait de cuire.

— Je ne reconnais pas cette odeur.

— Je t'avais dit qu'on pouvait faire toutes sortes de choses avec les plantes. Du plus extraordinaire, tu le verras… jusqu'à l'amélioration de mets qui, de fades, se transforment rapidement en un repas de roi. Quelques aromates suffisent.

— Effectivement, cela sent très bon.

— Savoure donc cette infusion, puis nous irons cueillir quelques baies.

Le goût dépassait tout ce qu'il avait bu jusqu'à présent.

— C'est bon, n'est-ce pas ?

— Carrément ! Ça m'a ouvert l'appétit.

— Très bientôt tu pourras manger. Mais d'abord, une petite promenade nous fera du bien.

Ils sortirent de la cabane. Nahul suivait son hôte de près. Il ne connaissait pas cette partie du marais. La prudence s'imposait. Ils marchèrent quelque temps, puis Namaar s'arrêta devant un arbuste d'une espèce qui semblait proliférer à cet endroit. Il montra au jeune homme comment cueillir délicatement les baies qui y poussaient.

— Un dernier aromate ? demanda Nahul.

— Pas vraiment. Celles-là sont spéciales et ne poussent qu'ici.

Satisfait, l'ermite dit au jeune homme qu'il fallait rentrer pour enfin se régaler d'un festin amplement mérité.

 

Les assiettes de terre cuite juraient avec le repas fastueux qui se dressait devant eux. La viande rôtie à point était recouverte d'une sauce au fumet irrésistible. Des fruits et des légumes agrémentaient le tout, apportant un mélange sucré-salé, que Nahul ne connaissait pas, mais qu'il apprécia dès la première bouchée. Namaar le regardait dévorer le plat qu'il avait fait mijoter pendant des heures.

— Je suppose que tu as des questions.

Enfin, se dit le jeune homme. Jusqu'à présent impressionné par l'ermite, il avait respecté son silence. Mais maintenant qu'ils étaient hors de danger, il allait avoir enfin des explications.

Devant le regard impatient de Nahul, Namaar se lança :

— Les quatre tueurs qui vous ont attaqués se font appeler les sentinelles. C'est un ordre religieux secret de la Grande Cité.

Nahul écoutait avec attention.

— Ils sont là pour éradiquer toute menace de la religion. Dès qu'ils perçoivent un danger, ces guerriers surentraînés interviennent. Je ne te parle pas de spiritualités minoritaires, comme celle des tribus perdues des marais. Je fais référence à un vrai danger, qui mettrait en péril leur pouvoir au sein de la Grande Cité !

— Ce sont des... sortes de moines ?

— Oui. À force d'ascèse, ils parviennent à maîtriser leur corps et leur esprit pour cette mission, qu'ils considèrent comme sacrée. Mais les sentinelles ne sont que le bras armé des chefs religieux de cet ordre.

— Mais pourquoi nous ont-ils attaqué ? Nous ne sommes qu'une petite tribu des marais.

— C'est toi qu'ils voulaient.

— Moi ?!

— Exactement.

— Alors tout cela est à cause de moi... Mais je ne suis rien.

— C'est ce que tu crois. Certaines personnes sont destinées à quelque chose de plus grand, quelque chose qui les dépasse. Tu es une de ces personnes.

— Je suis juste chasseur. Vous avez dû vous tromper.

— Je t'assure que non.

— Et comment est-ce que vous pouvez en être aussi sûr ?

— Je t'ai vu dans mes songes.

— Vos songes ?

— Je t'avais dit que les baies que l'on vient de cueillir étaient spéciales. Elles permettent d'avoir accès à un autre niveau de conscience, celle des songes. Ni endormi, ni pleinement conscient de ce qui t'entoure, tu perçois une réalité qui est supérieure à notre vision limitée.

— Je ne comprends pas.

— Termine donc ton repas. Tu comprendras...

Nahul était perdu et commençait à s'impatienter :

— Non ! Assez de mystères !

Il y eut un silence. Namaar plongea son regard dans celui de Nahul, semblant sonder son âme.

— Peut-être que tu es prêt... Tu dois savoir que tout le monde ne réagit pas de la même manière aux baies des songes. Pour la plupart des gens, cette expérience peut se révéler dangereuse, mortelle même. Mais quelques élus comme toi et moi peuvent voir au-delà des apparences, au-delà du temps.

Il se leva de table et invita Nahul à le suivre. Ce dernier ne savait pas vraiment à quoi s'attendre, partagé entre la crainte de l'inconnu et l'envie de vouloir comprendre enfin ce que tout cela signifiait.

— Allonge toi sur le lit. La première fois que l'on prend les baies des songes peut être déstabilisante.

Le vieil homme lui tendit une baie à Nahul.

— Apaise toi le plus possible. Utilise ton souffle pour cela. Concentre-toi sur lui, et tente de ne penser à rien. Lorsque tu te sentiras prêt, avale-la.

 

D'abord le souffle court et le cœur battant, le jeune homme fit plus attention à sa respiration, pour ne se fixer que sur elle. Au bout d'un moment, ses peurs s'atténuèrent. Il avala la baie, plongeant dans le songe. Un voile recouvrit sa vision, alors qu'il s'enfonçait dans un état de demi-conscience.

Au début il évolua dans un brouillard épais. Il continua d'avancer. Au bout d'un moment, la brume disparut. Il vit un bébé dans un couffin. Il ne comprit pas tout de suite mais rapidement, la vision d'une maison en feu lui apparut. Pourquoi fallait-il qu'il revive ce cauchemar ? Pourquoi maintenant, pourquoi ici ? Mais cette fois-ci, il ne resta pas seul dans la nuit. Son père sortit de la fournaise, sain et sauf. Il soutenait sa femme qui semblait blessée à la jambe, la portant presque. Était-ce réel ? Cela ne se pouvait.

Quand ses parents l'eurent rejoint, il fut submergé par l'émotion.

— Vous êtes vivants ?

— Non, pas au sens où tu l'entends, lui murmura sa mère.

— Vous m'avez tant manqué...

— Toi aussi tu nous as manqué, mon fils.

Elle le prit longuement dans ses bras. Nahul se mit à pleurer.

— Mais aujourd'hui nous devons te quitter.

— Quoi... Pourquoi ?

— Ce rêve que tu fais toutes les nuits, ce souvenir qui t'obsède t'empêche d'avancer, d'être libre.

— Mais...

Son père intervint :

— Sache que, de là où nous sommes, nous t'aimons et nous te protégeons. Voilà le souvenir que tu dois garder de nous : l'amour que nous te portons.

 J'ai fait un choix et je ne le regrette pas. Tu es destiné à de grandes choses, et cette culpabilité qui assombrit ton regard doit disparaître. C'est ce sentiment qui te hante. Mais ce n'est pas ta faute. C'était un accident, c'est tout. Et si le passé ne peut être changé, c'est à toi d'écrire ton avenir... Tu es un homme maintenant, un Inen !

— Je ne vous reverrai plus jamais ?

— C'est à toi de décider. Mais si tu veux vivre ta vie pleinement, il faut que tu fasses le choix de te libérer de nous. Et je sais que tu es assez fort pour cela, mon fils.

Ils se prirent tous les trois dans les bras - Une ultime étreinte qui fit chaud au cœur du garçon. La brume revint. Ses parents disparurent. Il tourna le dos à la maison et s'enfonça dans l'épais brouillard.

 Sa décision, aussi douloureuse soit-elle, était prise. Il accomplirait sa destinée, et ses parents seraient fiers de lui.

 

Il se réveilla dans la chambre de Namaar. Rien n'avait changé autour de lui, et pourtant tout était différent à l'intérieur.

Nahul raconta à l'ermite ce qu'il avait vu.

— Tu as vu le passé, c'est bien. Et tu as fait ton choix ?

— Oui, dit-il avec assurance, je choisis la vie !

— C'est une bonne chose que tu sois en paix avec ton passé. Tu avais besoin d'être lavé, purifié de cette culpabilité. La prochaine fois que tu prendras une baie, cela sera différent. Mais il faudra attendre demain pour cela.

— Pourquoi ?

— Prendre des baies des songes de manière trop rapprochée peut faire perdre la raison. Ce sont des réalités différentes, et il faut rester ancré dans la réalité première pour ne pas se perdre… Allons terminer ce repas. Un dessert t'attend pour te remettre. La première fois qu'on franchit les voiles qui nous séparent du monde des songes est toujours une expérience éprouvante.

Nahul était complètement épuisé par ces révélations. Mais un sentiment de paix dominait. Ils retournèrent donc dans la cuisine et se régalèrent d'un gâteau succulent. Après cela, le jeune homme alla se reposer.

 

Lorsqu'il se réveilla, il trouva l'ermite assis en tailleur, complètement immobile, apparemment indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Au début, Nahul n'osa pas le déranger. Après un moment qui lui sembla ne jamais finir, alors que la lumière du jour baissait, Namaar ouvrit les yeux et se tourna vers lui.

— C'est une technique de méditation. Comme toi tout à l'heure, je me concentre sur le souffle afin d'y voir plus clair dans ma vie et de trouver la paix. Je t'apprendrai. Tout comme je t'apprendrai à te battre.

— À me battre ?

— Oui, je pense que tu en auras besoin avec ce qui t'attend.

— Mais je sais me battre…

— Pas contre la dernière sentinelle. Elle te traquera partout où tu iras et c'est une véritable machine à tuer.

— Montrez-moi, alors. Je suis prêt à apprendre.

— Demain, je te montrerai les bases.

 

 

Nahul eut du mal à s'endormir, impatient de vivre la journée du lendemain. Mais lorsqu'il se réveilla, l'angoisse qu'il ressentait d'habitude le matin avait disparu. Il était libéré de ce poids.

L'ermite l'accueillit avec un sourire bienveillant et une infusion parfumée.

— Alors, bien dormi ?

— Comme jamais ! répondit Nahul jovialement.

— Mange. Après, nous irons méditer...

Il avala la boisson rapidement.

— Ne sois pas si pressé. La patience est une vertu que l'homme doit cultiver. Il faut apprendre à apprécier le moment présent et tous les cadeaux qu'il recèle. C'est dans les plaisirs simples, comme savourer une boisson le matin, que l'on vit pleinement. C'est ma première leçon. Probablement la plus importante. C'est quelque chose que tu découvriras à travers la méditation.

 

Ils sortirent et s'assirent près d'un arbre. Le jeune homme eut du mal à rester concentré au début. Il ne cessait de gigoter, trouvant cette position inconfortable. Mais après quelques temps, un sentiment de paix commença à l'envahir. Il était connecté à son souffle, au présent, et parvint un moment à ne penser à rien. Mais cet instant ne dura pas longtemps, et il se remit à bouger.

