Elément perturbateur - Episode 27

nat28

Nous allons nous partager les tâches : j'écris, tu lis, tu votes, j'écris

Tout à sa réflexion, Gauthier n'avait pas remarqué qu'il avait rattrapé Jane. Il lui arracha son sac des mains et il se mit à courir pour s'éloigner d'elle.

 

"Hey !" cria rageusement Jane dans son dos, pensant qu'un voleur venait de dérober le sac de voyage de son compagnon. Quand la jeune femme réalisa ce qui venait réellement de se passer, elle hurla avec des tremblements dans la voix "Gauthier, tu vas où ?", mais le jeune homme l'entendit à peine. Il avait déjà atteint une intersection et il tourna dans la rue situé à sa gauche, avant de changer de direction et de prendre la rue sur la droite au carrefour suivant. Son sac battait sur sa cuisse droite au rythme de sa course folle, le gênant au point qu'il envisagea sérieusement de le jeter sur le trottoir, son souffle était de plus en plus brûlant et douloureux, et un point de côté commençait à se faire sentir sur son flanc gauche. Il ne pouvait cependant pas ralentir, obsédé par une seule pensée : mettre un maximum de distance entre Jane Doe et lui.

 

Il n'arrivait pas à ôter de son esprit l'horrible sensation du contact des lèvres de la jeune femme sur les siennes. Elle l'avait embrassé furtivement, et sans qu'il s'y attende, mais ce dont il se souvenait parfaitement, c'était du fait que sa bouche était froide et dure, comme celle... d'un cadavre. L'odeur de la jeune femme n'avait pas eu le temps d'arriver jusqu'aux narines de Gauthier, tant les effluves de la rue, mélange de bitume, de gaz d'échappement et de fritures provenant de divers restaurants, avaient envahi son nez.

"Après le son, les odeurs, je suis gâté..." songea le jeune homme tout en poursuivant sa course folle. Il chassa cette pensée de son esprit afin de se concentrer sur les personnes et les véhicules qui l'entouraient. Il ne tenait pas à blesser quelqu'un ou, pire, à être renversé par un bus... Il s'imaginait déjà allongé dans un lit d'hôpital, avec un bras ou une jambe dans le plâtre, un goût amer dans la bouche et... Jane, assise près de lui, attendant, pétrie d'angoisse, qu'il se réveille enfin...

 

Une femme avec une poussette dont une roue couinait à sa droite, un livreur à vélo sur sa gauche, une camionnette électrique de la Poste garée le long du trottoir...

"Depuis combien de temps les facteurs ont-ils troqués leurs vélos et leurs Clio essence ?" se demanda Gauthier en apercevant le véhicule jaune vif, manquant de renverser le landau et son occupant.

"Vous ne pouvez pas faire attention ?" s'énerva la jeune maman.

"Elle a l'air exténuée..." se dit Gauthier tout en lançant un "Excusez-moi... Un train à prendre !" à la femme qu'il venait de dépasser.

"Elle ne doit pas beaucoup dormir..." songea-t-il tout en tournant sur sa droite, sans réfléchir.

 

Cinquante mètres plus loin, un chantier barrait l'avenue sur la gauche et un groupe d'enfants était agglutiné en face de lui. Gauthier dût donc à nouveau tourner à droite, et il réalisa avec horreur qu'il était revenu à son point de départ. Et que Jane était toujours là, les poings sur les hanches et un air mauvais sur le visage. Elle n'avait visiblement pas apprécié la fuite précipité de son petit ami, et elle semblait bien moins amicale ou encline à l'embrasser. "Tant mieux si elle est furieuse, elle ne va pas m'embrasser au moins" se dit Gauthier qui redoutait de toucher à nouveau la jeune femme. "Mais pourquoi je suis revenu sur mes pas ? C'est complètement stupide !" se réprimanda-t-il avant de prendre conscience d'une évidence qui ne lui avait pas encore sauté aux yeux.      


Le chemin qu'il avait emprunté pour s'enfuir, du moins pour essayer de s'éloigner de Jane, avait été jalonné d'obstacles plus ou moins subtiles qui l'avaient poussé à tourner en rond. Le passage d'un bus, le bip d'un camion qui manœuvrait, un adolescent sur un skate-board, une odeur d'égout désagréable... Tout avait été mis en œuvre pour le déconcentrer et pour le guider vers son point de départ. Et vers Jane. Jane qui ouvrait la bouche, cette cavité glaciale aux relents de mort, pour le tancer.

"C'était quoi, ça ? Ca t'amuse de me faire peur et de disparaître en courant comme un malade alors qu'on est déjà en retard ? T'as quel âge ? 4 ans et demi ? Il fallait me le dire tout de suite si tu ne voulais pas..."

Gauthier ne laissa pas la jeune femme terminer sa phrase. Il lui jeta son sac de sport au visage et il fit volte-face pour prendre les jambes à son cou.

