ELKGROVE AVENUE 5
Jacques Penna
J'avais décidé d'emmener William au cinéma. Je lui passais ainsi le virus. Mais il y a virus et virus, le virus de la culture est un bon virus, un virus indispensable à un bon développement intellectuel. Je n'ai pas réussi à lui passer le virus de la lecture, mais on ne peut pas tout réussir.
L'enfant remonta de la cour après avoir joué avec ses camarades.
-Papa, papa ! Y'a une dame qui t'as mis un pavé sur ton parebrise !
-Oh putain ! Fis-je contrarié.
Je dévalais les trois étages, visualisant mon parebrise en miette. Une fois dans la cour, je passais le portail et m'élançais jusqu'à ma voiture.
Bon, le pavé, c'était un P.V. ; cependant ça ne me remontait pas le moral, j'allais devoir casser ma tirelire. J'eu préféré que ce fut au profit de « Carglass », au moins, ils m'auraient remplacé mes balais d'essuie-glace à l'œil.
On prit le métro, je tenais mon fils par la main. Nous nous installâmes dans un wagon, debout le dos contre la portière inverse, les places assises étant toutes occupées. Je lâchais la main de mon fils pour consulter « Pariscope ». Lorsque je voulus la lui reprendre, je m'aperçus que le môme donnait la main à une illustre inconnue qui se trouvait à côté de lui. La nature a horreur du vide, comme disait Aristote.
-Mais enfin William lâche la main de cette dame que tu ne connais pas !
-Une main, c'est une main ! Me rétorqua l'enfant, plein de bon sens.
J'ai toujours été admiratif devant le talent inné qu'ont les enfants pour la philosophie…. « Une main, c'est une main »… Quoi de plus logique…Martin Heidegger n'aurait pas renié cette vérité suprême…
Nous descendions à la station « Blanche ». A trois cents mètres de là, la salle de cinéma du Moulin Rouge nous tendait les bras. J'admirais au passage les détails de ce célèbre cabaret parisien, dont les décors avaient été pensés par Edouard-Jean Niermans, l'architecte de la « café-society ».
Sur la devanture du cinéma, Victor Mature bandait ses muscles pour faire s'écrouler les colonnes du temple. Au-dessus, en lettres monumentales, on pouvait décrypter : « SAMSON ET DALILA »… Une aventure biblique, comme si on y était…
Et c'est avec le film de Cecil B. De Mille que William découvrit pour la première fois le cinéma. Je lui devais bien ça, à mon fils, un classique de ce genre. Pendant près de trois heures, l'enfant fut submergé d'images fabuleuses, des images dont il ne pouvait soupçonner l'existence. J'avais moi-même été initié par la sœur au cinéma à travers des films tels « Hondo » de John Farrow, en 3D, « Shane » de George Stevens. Il y avait là un enfant avec qui je m'étais identifié ; « Davy Crockett, king of the wild frontier » de Norman Foster (un ancien collaborateur d'Orson Welles) que j'avais vu dans un cinéma près de la Gare Saint Lazare, un toque de trappeur en fourrure sur le crâne, ou encore « O'Cangaceiro » de Lima Barreto et sa musique entêtante.
La tête encore pleine d'images phénoménales, mon fils resta silencieux jusqu'à la gare de Rueil Malmaison.
-Alors qu'est-ce que t'as vu, mon chéri ? Lui demanda sa mère.
-Sans son lilas ! Répondit immédiatement le bambin, ajoutant ainsi une note incongrue à la fiche technique du film qu'il venait de voir.