Namaar le perçut et mit fin à l'exercice. Il demanda à Nahul ce qu'il avait ressenti. Ce dernier décrivit l'expérience, la paix qu'il avait éprouvée et cette sensation paradoxalement agréable de vide qu'il aurait aimé faire durer plus longtemps. Namaar paraissait satisfait.

— Ça viendra. Maintenant que tu es dans de bonnes dispositions, pourquoi ne pas prendre une autre baie ?

Il sortit une de ces baies si particulières et la tendit au garçon. Une appréhension saisit Nahul. Qu'allait il découvrir ? Il respira longuement, tentant de maîtriser son souffle, puis il se lança.

 

Il se retrouva à nouveau dans les brumes. Il continua d'avancer, comme il l'avait fait la veille. Toujours cette plongée dans l'inconnu. Lentement, l'épais brouillard se dissipa. Ce qu'il vit alors lui réchauffa le cœur. Sa tribu, menée par Barnel, se déplaçait dans les marais. Il sut immédiatement que cela était différent de la vision de ses parents. Ce n'était pas des fantômes du passé. C'était le présent. Et la tribu était saine et sauve. Le sentiment de culpabilité qu'il éprouvait depuis qu'il avait laissé Barnel tout seul disparut. Il entendit son ami encourager son peuple :

— Grâce à Nahul, nous avons eu le temps de fuir. Les tueurs sont partis à sa recherche, et bientôt nous rejoindrons le village voisin. Plus qu'une journée de marche. Je sais que vous êtes fatigués, mais bientôt nous pourrons recommencer notre vie, et tout redeviendra comme avant.

Puis il le vit s'approcher de Ranou et lui murmurer :

— Ne t'inquiète pas. Je suis certain qu'il va s'en sortir…

La vieille femme avait les larmes aux yeux, mais elle se ressaisit avec la pudeur qui la caractérisait tellement.

 

Le brouillard revint. Mais au lieu de revenir en arrière, quelque chose le poussa à avancer au-delà de sa première vision. Il vit alors une jeune fille. Elle était rousse, aux yeux verts, et devait avoir à peu près le même âge que lui. Une aura dorée l'entourait. Il tenta de lui parler. Elle lui dit son nom : Isha, et disparut aussitôt.

Le brouillard réapparut. Nahul voulait rebrousser chemin, revenir à la réalité première, mais une force le maintint immobile. Alors, son sang se glaça : la dernière sentinelle lui apparut. Il émanait d'elle une aura noire, une sorte de fumée funeste. L'homme était aidé par un rapace au plumage tout aussi sombre.

La même aura entourait l'animal.

La vision cessa brutalement. Le garçon reprit conscience. Un peu secoué, il dit à l'ermite tout ce qu'il avait vu.

— Ainsi, cette jeune fille, Isha, t'est apparue. Mais tu connais plus que son nom, n'est-ce pas ?

— Oui. Il hésita. C'est comme si... comme si je connaissais tout d'elle. C'est un sentiment étrange…

— Ce sont les baies qui t'ont amené à un degré supérieur de connaissance. Cette aura dorée que tu as perçue ne laisse aucun doute. Cette fille est ton âme complémentaire, l'âme à laquelle tu es lié par le destin. C'est ce lien particulier qui te permettra toujours de savoir où la trouver, car le destin vous réunira inéluctablement.

Il en est de même pour la sentinelle. La fatalité vous relie. À l'inverse d'Isha, la sentinelle tentera par tous les moyens de te nuire, de t'empêcher d'accomplir ta destinée de manière tout aussi inéluctable. C'est l'équilibre des forces : la vie et la mort, l'amour et la haine. Ce sera à toi de faire basculer le destin dans un sens ou dans l'autre.

— Mais pourquoi est-ce que la sentinelle est à ma poursuite ?

Namaar eut l'air absent un instant.

— C'est une vieille prophétie… Il était dit qu'un jeune homme des marais, parvenu à l'âge adulte, serait capable de détruire la religion et l'équilibre du monde. Un agencement bien particulier des astres guiderait l'ordre des sentinelles à un endroit et un moment précis afin d'éliminer cette menace. Je croyais en cette prophétie. Puis les baies des songes m'ont montré d'autres possibilités. Cet élu, c'est bien toi. Mais tu peux faire en sorte que le futur s'écrive différemment.

— Vous connaissez le futur ?

— Je connais plusieurs futurs.

— Mais alors vous pourriez m'expliquer, afin que je sache ce qui m'attend et ce que je dois faire.

— Non. C'est à toi de le découvrir. Si je te disais ce que je sais, cela t'influencerait, et tu ne serais plus libre de trouver ton propre chemin…De plus, mes visions ne vont pas au-delà d'un certain point.

 

Soudain, Nahul se crispa.

— Je sais maintenant pourquoi j'étais aussi effrayé lorsque j'ai vu la sentinelle. Elle est toute proche. Son oiseau va …ou nous a déjà repérés.

Ce que craignait Namaar allait se réaliser plus tôt que prévu.

— Si tu dis vrai, il te faut fuir. Tu dois rejoindre Isha. Comme je te l'ai dit, tu la retrouveras. Tu sais déjà où elle se trouve, n'est-ce pas ?

— Oui, dans la Grande Cité.

— Alors n'attends pas, vas-y. De mon côté, je vais tenter de ralentir la sentinelle. Prends ces quelques baies et utilise-les avec parcimonie. Je vais détruire toutes les autres afin qu'elles ne tombent pas entre de mauvaises mains.

— Mais…

— N'attends pas plus longtemps. Le temps est compté. Fuis !

— Mais je ne suis pas prêt. L'entraînement… ?

— Tu t'en sortiras, j'ai confiance en toi. Si ce que tu dis est vrai, il faut que tu t'en ailles immédiatement.

L'ermite avait retrouvé cet air grave qui avait tant impressionné Nahul lors de leur fuite.

— J'ai été honoré de te rencontrer, Nahul. Maintenant va vers ton destin.

 

Nahul, bien qu'inquiet, prit les baies et quitta le vieil homme. Il se retourna une dernière fois vers cet homme étrange qui l'avait sauvé à deux reprises, sachant pertinemment que jamais il ne le reverrait. Et, à bord de la pirogue, il prit la direction de la Grande Cité. Il allait trouver Isha et découvrir ce qui l'attendait là-bas…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5

L'ÂME COMPLÉMENTAIRE

 

 

 

 

 

 

 

La jeune fille traînait au lit, peu pressée de se lever pour aller à son cours de musique et de maintien.

La voix de Marouka, la femme de ménage, retentit :

— Mademoiselle Isha, il est temps de vous lever !

— J'arrive, j'arrive...

— Vous allez encore faire enrager Monsieur votre père et ce pauvre Monsieur Peark.

Aux yeux d'Isha, Marouka était plus qu'une simple femme de ménage. Elle habitait chez eux et s'occupait de tout : le ménage, la cuisine, et elle était sa confidente, probablement la personne qui la connaissait le mieux.

Isha n'avait pas réellement d'amis. Son rang social et le fait qu'elle prenne des cours privés y étaient pour beaucoup. Son père exerçait une fonction de conseiller politique dans les plus hautes sphères de la Grande Cité. C'était un homme de pouvoir, quelqu'un d'important et d'influent.

Mais au-delà des apparences, au fond d'elle-même, Isha était un vrai garçon manqué. Ses longs cheveux roux étaient pour elle une horreur qui ne lui correspondait pas, même s'ils faisaient la joie de son père. Elle enviait les garçons. Ah ! Faire ce qu'on veut, être libre comme eux, ne plus subir ces ridicules cours de maintien et autres obligations qu'on imposait aux filles de son rang. Elle ne supportait plus tout ce jeu de convenances, d'apparences hypocrites.

 

Elle se leva finalement et Marouka l'aida à s'habiller. Le petit- déjeuner l'attendait. Comme d'habitude, son père avait déjà quitté la demeure. Son métier lui demandait une disponibilité constante auprès des responsables de la Grande Cité, et Isha était souvent livrée à elle-même.

Heureusement, elle avait obtenu le droit de se rendre à pied à son cours. Le professeur résidait à proximité, et son père s'était laissé attendrir.

— À mon âge, il faut que j'apprenne à me débrouiller seule !

— Tu as raison, avait-il répondu, tu seras bientôt une femme et tu dois apprendre à gérer le quotidien avec responsabilité.

Responsabilité ! responsabilité ! avait-elle pensé, toujours ce mot qui revient et qui m'étouffe. Mais elle avait obtenu ce qu'elle voulait et était très heureuse de ce surplus de liberté. Et il faut dire qu'elle en profitait, son père n'étant pas là pour la surveiller.

Il était l'heure d'aller à son cours. Elle avala rapidement les pâtisseries qui se dressaient devant elle.

— Enfin, Mademoiselle Isha, ce ne sont pas des manières. Si Monsieur votre père vous voyait.

— Humpf... Il n'est pas là, humpf… Je peux faire ce que je veux... Tes gâteaux sont délicieux, comme toujours Marouka.

— Oui. Mais allez-y maintenant.

Elle sortit pour se rendre chez Monsieur Peark. Elle prit son temps. L'avantage d'être en retard, c'est qu'on pouvait être encore plus en retard. Elle fit un détour par les quartiers pauvres. Elle s'arrêta pour y déguster une boisson fraîche. Les gens du bar avaient fini par s'habituer à elle. Régulièrement cette fille du monde venait les voir et les écoutait avec attention, semblant fascinée par leur vie pourtant si simple et si banale. Puis elle repartait vers sa vie de château.

Mais derrière cette apparente légèreté, cette puérilité forcée, se cachait un terrible secret, un fardeau qui l'avait traumatisée et qui avait eu de lourdes conséquences sur elle, jusqu'à définir la plupart des caractéristiques de sa personnalité. Son faux jumeau était mort à la naissance, entraînant le décès de sa mère lors de l'accouchement. Pourquoi le sort avait-il décidé que c'était elle qui s'en sortirait et pas lui ? Lui, ce frère qui lui manquait tant et qui semblait vivre en elle. C'est ainsi qu'elle concevait cette mort : elle serait ce garçon pour qu'il vive à travers elle. La vie serait plus forte que la mort !

Alors qu'elle repensait à cet événement tragique, presque malgré elle, ses yeux tristes tombèrent sur l'horloge du bar. Le retard avait ses limites. Il était temps de se rendre à son cours.

