ELKGROVE AVENUE 20
Jacques Penna
Elkgrove avenue 20
Trevor Cook dut bientôt quitter Las Vegas pour cause de santé. Tous ses Havanes fumés durant une vie bien remplie avaient fini par creuser en lui un petit nid douillet pour le cancer de la gorge.
Comme il ne souhaitait pas spécialement être opéré sur le tas, d'autant qu'à Londres ; son gendre était un chirurgien renommé, Cook rentra au bercail.
Je reçu la lourde tâche de cumuler mes activités marketing avec celles de Cook, c'est-à-dire gérer le laboratoire, en attendant une décision parisienne.
Puis je fus averti de la venue de Levy sur le sol californien. Cette idée ne me remplissait pas vraiment de joie, car l'homme exsudait la méchanceté, la perversion, la turpitude, le sadisme, le fiel et la malfaisance. Physiquement, il ressemblait à Nosfératu, moralement il évoquait Nosfératu. Lorsqu'on était en sa présence, on avait l'impression d'être en contact avec le sumac vénéneux. On ne savait d'ailleurs jamais si l'on allait ressortir entier d'une conversation avec lui. Il avait le don de vous observer de ses petits yeux de boa constrictor, le doigt sur la gâchette du siège éjectable, se délectant de ce pouvoir absolu sur ses subordonnés. Car son activité préféré c'était de virer son personnel, de le mettre au placard à balai, comme il le disait lui-même. Sur l'échiquier de la société, il déplaçait ses employés à vau-l'eau, selon son bon vouloir ; d'ailleurs en parlant de lui-même il disait « nous », comme Louis XIV.
A midi, nous fûmes conviés, Roudergue et moi, au restaurant « Hamburger Hamlet » de Beverly Hills. Levy avait choisi ce restaurant de hamburgers, un cran au-dessus de McDonald.
Nous nous installâmes donc face à Nosfératu qui nous passa la carte du menu. Pendant que nous faisions notre choix, le capo dei capi nous observait d'un regard de carnassier. La serveuse, une bimbo à la poitrine botoxée, vint nous servir puis s'éloigna, en tortillant du popotin, sous le regard admiratif de Roudergue.
Levy s'empara de son hamburger qu'il badigeonna sans retenue de moutarde ; cette moutarde américaine doucereuse et sucrée qui surprend toujours défavorablement les papilles gustatives des européens qui y goûtent pour la première fois.
-Everything OK ? (Tout va bien) Demanda la bimbo, de retour à notre table.
Nous hochions tous de chef.
-Wine ?
-I don't drink… Wine ! Répondit Nosfératu.
Puis, Levy continua d'asperger le hamburger de moutarde.
-Vous aimez cette moutarde, monsieur Levy ? Demanda Roudergue en grimaçant.
-Mais vous, monsieur Roudergue, vous n'aimez pas cette moutarde ?
-Non ! Pas du tout ! Je la trouve même infâme !
-Et bien monsieur Roudergue, si vous n'aimez pas la moutarde américaine, vous ne pouvez pas aimer les américains ! Et si vous n'aimez pas les américains ; vous ne pouvez pas vendre au américains ! Donc vous nous êtes inutile et nous vous virons sur le champ !
Cette phrase tomba sur la tête de Roudergue comme un coup de massue. J'étais moi-même sidéré par cette décision.
Levy se leva sans plus rien dire sinon « Penna, je vous attends dans ma chambre d'hôtel ! »
Je laissais Roudergue ahuri puis rejoignais Levy, au Beverly Hills Hotel. Il me dit tout de suite.
-Ce Roudergue n'est qu'un petit prétentieux ! Je ne veux plus le voir ici !
-Cependant, monsieur Levy, il a un contrat ! Vous devez le reprendre à Paris !
-Placard à balai ! Lança-t-il avant d'ajouter, cela va sans dire, vous reprenez la direction générale du laboratoire.
L'idée ne me fit pas bondir de joie, mais je ne pouvais pas refuser cette promotion, au risque de partager le sort de Roudergue.
Lorsque je quittais cet asile de fou, la tête me tournait encore.
Je rentrais chez moi, sans savoir si c'était du lard ou du cochon. La chanson de Bobby Lapointe me trottait dans la tête. Elle illustrait parfaitement l'absurdité de la situation.
« Mon fils, tu as déjà soixante ans
Ta vieill'maman sucre les fraises
On ne veut plus d'elle au trapèze
A toi de travailler, il serait temps
Moi je veux jouer de l'hélicon
Pon pon pon pon »