Elément perturbateur - Episode 7

Le sang de Gauthier se glaça dans ses veines. D'étrange et périlleuse, la situation était devenue carrément dangereuse. Pris de panique, le jeune homme était paralysé sur place, incapable de réagir, de fuir, ou de se défendre. La jeune femme n'avait pas l'air particulièrement agressive, elle semblait plutôt perdue et désespérée. Mais cela n'avait rien de rassurant : elle était prête à tout, incontestablement, même à le blesser. Ou pire encore...

"Arrête !" cria Gauthier, qui s'il avait perdu l'usage de ses jambes, pouvait encore utiliser sa langue pour tenter de se défendre. Jane hocha la tête pour signifier qu'elle n'avait pas l'attention de s'arrêter et continua à avancer lentement vers lui, tenant le morceau de verre à hauteur de son visage.

"Jane, on va trouver une solution ! Tout va bien se passer ! Lâchez ça, on va se poser dans le salon, tranquille..."

Nouveau hochement de tête de la jeune femme, nouvelle tentative du jeune homme pour bouger. Infructueuse, une fois encore.

"On peut discuter, non ? Rien ne presse ! Je suis avec vous !"

La jeune femme leva les yeux au ciel, comme si elle voulait lui dire "cause toujours !". Son silence était angoissant et Gauthier cherchait à le briser par tous les moyens.

"Je vais vous aider ! Vous êtes venue me trouver pour que je vous sauve, alors je vais vous sauver ! On fait comme ça ?"

Une fois de plus, Jane répondit d'un regard qui signifiait "faut pas me prendre pour une cruche". Elle ne s'arrêtait pas. La cuisine n'étant pas très grande, elle n'était plus qu'à un mètre de Gauthier.    

L'instinct de survie du jeune homme prit le dessus, enfin. Les premiers musclent qui se réveillèrent furent ceux de sa nuque, ce qui lui permit de tourner la tête pour balayer la pièce du regard, en quête d'une arme ou, tout du moins, d'un objet quelconque lui permettant de se défendre. Sans qu'il ne le décide lui-même, sa main droite saisit une lourde planche à découper en bois qui était posée sur le plan de travail derrière lui. Il brandit ce bouclier de fortune devant lui tout en faisant un pas de côté pour tenter de sortir.

"Bien joué !" lança Jane en lâchant le morceau de verre qui tomba sur le carrelage en tintant. Gauthier entendit l'entendit se briser un mille morceaux, mais cela ne lui fit pas baisser le bras.

"Pas la peine de m'assommer, je faisais un test. Après, je me doutais de l'issue de mon attaque..."

Tout en gardant la planche devant lui, Gauthier, à bout de nerfs, hurla :

"Mais t'es complètement dingue !"

"Oh ça va ! Je voulais juste valider une hypothèse... Vérifier une théorie, quoi ! Pas de chance, c'est toi ma souris de laboratoire. En tout cas, je n'ai jamais voulu te faire de mal, et je ne pense pas que j'y serais arrivé, même si ça avait été mon intention, alors..."

"Je ne suis pas un putain de cochon d'Inde bordel !"

"Je crois qu'ils utilisent plutôt des cobayes... D'où leur nom, remarque."

"Ne me dis pas qu'on va parler rongeurs après ce qui vient de se passer !"

"Calme-toi donc, tout va bien ! Et même mieux qu'avant, je dirais..."

"Mieux qu'avant ?"

"Ben oui, tu me tutoies maintenant."

Jane ponctua sa dernière phrase d'un clin d'œil et d'un petit sourire qui plongèrent Gauthier dans une rage folle.  

"Qu'est-ce qu'on s'en fout ! J'ai eu la peur de ma vie ! Qui se jette sur les gens avec un morceau de verre dans la main, à part une cinglée ?"

"Oh, remets-toi ! Et arrête de crier, les murs ne sont pas épais dans ce genre d'immeuble, on va se faire repérer. J'ose espérer que tu as compris que je ne tenais pas particulièrement à voir débarquer les flics. Alors on respire et on va tranquillement s'asseoir dans le canapé pour reprendre ses esprits !"

"Non. Ca suffit les conneries. Tu te casses d'ici et tu sors de ma vie, compris ?"

"Hum... pas sûr que ça marche... Si je refuse et que je reste ici, tu vas devoir me supporter encore un petit moment. Si je sors, en revanche, je vais me faire tuer, si je me fais tuer, tu vas devoir enquêter sur ma mort, et si tu enquêtes sur ma mort... Je reviens dans ta vie. Le problème insoluble, quoi."