 

Elle approcha de la maison du professeur en traînant les pieds.

— Alors, c'est à cette heure-ci qu'on arrive, Mademoiselle ? On voit que les fondamentaux ne sont pas acquis, ajouta Monsieur Peark avec son air guindé et sa voix nasillarde. Comment voulez-vous trouver un mari si vous ne faites aucun effort ? Vous êtes la pire élève que je n'ai jamais eue.

Le discours allait continuer. Isha préféra y mettre un terme :

— Veuillez m'excuser si je vous ai porté tort. Cela ne se reproduira point.

 

Le cours sembla durer une éternité. Elle fit tout pour contenter le professeur, espérant ainsi que cette séance de torture prenne fin le plus rapidement possible. Mais Monsieur Peark ne cessait d'ânonner les mêmes phrases, alors qu'elle marchait avec un livre posé sur la tête en équilibre :

— Redressez-vous.

— Tenez-vous droite.

— Le livre ne doit pas tomber.

— Imaginez qu'un fil vous relie au plafond.

— Ne pensez-vous pas qu'une dame de votre rang doit savoir se tenir ?

À force de persévérance, la séance de cours de maintien fit place à celle de musique. Isha était beaucoup moins réticente à suivre ce cours. Elle y prenait même un grand plaisir. Depuis le temps qu'elle pratiquait le solfège, elle s'était libérée de ce qui lui apparaissait avant comme des contraintes. Elle jouait de plusieurs instruments maintenant et il lui semblait qu'à travers eux elle exprimait qui elle était réellement.

Cette fois, le cours parut aller à toute vitesse. À la fin du morceau d'improvisation, elle en redemandait plus encore. C'est là qu'elle s'épanouissait le plus : loin du carcan des morceaux imposés, l'improvisation était un vrai terrain de liberté.

— Toutes les bonnes choses ont une fin. Il faut savoir raison garder, répondit le professeur. Vous pouvez rentrer chez vous.

 

De retour chez elle, Isha travailla encore ses gammes. Son père fit un effort pour rentrer à l'heure du dîner. Mais il devait repartir une fois le repas terminé, ce qui arrangeait la jeune fille. En effet, c'était le soir du concert. Une fois par semaine, elle se rendait dans un petit bar des bas quartiers pour retrouver une bande de musiciens qui improvisaient toute la nuit et qui l'avaient admise dans le groupe, épatés par sa virtuosité. Mais entrer dans le groupe avait une condition : il était interdit aux femmes de jouer. Jamais ils n'auraient accepté d'intégrer une fille au groupe. Isha avait dû ruser. Comme chaque semaine ce même soir, elle se faisait aider de Marouka pour enfiler un pantalon, une chemise ample et surtout la perruque qu'elle s'était procurée et qui cachait ses cheveux longs. Le tour de passe-passe fonctionnait. Elle n'était plus Isha mais Kalel, jeune garçon prodige. Marouka n'approuvait pas forcément les choix de sa jeune maîtresse, mais l'amour qu'elle lui portait lui faisait pardonner toutes les décisions farfelues que prenait l'adolescente.

 

Enfin la nuit tomba. Elle sortit par la porte de derrière et traversa la ville dans l'obscurité. Les murs blanchis à la chaux, si lumineux de jour, n'étaient qu'ombres dansantes au clair de lune. Elle marcha un bon moment. Puis la lumière du bar éclaira la nuit, semblant la happer dans ce monde merveilleux où la musique retentissait déjà.

— Voilà Kalel, « le pt'it de la haute » ! Hurla le patron du bar, en signe de bienvenue.

Isha sourit. Malgré ses frusques misérables, son maintien et les mots qu'elle employait parfois malgré elle l'avaient trahie. S'il ne faisait aucun doute pour eux que c'était un garçon, son rang social, lui, avait été découvert. Et il faut dire qu'elle avait fini par en jouer. C'était son identité de musicien, son surnom d'adoubement : « le pt'it de la haute » !

— Je vous salue bien bas, Messieurs. Mais trêve de bavardage, on est là pour jouer !

— T'as bien raison, pt'it! D'ailleurs on t'a pas attendu, lança le chanteur d'une voix grasse en riant.

— Mais faut dire que sans toi, mec, c'est pas pareil, ajouta un musicien, en lui faisant un geste pour qu'elle les rejoigne.

Elle monta sur scène, sortit un hurco, petit instrument à vent au son déchirant, et se lança dans l'improvisation, en synergie totale avec le groupe. Enfin ces années de théorie servaient à quelque chose. Pendant toute la nuit, les notes s'enchaînèrent, virevoltantes dans une folle danse. Isha, complètement absorbée dans cette transe musicale, ne se rendait pas compte de qui l'écoutait ou du temps que cela dura. L'esprit vidé de tous ses soucis, elle se sentait en paix. Elle était bien, tout simplement. Mais après avoir joué quelques heures, il était temps de rentrer. Reconnaissante envers ses amis musiciens, elle les salua et quitta le bar.

— Le marquis se retire dans son château, lança-t-elle, non sans humour.

— N'oublie pas de saluer la châtelaine pour nous, rebondit le percussionniste, sur le même ton.

 

Le jour commençait à poindre.

Elle prit le chemin pour rentrer chez elle, mais un sentiment bizarre, un picotement dans la nuque, lui fit presser le pas. Après quelques mètres, quelqu'un la rattrapa et l'interpela :

— Mademoiselle, Mademoiselle ?

Le pas toujours aussi rapide, elle répondit :

— Vous devez vous tromper. C'est Monsieur. Kalel !

— Non, rétorqua l'inconnu. Vous vous appelez Isha. Kalel, c'est le nom de votre frère jumeau.

 

Malgré la douceur de la voix du jeune homme, Isha était paniquée. Son secret était éventé. Pire, Comment ce garçon pouvait-il savoir cela ? C'était un secret de famille, et seules quelques rares personnes étaient au courant.

— N'ayez pas peur... je viens en ami.

Isha s'arrêta et observa le jeune homme. D'après son accent il ne venait pas de la Grande Cité. Ses cheveux étaient longs et sa peau tannée. Son regard pétillant le rendait presque sympathique, malgré la frayeur que cette rencontre lui causait. Elle tenta de se rassurer.

— C'est mon père qui vous envoie ?

— Non.

— Qui alors ?

— C'est le destin, répondit-il mystérieusement.

— Le destin, rien que ça !

— Oui.

— Je ne crois pas au destin.

— Mais lui, il croit en vous, je vous l'assure.

— Pourquoi faudrait-il que je vous croie. On ne se connaît pas.

— D'une certaine manière non, mais je sais que cela viendra.

 

Il y eut un silence. Soudainement, le garçon eut l'air inquiet.

— Non, le rapace ! Il faut partir, et vite !

— Comment ça, le rapace ? Encore un code mystérieux ?

— Non, il nous faut fuir ! Vous voyez cet oiseau ? Il appartient à un tueur qui est à mes trousses. Nous courons tous deux un grave danger !

 

Isha reprit ses esprits. Elle ne savait pas qui était ce jeune homme ni ce qu'il lui voulait réellement, mais le ton qu'il employait semblait sincère. Elle l'aiderait à se sortir de ce guêpier, et alors elle lui poserait toutes les questions qui la taraudaient.

— Comment t'appelles-tu ?

— Nahul.

— Alors suis moi, Nahul, on va passer par les canalisations !

— Je te suis.

Tout en courant pour atteindre les égouts, Isha expliqua à Nahul que la Grande Cité était son terrain de jeu et se félicita intérieurement de tout le temps passé à explorer les bas quartiers.

Ils pénétrèrent dans les souterrains. À l'aide d'un briquet à silex qu'elle portait toujours avec elle lors de ses soirées en tant que Kalel, ils avancèrent dans les tunnels. C'était un vrai dédale. Mais Isha semblait les connaître comme sa poche. Lisant la peur dans les yeux du jeune homme, elle accéléra le pas, courant presque. La jeune fille ne savait pas qui ils fuyaient exactement, mais son regard ne laissait planer aucun doute : le danger était réel. Ce dernier lui expliqua que le tueur pouvait surgir de n'importe où, qu'il se déplaçait en silence, ce qui en faisait un ennemi redoutable. Le moindre bruit les alertait désormais, mais ils continuèrent à avancer à vive allure avec cet avantage certain : Isha savait où elle allait. Elle s'arrêta :

— Je connais un chemin par les catacombes…

Elle appuya sur une pierre, et une lourde porte s'ouvrit.

 

Ils entrèrent et elle referma le passage de la même façon. Le tunnel des égouts fit place à des espaces plus grands où sommeillaient d'anciennes sépultures. Les ossements recouvraient les murs. Nahul était impressionné par la vivacité et l'ingéniosité de la jeune fille.

Ils marchèrent longuement dans ce labyrinthe macabre.

— La ville a été construite par-dessus les catacombes, expliqua Isha. Il suffit d'y avoir traîné ses guêtres quelques temps pour connaître le chemin et apprendre à les aimer.

 

Après un long moment de marche, un escalier de crânes apparut. En le gravissant, Nahul faillit glisser, mais la jeune fille le retint. Elle appuya de nouveau sur une pierre qu'elle seule semblait connaître, et un autre passage s'ouvrit. La lumière du jour les agressa. Après un temps d'adaptation, Isha lança, enjouée :

— Nous sommes à deux pas de chez moi !

Nahul scruta le ciel. Pas d'oiseau funeste à l'horizon, ils étaient en sécurité... du moins pour l'instant... La jeune fille le mena jusqu'à chez elle. Nahul ne dit rien, mais il était impressionné par la taille et la magnificence des édifices. Chaque maison semblait plus belle que la précédente. Et lorsqu'ils arrivèrent sur devant celle d'Isha, il ne put s'empêcher de s'exclamer :

— Waouh ! Quelle maison magnifique !

Contrairement à celles des bas quartiers, recouvertes simplement de chaux, ces maisons étaient bâties en pierre de taille, ce qui les rendait impressionnantes pour un jeune homme qui n'avait été habitué qu'à des huttes sommaires.

Ils entrèrent. Comme à son habitude, le père d'Isha était absent. Seule la nourrice l'attendait, folle d'inquiétude.

 

— Cette fois, Mademoiselle Isha vous avez dépassé les limites. Vous avez vu l'heure qu'il est ? Je me faisais un sang d'encre…

— Pour une fois, j'ai une bonne excuse. Je te présente Nahul. Il a fallu que je l'aide un petit peu.

— Bonjour madame, intervint Nahul, effectivement j'étais en danger... et j'ai bien peur que désormais Isha le soit aussi.