 

Cette fois-ci, son objectif était très clair : la station de métro près de l'université. Trois lignes s'y croisaient, soit six directions possibles pour s'éloigner de ce carrefour maudit où les morts revenaient le hanter...


Gauthier s'engouffra dans la bouche de métro et il descendit les escaliers quatre à quatre, tout en fouillant ses poches à la recherche de sa carte de transport. Il courut jusqu'au tourniquet d'entrée en la tendant devant lui et il passa le portillon en plastique sans ralentir. La lumière artificielle des néons l'éblouissait et le jeune homme faillit se perdre dans les couloirs de la station qu'il ne fréquentait que très rarement. Il distinguait à peine les panneaux vissés sur les murs, et il choisit une couleur et une direction au hasard pour atteindre un quai.

"Après le bruit et l'odeur, voilà que l'image me joue des tours !" se dit Gauthier qui maudissait intérieurement son auteur. "Tu crois vraiment que tu vas m'avoir aussi facilement ? Il ne suffit pas de dérégler un peu la machine pour qu'elle tombe en panne ! Comme si j'allais me laisser faire ? T'es vraiment naïf mon gars !"

 

Le jeune homme arriva sur le quai, pratiquement désert à cette heure de la journée, et il s'assit sur un banc métallique pour reprendre son souffle en attendant l'arrivée de la rame. Tout en essayant de ralentir les battements de son cœur qui semblait sur le point d'exploser, Gauthier restait à l'affut du moindre bruit de pas. Dans un coin de son cerveau, une alarme hurlait en continue, comme si le danger était tout proche. Il était pourtant fort peu probable que Jane ait pu le suivre ! Elle devait encore être sur le trottoir, hébétée, sonnée peut-être par le coup de sac...

 

Le métro entra dans la station dans un vacarme assourdissant. Gauthier se releva péniblement, avec l'étrange sensation d'être fait de plomb plutôt que de chair et de sang. Il se traîna jusqu'à la porte du wagon la plus proche, il concentra toute son énergie dans son bras droit pour le soulever et pour appuyer sur le bouton qui commandait l'ouverture, puis il fit un grand pas pour monter dans la rame. Vidé de sa force, il s'écroula sur une banquette vide et il posa sa tête contre la vitre fraîche. La lumière était toujours aussi violente, c'est pourquoi il ferma les yeux pour se protéger de l'éclairage agressif qui provenait du plafond.

 

Sans que le jeune homme ne s'en rendent réellement compte, tout autour de lui commença à s'estomper. L'intensité de la lumière se réduisit progressivement, les bruits ambiants diminuèrent, les odeurs métalliques du wagon et organiques des autres passagers se dissipèrent, et le siège sur lequel Gauthier était assis devint de plus en plus mou et doux.

 

Le jeune homme était en train de s'endormir.

 

Le monde disparut autour de lui. Dans un premier temps, Gauthier sombra dans l'inconscience, ce monde noir, vide et silencieux dans lequel il n'avait jamais mis les pieds. Quel lecteur aurait envie de tomber sur la description d'un personnage en train de dormir pendant plusieurs pages ? Le jeune homme était pourtant plongé dans cet état étrange où tout lui échappait. Et soudainement, ses sens se réveillèrent. Mais pas lui.

 

Il rêvait.


Gauthier était à la fois pris de panique et fasciné par ce qui était en train de lui arrivait. Des scènes, sans lien les unes avec les autres, s'enchaînaient dans son cerveau. Il avait à la fois l'impression de les vivre, mais aussi d'en être le spectateur involontaire. C'était réel et délirant dans le même temps, comme un film fantastique dans lequel il serait totalement plongé. Les lois de la physique n'existaient plus, le temps s'étirait ou se contractait, et une masse d'information incroyable se bousculait pour atteindre les rives de son subconscient.

 

Des souvenirs heureux se heurtaient à des fantasmes, des hontes refoulées refaisaient surfaces avant d'être chassées par la réminiscence d'épisodes désagréables de sa vie. Gauthier ne pouvait se soustraire à ce flots d'images et de pensées qui semblaient ne jamais vouloir s'arrêter. Il se sentait euphorique quand son rêve s'emplissait d'images positives, et il tentait de fuir sans le pouvoir quand le négatif prenait le dessus. Il était incapable de réfléchir à ce qui était en train de lui arriver. Une seule question s'imposait au milieu du chaos : ce maelström aurait-il une fin ?

 

Un passager du métro se chargea de stopper le rêve de Gauthier en le secouant par le bras. Le jeune homme, dérouté par cette expérience nouvelle, s'était tellement agité sur son siège qu'il avait fini par inquiéter un autre occupant de la rame. Le jeune homme ouvrit les yeux et vit :

 

1/ Cédric

2/ son voisin

 

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