Elle l'attend

jeanne-suzanne

Court récit d'une attente dans une gare.

Elle a posé sa valise à côté d'elle. Sourire aux lèvres, écouteurs enfoncés dans les oreilles. Elle l'attend. Elle va venir. Elle est exactement là où elle lui a dit d'être. Elle sourit, un beau sourire, sincère et joyeux, un sourire à rendre jaloux les voyageurs pressés et solitaires. Elle l'attend. Pour lui faire plaisir, elle a mis l'écharpe qu'elle lui a offerte, celle à grosses rayures achetée ensemble le mois dernier à Lyon. Et pour Noël, elle lui en a acheté une avec des pois, dans les mêmes couleurs que la sienne. Elle y repense et ça la fait sourire. Son cadeau est dans la valise, elle espère que l'emballage n'a pas trop souffert pendant le voyage. Elle a dû un peu forcer pour que tout rentre : les livres (six), les pantalons (quatre, on ne sait jamais), les pulls (deux), les gilets (deux), les chaussures de villes, celles de campagne, la trousse de toilette, la serviette (elle ne savait pas si elle devaient en prendre une)...

Elle est un peu en retard mais elle sait qu'elle va venir. Elle est exactement là où elle doit être. Exactement. Avec son sourire aux lèvres, les mains dans les poches et les écouteurs dans les oreilles. Elle repense qu'elle n'a jamais été aussi en avance pour prendre le train. D'ordinaire, elle arrive toujours une minute avant l'horaire, elle a même déjà raté des trains, mais aujourd'hui, c'est différent, elle est partie tôt, elle a pris son temps, elle l'attendait déjà et ça la faisait sourire.

Elle est contente, en fait, qu'elle soit en retard. Elle trouve cela romantique de la voir arriver. Elle regarde les voyageurs passer, elle scrute les silhouettes, elle épie les démarches, elle l'attend et elle est contente de l'attendre, d'être celle qui est arrivée la première pour pouvoir la regarder venir vers elle et surprendre sur son visage le moment où elle la verra.

Elle a aussi le cadeau pour ses parents à elle. Elle a longtemps hésité. Quoi apporter ? Quoi offrir ? Elle ne les connaît pas, elle les rencontre pour la première fois. Boivent-ils du vin ? Le champagne est peut-être plus approprié, non ? Du pain d'épices ? Des calissons ? Un livre ? Un CD ? Elle en a parlé avec sa mère, elle est toujours de bon conseil. Du vin, ça fait toujours plaisir. Prends donc un Bourgogne. Alors, voilà, dans sa valise, il y a un Beaune premier cru et elle espère que la bouteille ne s'est pas brisée sous le poids du reste. Elle a fait attention en la posant dans les compartiments pour bagages du train, mais les autres voyageurs n'ont peut-être pas été aussi précautionneux.

Elle attend celle qu'elle aime. Dix minutes de retard. Se serait-elle trompée d'endroit ? Non, elle lui a fait répéter. Devant la gare, tu verras, il y a « le bistrot de la gare ». Elle se souvent d'avoir pensé que ce n'était même pas étonnant, un tel bar devant une gare. Elle est devant ce bar qui ressemble à n'importe quel bar dans une gare. Tu m'attends là, c'est juste en face de l'arrêt de bus, tu te souviendras ?

Oui, elle s'en souvient, elle est là devant le bar, devant sa devanture vieillie par le temps et la pluie, sa devanture grise et ses banquettes rouges et usées, ses tables rondes ou carrées, toutes marron. Ça la rend triste, son sourire se fane un peu. Mais bien vite, elle se dit que ce bar minable a été témoin de milliers de rencontres, de milliers de retrouvailles, de cet instant où deux personnes se retrouvent et se serrent l'une contre l'autre. D'un coup, ce n'est plus un bar minable, c'est un bar témoin de rencontres, un bar qui voit la solitude se défaire parce qu'on a retrouvé l'autre.

La grande aiguille de l'horloge de la gare lui indique le retard de son amour. Lui a-t-elle bien précisé son heure d'arrivée ? Oui, oui, bien sûr, 15h21. Facile à retenir, 21 comme mon anniversaire ! Il y avait peut-être de la circulation en ville ? Nous sommes le 26 décembre et le trafic est assez important, même le train était bondé. Ça l'avait surprise.

Elle a envie de plonger sa main dans la poche avant de son sac et de regarder son portable. Mais, ce serait trop facile et puis, elle le sait, elle va arriver. Elle lui fait confiance. Elle va venir, elle est en route. Elle est juste un peu en retard. Elle arrive, c'est prévu, elle vient. Elle le sait. C'est juste un peu de retard, trois fois rien, elle lui expliquera.

Alors, elle renonce, elle ne regarde pas l'écran de son portable, elle reste dans l'incertitude et dans l'espoir. Le bar lui semble quand même de plus en plus glauque et sordide. Elle enlève ses écouteurs, comme pour mieux l'entendre arriver. Elle enroule les fils autour de son pouce. Elle sent sa poche vibrer. Un message.

« Ne m'attends pas. Je ne viendrai pas. Désolée. Ne m'en veux pas. Je ne peux pas. »

Elle range son téléphone, le bar miteux lui rejette sa solitude à la figure, elle regarde les horaires. Elle prendra le prochain train pour Bordeaux.

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