— Qu'est-ce que vous racontez ?

— Je suis poursuivi par un assassin de l'ordre des sentinelles, et j'ai bien peur qu'il ne tente de parvenir à moi à travers votre jeune maîtresse.

— Mon père interviendra. Si quelqu'un est assez puissant pour nous sortir de ce guêpier, c'est bien lui.

Le visage de Marouka s'assombrit.

— Hélas je crains que non... Il m'est arrivé à de nombreuses reprises d'entendre les conversations de Monsieur... et je pense qu'il est en contact avec les sentinelles… apparemment, il travaille pour eux.

— Quoi ?! s'étrangla Isha.

— D'après ce que j'ai entendu, c'est un ordre très puissant, et Monsieur votre père sait s'entourer des plus puissants... je suis désolée.

— Tu veux dire que mon père travaille avec des assassins ?

— Malheureusement oui.

— Mais qu'est-ce qu'on va faire alors ? demanda Isha désemparée.

 

Ce fut Nahul qui apporta la réponse :

— Je t'avais parlé de destin. Il semble que nous soyons liés, au moins pour un temps. Nous courons tous deux le même danger. Je sais que ce que je te propose n'est qu'une fuite, et nous serons traqués. J'ai conscience que c'est beaucoup te demander...

Isha garda le silence.

— Mais où pouvez-vous bien aller, mes chers enfants ? demanda Marouka. Les sentinelles ont l'air très puissantes, et vous ne pourrez pas vous cacher indéfiniment...

Après un long moment de réflexion, Nahul se mit à farfouiller dans son sac et en sortit un bout de chiffon qui contenait des baies.

— J'ai peut-être la solution… Les baies des songes.

Devant leur air interrogateur, il leur expliqua ce qui lui était arrivé : l'attaque de son village, son évasion avec l'étrange prophète et les capacités extraordinaires des baies, omettant volontairement de dire tout ce qu'il savait d'Isha et de leur lien si particulier.

Après toutes ces émotions, il devait s'apaiser, se préparer pour la transe. Il reproduisit les exercices de respiration que lui avait appris Namaar. Effectivement, l'apaisement arriva. Quand il se sentit prêt, le jeune homme ingurgita une de ces baies si spéciales.

 

Un instant plus tard, le brouillard apparut. Il avança et se retrouva dans une pièce où deux hommes discutaient.

— Mais c'est de ma fille dont il est question !

— Vous savez comme moi combien ce jeune homme est dangereux. Il semblerait que votre chère fille soit son âme complémentaire. Vous comprendrez donc que n'avons pas le choix. Le même sort leur est réservé.

— Vous voulez dire la mort, la mort de ma seule fille !

— Tout le monde doit faire des sacrifices. L'ordre des sentinelles vous a bien servi jusqu'à présent. Et ce serait une grande erreur de faire de nous vos ennemis, vous le savez bien. Vous savez à quel point nous sommes puissants. Tout ce que vous avez bâti s'écroulerait, et nous n'hésiterions pas à vous détruire si cela se révélait nécessaire, cela au sens propre comme au sens figuré !

— Je ne le sais que trop bien en effet, répondit le père d'Isha, effondré.

 

La brume envahit alors la salle. Nahul continua d'avancer. Le brouillard ne se dissipait pas complètement. Il tentait de marcher, mais semblait s'enliser. Il regarda par terre, s'accroupit et toucha le sol. Du sable ! Il essayait de continuer, mais sa vision semblait parasitée. Il allait abandonner. Il s'effondra dans le sable, leva la tête et vit une montagne qui luisait dans la nuit. Le brouillard envahit tout et il sortit de sa transe.

Il était épuisé. Tout juste put-il dire :

— Il nous faut aller dans le désert…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

6

LA TRAVERSÉE DU DÉSERT

 

 

 

Marouka était bouleversée :

— Mais vous n'y pensez pas ? Il n'y a rien dans le désert, que mort et désolation. Personne ne vit là-bas...à part.…des démons !

Isha s'enfermait dans un mutisme inquiétant. Ce fut Nahul qui tenta de les rassurer :

— Si nous restons ici, c'est la mort assurée. Je suis désolé Isha. Ton père ne fera rien pour nous, je l'ai vu grâce aux baies... Et puis ces démons ne sont qu'une légende : personne ne les a jamais vus.

— Parce que ceux qui les ont croisés sont tous morts. Personne ne revient vivant du désert.

— Eh bien nous, nous en reviendrons ! Il faut toujours garder espoir... n'est-ce pas ce que l'on vous enseigne dans votre religion ? Dans la mienne, c'est une des vertus les plus importantes.

 

Intérieurement, la jeune fille bouillonnait. Soudain elle éclata :

— C'est ta faute, Nahul, tout est de ta faute ! À cause de toi je vais perdre mon père et tout ce qui faisait ma vie !

— Je sais, c'est dur en ce moment, mais fais-moi confiance, tout va s'arranger.

— Et comment ? Je ne vois pas comment cela pourrait s'arranger, tout est détruit, j'ai tout perdu !

— J'avais ce sentiment aussi lorsque j'ai quitté mon village, persuadé de les avoir laissés pour mort... mais il n'en était rien... Si tu veux, je connais une technique qui pourra t'apaiser. C'est le vieil ermite qui me l'a ensei...

— Je me fiche des bizarreries de ton vieux fou. Je suis en colère, c'est tout !

À ce moment précis, tout l'agaçait chez Nahul : sa confiance en lui et en l'avenir, l'impression qu'il donnait de maîtriser ce qu'ils vivaient... même ses cheveux longs l'énervaient.

Ses cheveux semblaient la narguer. Cet élément infime, ce détail insignifiant, représentait tout ce que Nahul lui renvoyait d'elle-même, de sa vie et de ses propres imperfections. Elle qui se voyait Kalel tout en peinant dans son rôle d'Isha... Sa vie était une farce tragique, dans laquelle elle jouait plusieurs rôles, vers un dénouement qu'elle ne devinait pas encore. Mais si elle restait dans la Grande Cité, sa vie ne pourrait se terminer que dans les larmes et la douleur.

De rage, elle tenta d'enlever sa perruque et, n'y parvenant pas, fondit en larmes.

Nahul s'approcha d'elle, plongea un regard plein de tendresse dans le sien et la prit dans ses bras. D'abord surprise, elle essaya de se débattre. Mais rapidement elle abandonna et se laissa enlacer par le jeune homme.

— Quoi que je fasse, ce sera pire…

— L'avenir n'est pas tracé. C'est à nous de l'écrire.

— Je croyais que tu étais l'élu, je croyais que tu étais prédestiné…

— Il existe une multitude de futurs et je veux croire que je pourrai décider du mien.

— Tu crois vraiment cela ?

— Oui, j'en suis persuadé.

— Je… j'admire réellement ton optimisme, répondit-elle émue.

— Tout s'arrangera…

— Et comment est-ce que tu peux savoir cela ?

— Je n'en sais rien. J'ai décidé d'y croire, c'est tout.

Isha était vidée, épuisée par toutes ces émotions contraires. Mais un sentiment de paix commençait à l'envahir. Rien de bon ne l'attendait ici, et l'aventure que lui proposait Nahul lui permettrait peut-être d'échapper au destin tragique qu'elle entrevoyait, quoi qu'il arrive, si elle restait ici.

 

C'est Marouka qui brisa le silence :

 — Je trouve cette idée d'aller dans le désert complètement folle. Mais si vous êtes vraiment décidés, vous ne pouvez pas partir comme ça ! Je vais vous préparer de quoi boire et manger. Deux ou trois outres ne seront pas de trop.

Elle se précipita dans la cuisine et rassembla le nécessaire.

Tous trois avaient conscience de l'urgence de quitter cette maison et la Grande Cité. Nahul regarda par la fenêtre. Pas de traces de l'oiseau.

— Si on veut éviter la sentinelle, il nous faut reprendre les catacombes, lança Isha avec une assurance retrouvée.

— Tu as raison. Maintenant qu'il fait jour, ce maudit oiseau pourra nous retrouver. On a peu de temps.

Isha et Marouka se prirent longuement dans les bras. La nourrice ne put cacher son émotion, et les larmes aux yeux, les pressa de partir.

— Je connais un chemin pour sortir de la ville.

— Je te suis, répondit Nahul, impressionné par la force intérieure de la jeune fille.

Son monde s'écroulait, mais elle reprenait déjà le dessus.

 

Ils pénétrèrent dans les souterrains. Une fois de plus, Nahul eut impression de parcourir un véritable labyrinthe. Mais Isha savait où elle allait. Cette fois, le trajet à travers les tunnels humides fut plus long. Ils marchèrent de nombreuses heures, avec pour seuls compagnons le silence et quelques crânes ricanants.

Après un temps qu'ils ne purent mesurer, ils sortirent des catacombes. La nuit était tombée.

— Le désert se trouve à l'est, lança Isha, brisant le silence. Je sais un peu lire les étoiles. On va pouvoir se diriger. Il faut bien que tous ces cours barbants servent à quelque chose…

Ils marchèrent rapidement, préférant s'éloigner le plus possible de la ville et de leur poursuivant.

 

Quand le jour se leva, la végétation se faisait déjà plus rare.

Ils avaient décidé, d'un commun accord, qu'ils marcheraient la nuit et se reposeraient le jour pour échapper au terrible rapace. Ils cherchèrent un endroit pour dormir le plus discrètement possible. Ils trouvèrent un bosquet un peu plus feuillu que les autres et montèrent le camp afin de s'y cacher. Ils mangèrent un petit peu et s'allongèrent, trouvant le sommeil rapidement.

Ils firent de même durant plusieurs jours, se ravitaillant comme ils le pouvaient le long de la route. Et une nuit, alors que le soleil se levait à peine, le désert leur apparut dans toute sa majesté.

Isha fut prise d'un vertige : ces grandes étendues de sable symbolisaient la liberté absolue, un espace vierge et sans fin, mais également un risque mortel. Elle retira ses chaussures et s'avança sur le sable encore frais de la nuit. C'était comme si elle communiait avec la nature pour la première fois, elle, la fille de la ville. Elle se laissa tomber dans le sable et attendit que le soleil naissant la réchauffe.

Nahul fit de même. Les deux adolescents se regardèrent et partirent dans un rire libérateur.

 

Leur relation avait décidément évolué. La colère d'Isha avait disparu. Elle avait été sensible à tous les petits gestes d'attention du jeune homme. Sa façon protectrice de marcher à ses côtés, toujours à l'affût du moindre danger pour elle. Le soin qu'il prenait pour préparer leur couche. Son regard bienveillant, sa douceur et même l'habitude qu'il avait prise de lui faire croire qu'il avait bu à satiété, alors qu'elle savait très bien qu'il lui laissait le plus d'eau possible.

