Elément perturbateur - Episode 10

nat28

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Elle lança "Je sais ce dont vous avez besoin" avec un petit sourire. Gauthier sentit un frisson lui parcourir l'échine, et il lui fallut une bonne seconde pour effacer la crainte de son visage et pour se composer une expression plus détendue. Cette femme ne savait rien de lui, elle devait sortir cette phrase à tous les clients avant de leur proposer un alcool fort ou le plat du jour. La serveuse poursuivit, toujours avec cette connivence que le jeune homme trouvait insupportable :

" Vous avez une petite mine, la nuit n'a pas dû être longue..."

"C'est ça."

Gauthier avait décidé de rentrer dans son jeu et d'acquiescer sans se poser de question.

"Un petit café alors ?"

"Oui, long sans sucre s'il-vous-plaît."

Le jeune homme avait bien conscience de la quantité de caféine qu'il avait absorbé depuis le début de la journée, il sentait également son cœur battre à une vitesse peu raisonnable dans sa poitrine, pourtant, il avait besoin de sa béquille liquide, de son dopant légal, d'une tasse d'Arabica qui le réchaufferait pendant quelques instants et qui lui permettrait de s'évader de la réalité, pendant la durée nécessaire pour consommer sa boisson. Quelques gorgées, quelques minutes, une petite pause insignifiante dans le cours du temps, mais il en avait tellement besoin... Gauthier réalisa que, finalement, la serveuse avait dit vrai : elle savait exactement ce qu'il lui fallait. 


Le jeune homme était perturbé. Commettre un crime ne l'avait jamais mis dans un tel état. Les premières fois étaient toujours un peu différentes, mais elles lui avaient procuré de l'excitation, elles ne lui avaient jamais fait peur. Lorsqu'il avait commis son premier vol, par exemple, il n'avait pas craint la sanction potentielle à laquelle cet acte délictueux l'exposait. Le risque n'était de toutes façons pas très grand, pour les adultes, il n'aurait été qu'un enfant qui avait fait une bêtise. Il aurait dû rendre la trousse et, éventuellement, aller une heure en retenue, et l'éponge aurait été passée sur cet incident mineur. Ce qui motivait l'adolescent qu'il était alors, c'était le fait de prendre quelque-chose qui ne lui appartenait pas, si possible sans attirer les soupçons sur lui, et d'observer la réaction de sa victime. S'il avait été pris la main dans le sac, il s'était dit qu'il essaierait de faire passer son geste pour un acte de rébellion contre les conventions, afin d'attirer l'admiration de ses camarades de classe les plus subversifs. Le bilan de cette histoire avait été que, non seulement, Gauthier n'avait pas été démasqué, mais, en plus, il avait réussi à faire accuser un autre enfant, en réunissant des "preuves" toutes plus vraisemblables les unes que les autres. "Je suis donc le héros maléfique de l'histoire de ma vie" avait-il alors pensé.


Son premier meurtre s'était déroulé presque de la même façon. Il connaissait vaguement ce voisin, un jeune veuf pourtant souriant et alerte, qui recevait peu de visites mais qui venait d'être grand-père. Un  jour, tandis que l'homme jouait dans la cours avec sa petite-fille, Gauthier avait vu une joie si simple et si merveilleuse sur son visage qu'il avait voulu s'en emparer. Réalisant que c'était impossible, une émotion n'étant pas un objet palpable, comme une gomme ou un taille crayon, le jeune homme avait alors décidé de lui enlever ce bonheur. Craignant de choquer les lecteurs en tuant une jeune enfant, Gauthier avait opté pour l'élimination de son aïeul, une opération qui, de surcroît, serait bien plus simple à mettre en œuvre. Une petite fille de 2 ans est surveillée en permanence par un adulte, tandis qu'un veuf isolé de 64 ans est souvent seul.

     

Gauthier n'avait pas eu peur de tuer son voisin, et s'il n'avait pas été conscient de l'existence de son auteur, il aurait peut-être agi de manière impulsive, en attendant sa proie un soir dans l'escalier ou en lui offrant une part de gâteau empoisonné... Mais le jeune homme ne connaissait pas vraiment les limites de l'écrivain qui lui avait donné le jour. Il ne savait même pas jusqu'au s'étendait le pouvoir de cet inconnu : ce dernier était-il maître de toutes les pensées et de toutes les actions de Gauthier, ou bien son personnage principal possédait-il un semblant de libre-arbitre ? Le jeune homme, qui était lui-même un gros lecteur, se demandait souvent quelle était la part d'imprévu dans un récit. Les protagonistes d'un roman pouvaient-ils influer sur le cours de leur écriture ? Et s'il se montrait trop hardi, Gauthier se ferait-il éliminer du livre ?


