Elément perturbateur - Episode 14
nat28
Gauthier repoussa la porte et alluma la lumière pour vérifier si quoi que ce soit avait disparu. Il fouilla méthodiquement chaque recoin de son appartement pour faire l'inventaire de ses affaires, tout en faisant le moins de bruit possible pour ne pas attirer l'attention de ses voisins.
Rien ne semblait avoir disparu. Il aurait énormément de rangement et de ménage à faire demain, mais pour l'instant, sa priorité était d'aller se coucher. Au moment de regagner sa chambre, son œil fut attiré par une pile de livres, bien droite, posée dans un coin du salon. Il ne l'avait pas remarqué auparavant, pourtant la douzaine d'ouvrages impeccablement rangée contrastait avec le bazar qu'était devenu son appartement. Gauthier s'imaginait un agent de Police, un débutant zélé ou un vieux de la vieille pointilleux, vérifier un à un tous les livres de sa bibliothèque pour tenter de trouver... Quoi ? Une explication au fait qu'une "fugitive" ait défoncé sa porte et l'ai entraîné sur les toits ? Il y avait sans doute autre chose...
Le jeune homme se précipita fébrilement vers la pile devant laquelle il s'agenouilla. Il vérifia chaque titres de la sélection spéciale de la maréchaussée. "Médecin légiste : trente ans d'autopsie", "Un crime dans la tête", "Enquêteur : un travail de fourmi", "30 criminels rattrapés par la justice", "Tueurs : pourquoi ?"... La personne qui avait repéré ces ouvrages cherchait visiblement toute la littérature ayant trait aux meurtres présente dans l'appartement...
"T'affole pas, se dit Gauthier, tu mènes des enquêtes en amateur, il est tout à fait normal que tu ais ce genre de bouquins chez toi ! Enfin normal... Logique, au moins ! Et puis si les flics avaient voulu te coincer, ils t'auraient recherché dans le quartier, ou attendu chez toi... Pas de panique, tout va bien."
Le jeune homme se rassurait comme il le pouvait, mais son propre discours sonnait faux. Dans la vraie vie, cette pile de livres n'aurait été qu'une coïncidence, ou une curiosité sans conséquence. Mais Gauthier vivait dans un roman...
Quand il s'était rendu compte qu'il n'était qu'un personnage de fiction, le jeune homme s'était mis à dévorer tous les livres sur l'écriture disponible à la bibliothèque de l'université. Etonnement, les techniques narratives faisaient partie intégrante de la diégèse du monde imaginaire dans lequel il évoluait. Bien entendu, il ne pouvait faire aucune comparaison avec le "vrai" monde auquel il n'avait jamais eu accès, mais malgré tout, ce fait l'étonner. Pourquoi donner les clés de son existence à son personnage principal ? Quel message voulait faire passer son auteur ? a moins que ce ne fut une erreur ? Dans ce cas, comment s'était-elle produite ? L'écrivain n'était-il pas censé maîtriser intégralement son œuvre ?
Toujours est-il que Gauthier avait lu et relu chacun des ouvrages afin de s'imprégner des trucs et des astuces employés par les auteurs de fiction pour mener à bien leurs projets littéraires. Il se demandait parfois à quoi pouvait bien ressembler sa fiche personnage... Jeune homme, étudiant, enquêteur et meurtrier ? Et à quel public s'adressait ses "aventures" ? est-ce qu'il se vendait bien au moins ?
Gauthier détestait l'idée de faire partie d'un genre "de niche". il rêvait de gloire, de best-sellers et d'adaptations cinématographiques. Il voulait que les lecteurs le jalousent et que les lectrices le désirent... La seule idée de ces hommes frustrés et de ces femmes languissantes existent, quelque part, procurait au jeune homme un plaisir pervers. Il avait le pouvoir sur ses lecteurs. un pouvoir limité, certes, et qui ne le libérerait jamais de sa condition de prisonnier du papier, mais un pouvoir tout de même... Tout comme il se sentait puissant quand il tuait un autre personnage...
Il avait essayé d'écrire un roman, une fois, pour voir. Il avait ressenti le besoin de se mettre dans la peau de son créateur, le besoin d'inventer des protagonistes, le besoin d'imaginer une situation initiale, un développement et une conclusion... Il avait abandonné après le troisième paragraphe. Pondre une douzaine de pages au style poussif d'une histoire bourrée de clichés lui avait demandé des semaines d'efforts, et le résultat avait été bien loin de ses attentes. Pour une fois dans sa vie, il avait renoncé. Se prendre pour Dieu ne lui convenait pas. Il avait accepté de n'être que l'Ange de la Mort...
Sa raison disait à Gauthier d'oublier la pile de livres et d'aller se coucher, mais son cerveau faisait de la résistance. Le jeune homme n'arrivait pas à se relever pour aller dans sa chambre, ni à stopper le flot de questions qui se bousculaient dans sa tête. Il entendait déjà un policier frapper à ce qui lui restait de porte, à l'aube, sous prétexte de prendre de ses nouvelles et de lui poser "quelques questions". Tous les faux coupables que Gauthier avait fait enfermer avaient dû répondre à "quelques questions".