Isha lui avait fait remarquer ce dernier point. Nahul avait rougi.

— On est dans la même galère, et tu n'as pas à te sacrifier. Jure-moi que tu boiras à ta soif.

— D'accord, c'est promis, avait bafouillé le jeune homme, rougissant un peu plus encore.

 

Ils s'enfoncèrent donc dans le désert. Chaque dune ressemblait à une autre dune, et le soleil tapait si fort qu'après quelques jours ils se sentirent perdus et hébétés par la chaleur. Tout n'était que vide, et l'espoir avait presque disparu. Dans un tel endroit, marcher la nuit et dormir le jour était devenu impossible. La température abrutissante et l'absence d'ombre les empêchaient de se reposer le jour. Cela aurait entraîné leur mort, assurément. Ils marchaient donc le jour, se reposaient quelques heures seulement la nuit et se réveillaient tôt pour profiter des étoiles. Tourner en rond était pour eux la pire des hantises.

Ils avaient perdu tout repère temporel. Depuis quand marchaient-ils ? Ils ne le savaient pas… Une semaine ? Dix jours peut-être ? De plus, les réserves d'eau étaient quasiment épuisées. Ils les économisaient autant que possible mais bientôt il ne resta que quelques gouttes. Leurs lèvres étaient gercées, et leur gorge était plus asséchée qu'un humain ne pouvait le supporter.

Mais alors qu'ils allaient abandonner, assurés tous deux de leur mort prochaine, une étendue d'eau apparut à quelques centaines de mètres. Utilisant leurs dernières forces, ils se mirent à courir, leurs pieds s'enlisant dans le sable brûlant… Ce n'était pas une illusion, ils avaient atteint une sorte d'oasis, ou plutôt une mare à l'eau croupie. Mais pour eux c'était un véritable miracle, et ce liquide se révéla être le plus doux des nectars.

Mais, alors qu'ils savouraient cet instant de bonheur inattendu, Isha se tourna vers Nahul, terrifiée :

— J'ai été piquée ! Quelque chose m'a piquée ! cria-t-elle.

Ils virent alors un scorpion partir au loin pour s'enfoncer dans le sable. Il fallait faire quelque chose, et vite. Une piqûre de scorpion pourrait être fatale et personne ne viendrait les aider dans ce vide désertique. Nahul prit rapidement une décision :

— Il faut que je te retire ce venin.

— Comment... comment est-ce que...

— Pas le choix. Il faut que je l'aspire et que je le recrache.

— Non ! C'est trop dangereux !

— On n'a pas le choix... et puis, tu sais, je l'ai déjà fait avec des piqûres de serpent ça ne doit pas être vraiment différent, dit-il avec le sourire.

— Et si tu en avalais ?

— Ne t'inquiète pas Isha, ça va aller.

 

Il se rapprocha d'elle, observa son mollet qui commençait déjà à gonfler, prit une respiration et commença à aspirer sans la moindre hésitation. Le liquide entrait dans sa bouche, plus épais que celui des serpents auquel il était habitué. Rapidement il recracha le terrible venin. Il s'y reprit à plusieurs fois pour être vraiment certain que le danger était écarté.

La jambe d'Isha avait cessé d'enfler. Ils se sourirent avec tendresse. Mais après quelques minutes, Nahul se sentit mal. Sa vue se brouilla.

Il n'osa pas le dire tout de suite à Isha, mais celle-ci le remarqua aussitôt.

— Ça ne va pas, Nahul ?

— Si, si, ne t'inquiète pas...

— Arrête de me mentir, Nahul, après tout ce qu'on a traversé, après tous ces moments passés ensemble, je commence à te connaître. Et je vois bien que ça ne va pas.

— Tu as peut-être raison... j'ai dû avaler un peu de venin. C'était différent des serpents des marais, sourit-il, tentant de dédramatiser la situation.

 

Mais la situation était grave. Isha ne pouvait plus marcher et Nahul s'affaiblissait chaque instant un peu plus. Ils allaient mourir dans cette oasis.

Avant que le jeune homme ne perde connaissance, Isha lui prit la main tendrement et lui avoua enfin ses sentiments :

— Je t'aime Nahul... C'est la première fois pour moi mais je t'aimerai toute ma vie, même dans l'au-delà !

Une aura de lumière dorée entoura Isha avec une puissance inédite. Tout juste put-il dire :

— Je t'aime moi aussi.

L'aura les envahit tous les deux, les réunissant dans une symbiose parfaite.

Alors qu'il allait perdre conscience, Isha lui hurla :

— Tiens bon, mon amour ! Je vois des hommes qui arrivent. Nous sommes sauvés !

Mais Nahul perdit connaissance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

7

LES DÉMONS DU DÉSERT

 

 

 

 

Quand il se réveilla, Nahul sentit que quelque chose n'allait pas. Ouvrir les yeux lui procura une douleur intense. Après quelques instants, il se rappela tout : Isha attaquée par un scorpion, son sacrifice et leurs douces déclarations... Mais où se trouvaient-ils désormais ?

Reprenant ses esprits, il regarda autour de lui. Il était allongé dans une tente où dormait Isha et une dizaine d'hommes en guenilles. Il portait des fers aux pieds et aux mains, tout comme les pauvres gens qui l'entouraient.

— Ah, ça y est, tu es réveillé, lui lança l'un d'entre eux avec le sourire. Heureux de voir que mes cataplasmes ont été efficaces.

— C'est toi qui m'as sauvé ?

— Oui. Je n'étais pas sûr que ça marcherait, mais apparemment il faut croire que je n'ai pas perdu la main.

— Sans toi… Je ne saurais jamais comment te remercier…

— Ah ah ! ce n'est rien. Je m'appelle Tomir, mais appelle-moi Tom.

— Moi c'est…

— Nahul, je sais. Ta petite amie nous a assez parlé de toi. Tu as de la chance, elle a l'air vraiment amoureuse !

— Ah oui ? dit-il en rougissant.

— Ça oui, tu peux me croire.

Nahul sourit un instant.

— Mais où sommes-nous ?

— Nous sommes prisonniers des tarkens, les terribles hommes du désert ! Nous sommes leurs esclaves.

 

Isha se réveilla.

— Oh, Nahul. J'ai eu si peur pour toi !

— Je t'avais dit que tout s'arrangerait… Heureusement que Tom était là.

— Que tout s'arrangerait ? demanda Tom, dubitatif. Je crois que vous ne mesurez pas la situation catastrophique dans laquelle on se trouve.

— Mais Nahul est vivant, c'est tout ce qui compte !

 

Alors que les deux amoureux se retrouvaient enfin, ils ne remarquèrent pas le prisonnier qui les observait avec attention.

 

C'est alors que Terak, le chef des tarkens, entra dans la tente. Un frisson parcourut les jeunes gens et leurs compagnons d'infortune. Il portait une grande barbe sombre en broussaille, des cheveux noirs avec des tresses épaisses. Tout chez lui était effrayant, jusqu'à son regard intense et cruel. Les nombreux couteaux qu'il arborait ne faisaient qu'ajouter à ce sentiment de terreur.

C'était donc eux les fameux démons du désert. Des hommes, des hommes terrifiants, mais juste des hommes…Voilà pourquoi personne ne revenait du désert. Ils faisaient prisonnier tout être osant braver ce vide de sable.

— Actuellement vous n'êtes rien, éructa Terak. Mais il ne sera pas dit que Terak ne laisse pas le choix à tout être, aussi misérable soit-il !

 

Dans la tente un sentiment d'incompréhension et d'inquiétude dominait.

— Maintenant que vous avez connu la vie d'esclave, vous pourrez savourer la liberté que je vous offre. Voilà le choix : ou vous rejoignez mes troupes ou vous serez passés par les armes…Vous voyez, vous êtes libres, ricana-t-il.

— Alors, qui veut être des nôtres ?

Tous les prisonniers gardaient la tête baissée. Une main se leva, puis tous se décidèrent à rejoindre ces pirates du désert. Nahul, Isha et Tom se regardèrent. Ils n'avaient pas vraiment le choix. Ils levèrent une main hésitante.

— Sage décision ! dit Terak d'une voix puissante. Quand nous serons assez nombreux, je lèverai une véritable armée et partirai à la conquête de toutes les terres connues. Nous allons construire un véritable empire ! Vous n'avez plus besoin de ces fers... Mais sachez que je punirai impitoyablement la moindre trahison !

 

Les deux hommes qui l'accompagnaient détachèrent les nouvelles recrues avec un rictus qui leur déformait le visage, telle une balafre. Tous sortirent de la tente, enfin libres.

Nahul était encore un peu faible. Il resta dans la tente, assisté d'Isha et de son sauveur. L'homme qui les observait toujours depuis tout à l'heure, profita du départ des autres pour s'approcher du trio.

 

— Bonjour, mon nom est Asmel, fils d'Assur...

Sa peau était plus bronzée que celle des tarkens, noire presque.

— Et que nous veux-tu Asmel, fils d'Assur ? demanda Tom, méfiant.

— Je t'ai entendu répéter la même phrase dans ton sommeil. Tu délirais certainement, mais les mots que tu prononçais sans cesse, « la montagne qui brille dans la nuit », m'ont interpellé. Ma tribu vit au cœur du désert, des terres que personne ne connaît, hormis les initiés. Même les tarkens, qui restent au bord du désert, ne nous connaissent pas. Et cette montagne dont tu parlais, je pense savoir où elle se trouve.

 

Isha et Nahul se regardèrent.

— C'est le destin qui t'envoie ! Je dois à tout prix me rendre à cet endroit.

— Effectivement, je pense que c'est le destin qui nous a réunis. J'ai quitté le cœur du désert à cause d'une prophétie. Et si je n'y croyais pas complètement au début, je pense que tu es celui que je recherchais.

— C'est bien beau tout ça, lança Tom, goguenard, mais sous cette pseudo-liberté que nous offre Terak, nous lui appartenons. Nous sommes des tarkens à sa solde, et le trahir pourrait s'avérer dangereux.

— Nous n'avons qu'à nous enfuir dans la nuit, proposa Isha

— Ils nous rattraperaient ou, peut-être pire, il nous laisserait cuire sous le soleil de ce maudit désert.

— Il y a une solution, rétorqua Asmel, il nous suffit de voler quatre de leurs montures et suffisamment d'eau. Je saurai vous mener jusqu'au cœur du désert, jusqu'à la montagne qui brille dans la nuit. Je connais le désert et ses points d'eau par cœur, bien plus que Terak et toute son armée.