Le jeune homme avait donc décidé de la jouer fine (mais l'avait-il réellement décidé ?). Il avait mis au point un plan subtil et élaboré dans ces moindres détails, afin de réaliser un meurtre en chambre close et de faire accuser une personne choisie au hasard dans l'annuaire. Il ne fallait pas que le "coupable" ait un lien quelconque avec le véritable tueur, qui, de plus, participerait à l'enquête... Les personnages secondaires ont parfois des paroles malheureuses... Gauthier avait relu toute sa collection de romans policiers pour lister les erreurs les plus communes et les "astuces" les plus efficaces. Bien évidemment, cette tâche laborieuse avait été réalisée en un clin d'œil, grâce à la magie de l'ellipse, et le jeune homme n'avait eu aucun mal à retenir toutes les informations dont il avait besoin. Il fallait bien que le fait d'être le jouet d'un auteur procure quelques avantages. Gauthier avait ensuite répété le moindre de ses gestes et il avait fait un essai dans son propre appartement. Dans le même temps, il s'était rapproché de sa future victime, assez pour lui inspirer confiance, mais trop peu pour que le retraité connaisse son prénom ou parle de lui aux amis ou aux membres de sa famille qui lui rendaient parfois visite. Et par une belle matinée de printemps (un après-midi d'automne pluvieux aurait été trop cliché), Gauthier était passé à l'action.

 

L'auteur n'avait pas réagi, ou alors il l'avait suivi dans son délire meurtrier... Le jeune homme refusait d'admettre que cette escalade dans la violence était prévue depuis le début, car il ne voulait pas être dessaisi du peu de pouvoir qu'il avait sur sa vie. Pourtant, cette hypothèse était plausible...

 

Dans ce cas, Gauthier était à la merci d'une main invisible qui jouait avec lui comme avec un pion sur un échiquier... Et cette pensée était inadmissible.  


"Et voilà !"

L'irruption de la serveuse à sa table sortit brusquement le jeune homme de ses pensées. L'employé du bar déposa une tasse fumante et un Spéculoos sous le nez de Gauthier qui sursauta, manquant de peu de tomber de sa chaise.

"Eh bien ! Vous avez l'air nerveux ! Je ne sais pas si ce café était une si bonne idée..."

Le clin d'œil qu'elle lui lança donna au jeune homme l'envie de la tuer, là, au beau milieu du bar, en l'égorgeant avec... Non, il devait immédiatement réfréner cette pulsion déraisonnable et dangereuse.


Pour lui.


"Ca va ?" s'enquit la serveuse qui avait remarqué le trouble de son client.

"Oui, oui, vous m'avez surpris, c'est tout..."

"Je suis rassurée !"

Ce sourire... Gauthier aurait voulu lui arracher du visage. Il saisit vivement sa tasse pour faire mine de boire son café, renversant quelques gouttes sur la table au passage, afin de pousser la femme à s'éloigner. Cette dernière, ne comprenant pas que sa présence dans le secteur n'était pas souhaitée, attrapa un torchon à sa ceinture et essuya distraitement les tâches sur le plateau de la table sur laquelle elle s'appuya. Elle n'avait donc pas l'intention de partir de sitôt. "Pourquoi elle ne comprend pas que je ne veux pas lui parler ?" hurla intérieurement le jeune homme, en espérant secrètement que son cri muet serait entendu. Il lorgnait également du côté de la porte du bar, qui, malheureusement, restait fermée. Gauthier regrettait presque de ne pas avoir choisi de se réfugier dans un fast-food très fréquenté pour se fondre dans la foule des anonymes.

"Le petit jeune homme a fait des folies cette nuit ?"

La conversation prenait un tour très gênant et Gauthier était si estomaqué par les propos de la serveuse qu'il resta sans voix. Son interlocutrice sembla prendre son silence pour une incitation à poursuivre ses allusions graveleuses.

"C'est de votre âge, après tout !"

Nouveau clin d'œil, nouvelle pulsion homicide.

"Et sinon... C'est quoi votre genre de femmes ?"


Gauthier sentit que les limites du supportable avaient été atteintes. Il se leva d'un bond, fouilla dans sa poche à la recherche de pièces de monnaie qu'il jeta sur la table sans les recompter avant de sortir précipitamment du café sous les rires de la serveuse qui n'avait sans doute que l'intention de briser la monotonie de sa triste journée. Le jeune homme sentait qu'il sombrait dans l'affolement, chose qui ne lui arrivait jamais d'habitude. Etait-ce le comportement "particulier" de Jane qui l'avait troublé à ce point là ? C'était la première fois qu'une victime était consciente de son funeste sort et qu'elle essayait, même maladroitement, d'y échapper...


En déboulant dans la rue, Gauthier heurta un passant.

1/ "Tiens, quel hasard !" C'était Cédric !

2/ "Vous ne pouvez pas faire attention ?" cracha un homme entre deux âges.  



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