Le jeune homme pensa à s'enfuir pendant un quart de seconde. Ca ne serait pas si difficile que ça : il lui suffirait de réunir quelques vêtements chauds dans un sac, d'y ajouter un nécessaire de toilette ainsi que toute la nourriture qu'il pourrait transporter, de passer la porte, de descendre les 6 étages et de disparaître dans la nuit au coin de la rue... Il devrait se trouver un hôtel miteux pour ne pas trop entamé ses économies, prendre un train au hasard pour s'éloigner le plus possible de la ville, et recommencer une nouvelle vie, ailleurs... Ca n'était pas insurmontable.
Sauf que Gauthier n'était jamais seul. Son auteur "veillait" sur lui. Où qu'il aille, il ne pourrait pas se cacher. Alors pourquoi partir ? Ici, au moins, il avait un lit confortable et des habitudes rassurantes. La vendeuse de la boulangerie l'appelait par son prénom et lui tranchait sa boule de pain sans qu'il ait à le demander, ses voisins le saluaient aimablement quand ils le croisaient, il avait un petit cercle d'amis (qu'il n'avait pas encore tous tués), il ne se perdait plus dans les rayons du supermarché, il connaissait par cœur les horaires du bus qui passait en bas de son immeuble... Gauthier refusait de renoncer à cet univers qu'on avait construit autour de lui.
Il se releva et il se rendit dans sa chambre pour se mettre au lit. Il n'avait rien mangé et son estomac gargouillait furieusement, mais le jeune homme n'avait plus la force de se traîner jusqu'à la cuisine pour trouver quelque chose à grignoter. Dormir... Voilà quel était son seul désir. Il réfléchirait à la situation demain matin. rien ne pressait après tout.
Gauthier atteignit enfin sa chambre, dont il ferma la porte avant de verrouiller cette dernière en tournant un loquet. La nuit, il avait généralement tendance à laisser toutes les portes ouvertes, à l'exception de celle de l'entrée bien sûr, afin de laisser circuler l'air dans l'appartement. Et puis le ronronnement du réfrigérateur le rassurait. Cette nuit, il devrait s'en passer. Cette nuit, il avait besoin de se sentir en sécurité.
Le jeune homme se glissa entre ses draps encore tièdes et il ferma les yeux en espérant tomber rapidement dans les bras de Morphée. Malheureusement, la culpabilité avait décidé de s'inviter dans son lit ce soir là.
Ce sentiment désagréable n'était pas provoqué par la mort de Jane. Certes, Gauthier avait rarement passé autant de temps avec un des ses futures victimes, et surtout, aucun des futurs macchabés qu'il avait trucidé n'avait été conscient de son funeste sort. Elle, elle savait. Il faudrait que le jeune homme se penche sur ce problème, un jour.
Jane Doe n'était pas la cause de ses tourments. Celui qui venait le hanter, c'était Cédric, le bon copain sympathique qui n'avait rien demandé à personne et qui avait été condamné par les circonstances. Le hasard (ou le narrateur) pouvait être bien cruel. Les souvenirs qu'il avait avec Cédric repassaient en boucle dans le cerveau épuisé de Gauthier. Les deux jeunes gens s'étaient rencontrés sur les bancs de la faculté, à la faveur d'un banal échange de gomme et de taille-crayon. Cédric n'avait rien pour gommer, Gauthier avait cassé la mine de son crayon à papier, et les deux étudiants s'étaient rapidement rendu compte qu'ils étaient les seuls, dans un amphithéâtre de 300 places, à ne pas prendre leurs cours en notes sur un ordinateur portable. Ils travaillaient "à l'ancienne", sur des copies doubles quadrillés, comme des lycéens. Ce détail les avait fait rire et les avait instantanément rapproché. "Je suis donc mort à cause d'une gomme ?" se demandait l'écho de la voix de Cédric dans le crâne de Gauthier.
Le jeune homme finit par récupérer un cachet dans le tiroir de sa table de nuit. Il n'avait d'autre choix que de s'assommer chimiquement, et le somnifère fit son effet en quelques minutes.
Gauthier fut réveillé par le bruit de coups frappés prudemment à sa porte. Son visiteur devait se méfier de l'aspect bringuebalant du montant en bois. Le jeune homme ouvrit un œil et constata que le soleil venait à peine de se lever. Qui pouvait donc bien venir le déranger si tôt dans la matinée ? Les coups reprirent, plus forts cette fois-ci, c'est pourquoi Gauthier demanda d'une voix pâteuse :
"Qui est là ?"
Un homme lui répondit :
1/ "Bonjour monsieur, c'est le voisin."
2/ "Bonjour monsieur, c'est la Police."
Encore un épisode bien sympa :D j'aime bien l'évolution du personnage que l'on ressent bien à travers l'histoire. Et aussi le fait qu'il sache que c'est un personnage de fiction, ça apporte un petit truc en plus.
· Il y a plus de 6 ans ·En tout cas tu entretiens bien le suspens et j'ai bien envie de savoir la suite o/ Mais j'ai eu beaucoup de mal à me décider pour le vote ^^
Je choisi... La proposition 2 :D
k3m-4nyx