Asmel avait l'air sûr de lui, et les jeunes gens avaient envie de lui faire confiance.

— Et comment allons-nous voler quatre de leurs montures sans qu'ils s'en rendent compte ? demanda Tom, toujours aussi dubitatif.

— Tu connais les plantes, non ? rétorqua Asmel. Ne connaîtrais-tu pas un moyen d'endormir les gardes ?

— Je suis à court de plantes... Mais j'y pense, ajouta-t-il triomphal, je peux peut-être utiliser les quelques gouttes de venin de scorpion que j'ai pu extraire !

 

Isha et l'étrange Asmel quittèrent la tente pour donner le change. Ils se mêlèrent à la troupe de pirates, où ils apprirent que le départ se ferait le lendemain, quand les bêtes et les hommes seraient enfin prêts à repartir. Ils dirent aux hommes de Terak que Tom finissait de soigner Nahul. Au milieu de l'après-midi, la potion était prête.

À la tombée de la nuit, Nahul et son nouvel ami quittèrent la tente pour partager le repas et faire semblant d'appartenir à la troupe. En tant que femme, Isha fut chargée, comme ils l'avaient prévu, de servir les hommes en viande et en boisson. L'alcool aidant, personne ne remarqua le poison qu'elle versa discrètement dans les verres des gardes qui allaient surveiller le campement cette nuit- là. Le repas terminé, tous rejoignirent leurs tentes afin de se reposer et d'être en forme pour le départ le lendemain à l'aube. Les quatre dissidents feignirent d'aller se coucher. La peur les prenait aux tripes. Ils n'auraient pas droit à l'erreur.

 

Très tôt le matin, ils quittèrent leur paillasse pour vérifier que la potion avait fonctionné. Ils trouvèrent les gardes inconscients. Alors en faisant le moins de bruit possible, ils montèrent sur les cheroks, ces animaux du désert qui pouvaient tenir de nombreuses semaines sans avoir besoin de s'abreuver. Ils s'éloignèrent dans la nuit, soulagés que leur plan ait marché.

Terak serait fou de rage, mais l'avance qu'ils avaient prise les maintenait hors de danger. Maintenant, il fallait juste faire confiance à Asmel et à sa connaissance du désert.

Mais ce qu'ils ne virent pas, tout à leur joie de s'être échappés, c'est l'oiseau noir qui volait en tournoyant au-dessus d'eux dans le jour naissant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

8

LE RITUEL

 

 

 

 

Effectivement la route fut longue. Ils avancèrent toujours plus loin dans le désert pendant près de deux mois. Ils parlaient peu, économisant au maximum leur salive et leur eau. Heureusement, leur guide connaissait bien la route ? et dès que la soif se faisait douloureusement sentir, une oasis apparaissait comme par enchantement.

Lors des quelques escales qu'ils firent autour des points d'eau, Nahul et Isha racontèrent leur histoire. C'était également l'occasion pour les deux tourtereaux de partager des moments d'intimité. Ils se promenaient souvent la main dans la main, sous le ciel étoilé du désert. C'était nouveau pour tous les deux, et après quelques hésitations ils partagèrent leur premier baiser. Ils se souviendraient jusqu'à la fin de leur vie de cet instant magique.

Asmel les observait avec bienveillance et, plus il apprenait à les connaître, plus cette assurance grandissait : il avait trouvé l'homme de la prophétie, il avait mené à bien sa mission. Désormais, il devrait convaincre la tribu.

Il appréciait également Tom. Même si ce dernier semblait tout prendre à la rigolade, on devinait chez lui les qualités d'un ami fidèle sur qui on pouvait compter. C'est toujours lui qui prenait le premier quart, un temps de surveillance qu'il prolongeait à chaque fois de plusieurs heures. Il semblait content de participer à cette aventure qui, d'après les dires de ses camarades, revêtait une importance qu'il ne saisissait pas réellement. Malgré tout il les suivrait jusqu'au bout…

 

Après plus de deux mois, alors qu'ils avaient pris un rythme de croisière, Asmel rayonna :

— Nous sommes presque arrivés les amis ! C'est juste à quelques heures !

 

Ce qu'ils virent peu de temps après les fascina. C'était une oasis immense. L'eau était d'un bleu azur, et la végétation luxuriante s'étendait sur plusieurs centaines de mètres, aussi épaisse qu'une jungle.

Quand Asmel arriva dans l'oasis, il fut reçu en héros. Les femmes à la peau sombre poussèrent des cris de joie, des hululements qui s'entremêlaient pour donner un chant plein d'émotion. Les hommes sortirent de leurs tentes et prirent le jeune héros dans leurs bras.

— Bienvenue Asmel, fils d'Assur, dit un vieil homme sec et voûté.

— J'ai rempli ma mission, ô Patriarche. J'ai trouvé l'homme de la prophétie !

— C'est ce qu'on va voir. Le Conseil des sages va se réunir pour t'écouter, puis nous nous adresserons à cet homme, dont tu dis qu'il est l'élu. Mais soyez tous les trois les bienvenus. Nous sommes vos hôtes et, qui que vous soyez, vous serez traités comme il se doit par notre peuple.

 

Asmel rejoignit les sages, leur expliquant ce qu'il avait découvert, sur Nahul tout particulièrement : l'attaque des sentinelles dans les marais, la traque de la dernière d'entre elles, les baies des songes, la fuite dans le désert et l'évasion spectaculaire, ainsi que le trajet qui l'avait rassuré sur la pureté d'âme du jeune homme. Il ne saccagerait pas la « terre des braves ».

— Mais ce n'est qu'un enfant, intervint l'un des membres du Conseil.

— Dans sa tribu, il allait devenir Inen… Et après toutes les épreuves dont il est sorti victorieux, je pense qu'on peut le considérer comme un homme ! Il n'a pas vécu de rituel officiel, mais les épreuves qu'il a traversées avec succès valent tous les rites de passage… Et je ne sais pas s'ils sont prêts tous les deux. Même s'ils s'aiment véritablement, ils se connaissent depuis peu, et je me demande s'il ne leur faudrait pas plus de temps…

 

Le Conseil des sages se concerta un moment dans la langue des anciens. Après une longue discussion, le Conseil donna sa réponse.

— Il suivra notre rite de passage à l'âge adulte avec la femme qu'il semble avoir choisie. C'est alors seulement que tu les guideras vers la montagne interdite. Quand ils feront partie des nôtres.

— Moi Asmel, fils d'Assur, respecte la sage décision des membres du Conseil. Qu'il en soit fait selon votre décision...

 

Les femmes préparèrent les tenues de cérémonie. Elles prirent les mesures du couple et s'affairèrent toute la journée. Cela rappela à Nahul des souvenirs qui semblaient bien lointains. Que de chemin parcouru depuis cette nuit atroce où la Matriarche avait été exécutée par les sentinelles ! Ça lui semblait être dans une autre vie, une vie qu'il ne retrouverait peut-être jamais.

 

Isha et Nahul savaient qu'ils devaient vivre une expérience, un rite de passage. Tous deux craignaient le pire. Encore un moment éprouvant. Mais un des sages vint les voir et leur expliqua le choix qu'ils devaient faire.

— Vous avez vécu l'épreuve du désert et vous en êtes sortis victorieux. Il te reste la seconde et dernière partie du passage à l'âge adulte : te marier et consommer ce mariage. Alors tu seras un homme et la jeune fille que tu choisiras deviendra une femme. Tu as déjà choisi ta compagne apparemment. Mais vous sentez-vous prêts à officialiser cet amour, et cela selon nos rites ? Cela fera de vous des membres à part entière de notre peuple.

Le jeune couple fut à la fois soulagé et un peu gêné par cette révélation. Prenant la proposition très au sérieux, ils demandèrent un peu de temps et d'intimité pour prendre cette décision.

Ils se promenèrent main dans la main le long de l'eau, sans parler. C'est Nahul qui brisa le silence :

— C'est vraiment un peuple pacifique… J'avoue que je m'attendais à pire, dit-il pour détendre l'atmosphère.

Puis, hésitant :

— Tu n'es pas obligée, tu sais… Je sais qu'on ne se connaît pas depuis longtemps, et ce n'est pas une décision anodine.

— J'ai l'impression de te connaître depuis toujours. C'est insensé. Je te connais et je sais que tu es l'homme de ma vie.

 — Je ressens la même chose pour toi. Je sais au fond de moi que je t'aimerai toute ma vie. Au diable les baies et le destin, c'est mon choix ! Je t'aime et je suis prêt à le crier au monde entier ! Nahul aime Isha ! Nahul aime Isha !

À son tour, Isha se mit à hurler :

— Isha aime Nahul ! Isha aime Nahul !

Ils partirent alors tous deux dans un fou rire qui leur fit le plus grand bien puis ils s'embrassèrent longuement sur la plage. Rien n'existait plus autour d'eux. Juste cet instant d'éternité qu'ils savouraient pleinement.

 

La nuit tombait. Leurs costumes de cérémonie étaient prêts, amples et très colorés. Jamais ils n'avaient vu de costumes de mariage aussi bigarrés. Leur légèreté correspondait bien à la vie dans le désert. Ils se sentaient bien dans ces habits d'apparat.

Des flambeaux éclairaient la nuit. La température avait commencé à baisser, rendant ce moment doux et agréable. Le couple avança alors dans l'allée, entouré par tous les membres de la tribu. Ce fut un beau moment. Ils se promirent fidélité pour la vie avec émotion. Ils étaient magnifiques, rayonnants de joie. Ils burent tous les deux au même calice rempli d'eau. C'était la communion ultime pour les gens du désert, qui connaissaient bien la valeur du précieux liquide.

 Lorsqu'ils s'embrassèrent des cris joyeux de femmes retentirent dans cette nuit bénie. Toute la tribu fêta cette belle union et l'entrée dans leur clan de ces deux nouveaux venus. L'alcool coula à flots. Même s'il n'avait pas réalisé de rituel, et n'était donc pas encore un membre à part entière du peuple de l'oasis, Tom s'amusait comme un petit fou. Il était vraiment heureux de l'union de ses deux amis, et il fit rire la tribu une bonne partie de cette nuit magique.

 

Après avoir veillé quelque peu, les mariés se retirèrent dans la tente nuptiale. Cette nuit fut la plus belle de toute leur vie. En communion parfaite, l'aura qui les entourait se transforma en une explosion de lumière qui sembla envahir l'oasis tout entière, peut-être même tout le désert.

Nahul était un homme, Isha enfin une vraie femme.