"Pourquoi est-ce que tu te ferais tuer au juste ? Tu es menacée ? Tu t'es échappée d'un réseau de prostitution ? Tu trafiques ? Ton mec est violent ? C'est quoi l'histoire ?"

"L'histoire ? C'est ton histoire, et moi, je suis juste une victime faire-valoir."

"Quoi ?"

"Je meurs, tu cherches qui m'a tuée, tu le trouves, tu es le héros. Comme d'habitude."

"Mais je ne suis le héros de rien du tout..."

"Détrompe-toi. Il reste du café ?"

"Non, mon pote à une machine à capsules... Mais on s'en fiche ! C'est quoi cette histoire de héros ?"

"Ouh là, c'est un peu complexe, on ferait mieux de s'asseoir."

Jane se dirigea vers le salon où elle s'installa confortablement dans le canapé en calant son dos avec un coussin. Gauthier la suivit, la planche à découper toujours dans la main, et s'assit à l'autre bout de sofa, mettant un maximum de distance entre lui et la jeune femme. Cette dernière pouffa en remarquant l'ustensile de cuisine en bois que le jeune homme ne semblait pas vouloir lâcher.

"C'est bon, c'est fini, c'était pour de faux ! Pas la peine de garder ça ! A moins que tu es l'intention de découper un poulet..."

"Je prends mes précautions..."

"Je peux t'assurer qu'il ne t'arrivera rien. C'est bien simple, à toi, il ne peut rien arriver. Et je suis certaine que tu le sais. Inconsciemment, peut-être, mais tu le sais."

"C'est ridicule. Il m'arrive plein de trucs, tout le temps, et pas que des choses agréables ! Tiens, je me suis cassé une jambe, en classe de neige, en CM2 ! C'est pas la preuve que je ne suis pas invincible, ça ?"

"Et c'est arrivé comment exactement ?"

"Un gars de ma classe m'est rentré dedans dans une descente et j'ai heurté un sapin à pleine vitesse."

"Et il est arrivé quand, cet accident ?"

"Deux jours avant le retour..."

"Donc, tu as profité de ton séjour et tu as été blessé par un autre mec. J'imagine que tout le monde devait être aux petits soins avec toi et que toutes les filles de ta classe ont signé ton plâtre ?"

"Oui... Mais où veux-tu en venir au juste ?"

"Tu étais le héros de l'aventure. Le garçon avec une jambe dans le plâtre qui avait une histoire à raconter... Comme d'habitude."

"N'importe quoi."

"Fouille donc dans ta mémoire, et tu verras que des anecdotes comme ça, tu en as des tonnes en stock ! Je suis persuadée que tu es le genre de type qui a toujours quelque chose d'original et de palpitant à raconter dans les soirées. Je me trompe ?"

"Je suis sociable, voilà tout !"

"Réfléchis bien, Gauthier, réfléchis bien !"

Le jeune homme, de mauvaise grâce, prit tout de même un instant pour penser à ce que venait de dire la jeune femme. Il réalisa avec surprise que Jane avait raison : ce qu'elle décrivait était vrai. Mais comment pouvait-elle le savoir, étant donné qu'ils ne se connaissaient pas ? il n'y avait décidemment qu'un moyen de le savoir.

"OK, je reconnais que ce que tu dis est vrai. Alors j'ai une petite question pour toi : comment tu le sais ?"

"Facile. Et je te l'ai déjà dit. Tu es le héros de l'histoire. Tu as des milliers de souvenirs et des tas de trucs palpitants te sont arrivés dans ta vie. C'est comme ça que ça marche. Le récit est centré sur le personnage principal, les seconds rôles passent dans sa vie, et les figurants, comme moi, ne servent qu'à faire avancer l'intrigue. Contrairement à toi, je n'ai pas besoin d'avoir un background, je n'ai pas de famille, je n'ai pas... de vie ! Tu n'aurais même pas dû me voir vivante, à la base ! Je ne suis pas grand chose, juste un élément perturbateur servant enclencher une nouvelle péripétie dans ton histoire, Gauthier."

"Pourquoi est-ce que tu me parle de récit ?"

"Parce que nous sommes dans une fiction, mon gars. Nous sommes des personnages, tout comme les policiers qui me pourchassaient ce matin, tout comme les gens au centre commercial ou dans le parc, tout comme... Les étudiants de ta promo, ta boulangère, ton facteur, ta mère... Nous faisons tous partie d'une histoire dont tu es le point central. Voilà."   

1 : Gauthier ouvrit de grands yeux

2 : Gauthier se mit à rire