 

 

 

9

LA MONTAGNE SACRÉE

 

 

 

 

 

Quand ils se réveillèrent, un sentiment nouveau les habitait. Après cette nuit d'amour, ils avaient l'impression de se connaître l'un l'autre pleinement. Cette osmose entre eux les dépassait. Chacun était plus en paix avec lui-même et avec le monde. Tout était illuminé !

Nahul observa Isha avec émerveillement. Isha posa le même regard sur son mari. Ils traînèrent au lit un bon moment, pour faire durer cet instant de bonheur. Quand le soleil fut presque à son zénith, on vint les chercher pour qu'ils comparaissent devant le Conseil des sages. Devant la tente se trouvait Asmel. Il sourit quand il les vit aussi rayonnants. Cela lui rappelait son propre bonheur le jour de son mariage et le temps que dura celui-ci, malheureusement écourté par la maladie de sa femme que nul homme-médecine n'avait pu soigner... Il les introduisit dans ce lieu impressionnant. C'était la plus grande tente du village et la mieux décorée. Lorsqu'ils entrèrent, cinq vieillards assis en demi-cercle les attendaient patiemment. On pouvait lire dans leurs rides l'expérience du temps et la sagesse qui émanait d'eux. Le chef du village leur demanda de fermer le cercle. Quand ils furent confortablement installés en tailleur sur des coussins épais, le chef du village leur parla :

— Le lieu où vous voulez vous rendre est un endroit sacré depuis des temps immémoriaux. Seuls les membres de la tribu ayant atteint l'âge d'homme peuvent s'y rendre. C'est la terre des braves, l'endroit où s'en vont mourir les hommes du clan lorsqu'ils sentent leurs derniers instants arriver. Voilà pourquoi le rituel de cérémonie était indispensable. Vous êtes, selon les rites, dignes désormais de fouler cette terre sacrée.

Il y eut un silence.

— De plus, il existe une prophétie. Nous devions trouver une personne importante, un élu qui aurait une mission capitale, qui sauverait le monde. Au début, le Conseil était partagé, mais Asmel a intercédé en votre faveur, nous démontrant avec enthousiasme que tous les signes convergeaient. Il ne reste plus de doute maintenant parmi nous. C'est donc Asmel, fils d'Assur qui vous guidera jusqu'à la montagne sacrée.

Un des anciens tapa à trois reprises d'un cylindre de bois sur une pierre plate. Cela signifiait que la séance du Conseil était terminée, que la décision était prise et irrévocable.

 

Dès qu'ils eurent quitté la tente, Asmel, qui avait gardé le silence jusque-là, put exprimer toute sa joie et l'impatience qu'il avait réussi à cacher.

— Vous vous rendez compte ? Nous allons nous rendre sur la terre sacrée ! Normalement, seuls les anciens ont le droit d'y aller…

— Tu connais le chemin ? demanda Isha, quelque peu inquiète. 

— Oui, rassure-toi, on nous explique dès notre plus jeune âge comment y parvenir. C'est un réel privilège que les sages nous accordent.

 

Avant de partir, les trois amis durent se plier aux traditions. Ils partiraient avec le minimum d'eau, portant un vêtement sombre et épuré, affublé des armes anciennes des guerriers du peuple de l'oasis : une lance superbement stylisée et un bouclier portant le symbole de la tribu. Une cérémonie eut lieu, lors de laquelle les anciens prièrent les dieux de bénir les trois héros. Le départ serait pour le lendemain. Une fois de plus, pour le plaisir de tous, la nuit fut l'occasion d'une grande fête. Tom les encouragea et leur fit promettre de revenir vivants de cette ultime épreuve. Une belle amitié les reliait tous les quatre.

 

Au petit matin, lorsqu'il se réveilla, Nahul vit qu'Isha le regardait avec amour et avec cette force qu'il aimait tant chez elle. Ce qu'il vit dans son regard le rassura : ils mèneraient ensemble cette aventure à son terme, quelle qu'en soit l'issue.

Asmel les interpela depuis l'extérieur de la tente :

— Alors, vous êtes prêts ?

— Oui, on arrive, lui répondit le jeune couple.

— Ça va être une grande journée !

Dès qu'ils eurent revêtu les habits traditionnels, Nahul et Isha sortirent avec le sourire. La gravité d'Asmel les étonna dans un premier temps, mais ils savaient à quel point cette expédition était importante pour lui. Les membres de la tribu restèrent à l'intérieur de la tente, bien qu'éveillés. C'était la coutume : on laissait partir les braves seuls et en toute discrétion.

 

Ils quittèrent le calme de l'oasis pour s'enfoncer dans le désert.

Au début, Asmel était un peu hésitant, mais rapidement il sourit à son tour :

— Vous voyez ces rochers ? Ce sont eux qui vont nous guider jusqu'à la terre sacrée ! Il nous suffit de les suivre. C'est à trois jours de marche.

 

Ils arpentèrent donc ce chemin de pierre. Parfois Asmel paraissait hésiter. Mais dès qu'ils pensaient s'être égarés, une rocaille apparaissait, comme pour les rassurer. Ils n'avaient qu'une crainte : que les vents du désert aient recouvert ce chemin de piste. Mais les anciens avaient érigé ces balises avec ingéniosité, à l'abri des dunes, à des endroits que seule une expérience ancestrale du désert et de ses mouvements avait permis de trouver.

Ils cheminèrent ainsi durant trois jours. Au bout du troisième jour, Asmel se mit à douter réellement. Ils auraient déjà dû arriver, et la voie se perdait dans le sable. Asmel fit part de ses inquiétudes à ses deux compagnons. Ce fut Isha qui lui répondit :

— Nous avons vécu trop de choses, surmonté tant de difficultés. Ce n'est pas ainsi que l'histoire finit.

— Mais il nous reste juste assez d'eau pour revenir, rétorqua Asmel découragé. Si nous continuons et que nous ne trouvons pas rapidement la montagne, ce sera un aller sans issue. Nous ne pourrons rentrer chez nous vivants.

Il paraissait vraiment désespéré. Isha allait tenter de le rassurer, mais elle fut interrompue par un cri de joie de Nahul :

— Regardez ! regardez ! Vous voyez cet éclat lumineux ?

Au début, avec la lumière éblouissante du désert, ils ne virent rien. Mais, mettant leurs mains au-dessus des yeux, ils purent voir quelque chose qui brillait au loin. Ils avaient trouvé la montagne !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

10

RÉVÉLATIONS

 

 

 

 

Ils se dirigèrent donc vers cette lumière, remplis d'espoir. La nuit commençait à tomber, mais la montagne brillait toujours au clair de lune, comme un phare dans l'obscurité. Après quelques heures de marche, ils parvinrent à destination. Quelle ne fut pas leur surprise ! La montagne n'en était pas une. C'était une bâtisse immense, d'une hauteur vertigineuse, entièrement composée de métal, et qui semblait être l'œuvre de l'homme.

Qui avait bien pu bâtir une telle chose ? C'est la question que se posaient les trois amis. Jamais ils n'avaient vu pareille construction. Et à quoi pouvait-elle servir ? S'approchant un peu plus, ils aperçurent une ouverture. Après quelques hésitations, ils se décidèrent à entrer.

 Là gisaient les ossements de nombreux braves de la tribu. Les lances et les boucliers jonchaient le sol. L'un des anciens avait gravé dans le métal une fresque étrange qu'ils ne purent déchiffrer, tant cela leur paraissait abstrait. Ils avancèrent plus avant. Au bout de quelques minutes d'exploration, alors qu'ils ne comprenaient pas où ils se trouvaient, une image irréelle apparut : une sorte de personnage de lumière, sans la moindre densité physique. L'être étrange se mit à parler. Mais ils ne comprirent rien de ce qu'il racontait. Ce fut Asmel, qui, devinant quelques mots, comprit qu'il parlait la langue des anciens. Mais lui-même ne la maîtrisait pas assez. Seuls les membres très âgés de la tribu apprenaient ce langage, à la fin de leur vie, pour se préparer à l'au-delà.

 

Nahul observa les quelques baies qui lui restaient, trois en fait. Peut-être parviendrait-il à entrer en communication lors d'une transe... Il fallait essayer. Ils n'étaient pas arrivés jusque-là pour revenir sans plus d'explications. Il devait tenter le tout pour le tout. Il regarda Isha avec amour et, sans plus hésiter, avala les trois baies d'un coup.

 

Il plongea violemment dans la réalité des songes. La brume habituelle n'apparut pas. Il avança et vit l'être étrange au loin. Il le rejoignit. Ce dernier commença à parler, et Nahul comprit ce qu'il disait.

— Bonjour, humain, lança-t-il froidement.

— Qui êtes-vous ? demanda le jeune homme.

— Mon nom est Xtron2076. Je ne suis pas un être humain à proprement parler, mais la projection d'une intelligence sans corps inventée par l'homme il y a bien longtemps.

— Je n'ai jamais entendu parler d'une telle magie.

— Ce n'est pas de la magie, dit-il d'une voix neutre, c'est de la science. Il faut que je vous explique de nombreuses choses dont la compréhension ne sera pas toujours aisée, comme je l'ai fait auprès de ces humains qui ont choisi de mourir ici. Ils ont fait ce choix. On verra quel sera le vôtre.

Nahul semblait perturbé de communiquer avec cette conscience d'un autre niveau de réalité. Mais, désireux de savoir le fin mot de l'histoire, il la laissa parler.

C'est alors qu'apparut une autre image immatérielle. Elle représentait une sphère. Celle-ci rapetissait alors qu'on s'en éloignait. L'étrange intelligence lui expliqua :

— Il vous faut savoir que votre monde n'est pas le seul monde existant. Que voyez-vous lorsque vous regardez les étoiles la nuit ?

— Des points de lumière épinglée dans le noir, enfin c'est ce qu'on m'a dit…

— Sachez que ces points, comme vous dîtes, sont les centres d'autres mondes perdus dans l'espace. Il ne faut pas croire que votre planète est au centre de tout. Je sais, c'est difficile à appréhender, mais votre monde est une sphère dont on peut faire le tour. Regardez :

Il lui montra les marais, la Grande Cité, le désert et une très grande étendue d'eau qu'il ne connaissait pas, recouvrant une grande partie de la sphère. Cette partie liquide du monde, inconnue de tous, faisait se rejoindre le fin fond du désert et les montagnes réputées infranchissables de l'ouest. Puis l'image s'éloigna pour montrer une sphère, bientôt accompagnée de deux autres sphères suivies d'une immense boule de feu.

— Ce que vous voyez là est ce que vous appelez le soleil, une sphère elle aussi perdue dans l'univers.

— Donc le monde n'est pas plat ? demanda Nahul, déstabilisé par ces révélations.

— C'est exact.

— Et nous ne sommes pas les seuls dans ce que vous appelez l'univers ?

— Une fois de plus, je dois répondre par l'affirmative. De plus, ce vaisseau n'appartient pas à ce monde, mais à une autre sphère, une planète appelée la Terre. Pour une raison que je vais vous montrer, nous avons quitté cette planète afin d'en coloniser d'autres. Et il s'est avéré que ta planète était viable pour l'homme. Elle avait quasiment toutes les caractéristiques de la Terre avant l'apparition de l'homme.

— Mais alors nous…

— Oui, les êtres qui m'ont créé, les terriens sont vos ancêtres. Avant que nous n'arrivions ici, il n'y avait que faune et flore, aucune espèce de vie intelligente.

— Mais comment se fait-il que nous n'ayons jamais entendu parler de tout cela ?

— C'est là la raison pour laquelle les vieillards ont décidé de mourir ici, sans transmettre ces importantes révélations : il nous fallait protéger cette planète de nous-mêmes et de vous également. Mes créateurs et vous partagez le même sang. Il était donc logique que vous reproduiriez les mêmes erreurs.

— Quelles erreurs ?

— Pour l'instant il n'en est rien, mais regardez.

Une autre image fit son apparition. On y voyait une multitude de terriens, des milliards selon l'intelligence immatérielle et le comportement de cette foule que Xtron2076 lui expliquait au fur et à mesure : les déchets jetés n'importe où jusqu'à couvrir une partie des eaux, la pollution de l'air dans des villes gigantesques, le réchauffement de la planète qui fit monter l'eau , provoquant catastrophe sur catastrophe, la puissance d'armes terribles qui avait détruit une partie de la planète et une surpopulation qui avait précipité la destruction de la Terre. Les images étaient terrifiantes !

— Et vous croyez que cela pourrait arriver sur notre… planète ?

— La probabilité est de 93,7 %.

— Donc il reste une chance, un espoir…

— C'est exact : une chance sur 15,873. La question maintenant est : qu'allez-vous faire de toutes ces informations ? Les terriens croyaient que la science arrangerait tout, alors que c'est elle qui a tout détruit. Dans ce vaisseau existe une base de données de toutes les sciences de la Terre. Ce pourrait être un progrès immense, notamment en médecine. Ce serait une vraie révolution et une vie facilitée, améliorée. Mais la science, comme l'histoire l'a prouvé, est à double tranchant. Ce qu'on découvre pour soigner l'homme, on en découvre autant pour le détruire.

Après cette discussion éreintante mais passionnante, Nahul sortit du monde des songes.

 

Lorsqu'il recouvra ses esprits, ses deux compagnons étaient absents. Il entendit alors des cris venant de l'extérieur. Il sortit rapidement pour voir ce qui se passait. La terreur l'envahit. Il vit Asmel et Isha se battre contre la sentinelle. Elle les avait donc retrouvés ! Il ressentit la même peur que lorsqu'il l'avait vue la première fois avec ce masque de bourreau déshumanisé. Il se saisit de sa lance et de son bouclier pour prêter main-forte à ses amis. Le combat était inégal. Un être surentraîné contre une fille de la haute bourgeoisie et un homme ordinaire.

Le combat dura cinq petites minutes. Il arriva, juste à temps pour voir Isha se faire transpercer par une épée et s'effondrer au sol. Nahul, affolé, enlaça sa femme dans une ultime étreinte et sentit qu'elle rendait son dernier souffle. Asmel, fils d'Assar mourut peu de temps après avec honneur. La sentinelle se retourna. Nahul serait le prochain à périr par la lame de l'assassin…

 

Mais, alors que la sentinelle brandissait son épée, une brume apparut, et il se réveilla dans le vaisseau de métal.

Il sut immédiatement ce qu'il fallait faire. Se saisissant de sa lance il contourna la montagne métallique. Vite ! Il n'avait que quelques minutes. Il courut comme un fou, encore traumatisé par cette vision des songes où Isha mourait dans ses bras. Non ! Cela n'arriverait pas !

Il vit à nouveau le combat inégal qui se déroulait devant lui. Mais à la différence de tout à l'heure, il avait vu le futur et pouvait le changer. Il se trouvait derrière la sentinelle. Il s'en approcha le plus possible et, alors qu'Isha allait recevoir le coup fatal, il bondit sur la sentinelle et la transperça de sa lance en poussant un cri de dément.

Après l'excitation, un soulagement immense, une paix et une joie intense l'envahirent. Tout le monde était sain et sauf, et ils étaient enfin libérés de cette terrible menace qui les poursuivait depuis si longtemps !

 

Les trois amis se laissèrent tomber dans le sable, épuisé par toutes ces émotions. Tout était fini, tout allait rentrer dans l'ordre.

Mais cela n'était pas tout à fait vrai. Qu'allait faire Nahul des informations incroyables qu'il avait découvertes ? Il raconta tout ce qu'il avait vu à ses compagnons.

Isha, qui avait suivi des cours de sciences et de religion, était abasourdie :

— Donc nous vivons sur un monde rond et non pas plat !

— C'est cela.

— Et il y a d'autres mondes comme le nôtre, et le soleil ne tourne pas autour de nous ?

— Oui.

— Cela contredit complètement ce que le clergé nous apprend… et c'est aussi beau que terrifiant ! Nous ne sommes pas au centre de l'univers… Je comprends pourquoi la sentinelle était à nos trousses, maintenant. L'histoire de l'origine du monde et de la création de l'homme n'est qu'un tissu de mythes erronés… Nous sommes des produits d'hommes comme nous, et l'Éden du premier couple n'est qu'une illusion. C'est fou !

Asmel intervint :

— Et qu'est-ce qu'on doit faire de toutes ces informations ?… C'est à toi, Nahul, de prendre une décision. Jusqu'à présent, les anciens ont préservé le secret, préférant mourir ici. Mais la science, la médecine pourraient sauver de nombreuses vies… Peut-être ma femme serait-elle encore de ce monde grâce un tel savoir ? continua-t-il l'air absent.

Mais il se ressaisit :

— La prophétie disait que tu sauverais le monde. C'est à toi que revient la décision.

— En apparence, répondit Nahul, la connaissance de la science pourrait le sauver en effet… Mais j'ai vu les atrocités des hommes usant de cette science, j'ai vu les catastrophes, la destruction de la nature causée par eux. Nous sommes de leur sang, mais il ne sera pas dit que les enfants répéteront les crimes des parents !

— Que veux-tu faire, alors ? demanda Isha.

— Je vais faire ce qui doit être fait…

Nahul était sûr de lui. Effectivement, il sauverait le monde, mais sans que celui-ci ne le sache. Il se leva et s'avança jusqu'au vaisseau. Sa décision était prise depuis longtemps. Alors qu'il sortait de son songe, il avait demandé à Xtron2076 de lui montrer comment détruire le monument de métal. Il entra, appuya sur le bouton adéquat et sortit calmement rejoindre ses amis.

— Il faut nous éloigner.

— Qu'as-tu fait ?

— J'ai détruit ce qui, entre de mauvaises mains, aurait été la pire des armes.

 

Ils le suivirent, silencieux. Après un moment de marche, une explosion terrible se fit entendre. Tous trois se retournèrent, observant la « montagne sacrée » en flammes.

Nahul avait eu entre ses mains un pouvoir qui aurait fait de lui l'homme le plus important et puissant de la planète, mais par ce geste héroïque il savait qu'il avait accompli une destinée plus grande encore, avec des conséquences qui dureraient à travers les âges.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ÉPILOGUE

 

 

 

 

Ils arrivèrent à l'oasis. La joie envahit le village. Les héros étaient de retour, et tous savaient qu'ils avaient rempli leur mission. La tribu exprima son bonheur, après tant d'inquiétude. Tom les attendait :

— Je suis heureux que vous ayez tenu votre promesse. Vous êtes revenus vivants de cette épreuve.

Une grande émotion le traversa, et il la laissa transparaître, chose inhabituelle chez lui. Il avait vraiment eu peur de perdre ses amis.

Normalement, nul ne revient de la montagne sacrée. Personne ne savait exactement ce qui s'était passé, mais la tribu ne tarderait pas à le savoir. Les trois amis furent conviés par les Anciens. Isha se sentait très fatiguée, mais elle n'aurait manqué pour tout l'or du monde la réunion du Conseil.

Ils s'assirent donc dans la grande tente, toujours aussi impressionnés. Les anciens leur demandèrent ce qu'ils avaient vécu pendant ces six jours et, malgré leur grand âge et leur sagesse réputée, ils furent stupéfaits par les révélations que les jeunes gens leur rapportaient.

Après concertation dans la langue des anciens, le chef se tourna vers Nahul et lui dit :

— Ainsi tu as percé de nombreux mystères… et nous approuvons ton choix. Il semblerait donc que notre peuple avait une mission dont tu as été le héros. Cette mission, nous ne la connaissions pas. Nous devions protéger les secrets de la montagne sacrée.

Mais, maintenant que cela est chose faite, la question de rester dans cette oasis se pose à nous. Le Conseil a noté le fait que notre monde n'est pas plat et que loin d'ici se trouve une immensité d'eau. Jusqu'à présent nous avions choisi de nous isoler du monde et de toutes ses violences en demeurant ici, dans l'oasis. Mais peut-être est-il temps de changer de territoire ? Toi qui as vu, pourrais-tu nous montrer la voie vers cette étendue d'eau ? Nous serions toujours hors du monde, mais libérés du désert.

 

Nahul hésita, incertain d'y parvenir. Mais Isha le regarda et lui dit :

— Il faut y croire, c'est tout.

Un autre sage ajouta en souriant :

— Et puis ce sera un nouveau paradis pour l'enfant que porte votre femme.

Nahul et Isha n'en croyaient pas leurs oreilles. Mais l'ancien hocha la tête d'un air entendu…

— Tu te rends compte, Nahul, nous allons être parents ! C'est merveilleux !

— Oui ! C'est extraordinaire… dit-il avec un sourire radieux. Je suis déjà au paradis !

 

Il se retourna vers les membres du Conseil et leur dit, avec assurance :

— Je vous mènerai à ce nouvel Éden !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

J'espère que vous avez ressenti autant de plaisir à lire ce récit que j'ai eu à l'écrire.

Si c'est le cas, je vous serai extrêmement reconnaissant de bien vouloir mettre un commentaire qui reflètera ce ressenti.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

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