Éloignez-vous de la bordure du quai, s'il vous plait
Zoé Lombard
« Attention, Mesdames et Messieurs, le RER entre en gare. Eloignez-vous de la bordure du quai s'il vous plait… »
Il est 8h10, c'est le moment que je préfère de ma journée. J'entre en scène et, d'un coup, tous les regards se tournent vers moi. La foule qui se masse sur le quai étroit est suspendue à mes lèvres, je leur intime de s'arrêter et ils obéissent. Si je leur dis de monter, ils s'exécutent. Je suis le maître de ballet, le chef d'orchestre de la symphonie de leurs soupirs, de leurs impatiences et de leurs éclats.
Faut pas croire, on voit de tout aux heures de pointe sur la plateforme souterraine de la Gare du Nord. De jeunes étudiants en partance pour la fac, des cadres pressés, serrés dans leurs costumes, des employés modèles et d'autres en retard, des fonctionnaires zélés, des ingénieurs fanés, des marchands fatigués. Pendus à leur téléphone ou jouant sur leur tablette, certains lisent ou certains dorment. Quelques-uns s'hasardent même à discuter, attirant l'attention de leurs voisins les plus curieux.
C'est vrai qu'à cette heure-ci, il est plutôt rare d'apercevoir une poussette parmi la masse des voyageurs. Mais quand il y en a une, la scène vaut le coup d'œil ! La marée humaine se contracte un instant avant de s'écarter pour laisser passer l'engin sous une pluie de regards noirs. « Il n'y a pas de place Madame, attendez le suivant… ». Déterminée, souvent rompue à l'exercice, la femme ne se laisse pas intimider et fonce dans le tas -tête baissée pour ne pas affronter les reproches qui affleurent sur toutes les lèvres. Ça pousse, ça écrase, ça tempête, ça s'énerve mais, chose incroyable, ça finit toujours par rentrer.
Et moi je suis là, parfois de loin à observer les mouvements de cette foule ininterrompue qui prend d'assaut chaque train, minute après minute et d'autres fois -et ce sont les moments que je préfère- je me trouve dans l'arène et je me balade au contact de ces gens, je parade, je me pavane, j'aime bien ça.
Bon, je vous raconte comme ça des histoires, mais attention, on prend notre rôle très à cœur. On veille au bon déroulé des opérations avec sérieux.
Oh moi, je ne fais pas grand-chose. Je ne suis qu'un haut-parleur. Oui, un haut-parleur, celui de la speakerine du RER B. « Qui ça ? », vous allez me dire, cherchez bien dans votre mémoire… Je suis sûr que vous l'avez déjà entendue. A son poste matin et soir, elle règne d'une main de maitre sur le trafic humain de la plateforme 2b, dans les entrailles de la Gare du Nord.
Sous terre elle s'active et assène invariablement des phrases toutes faites comme « Laissez les passagers descendre avant de monter » ou « Attention à la fermeture des portes ». De sa voix rauque, légèrement pincée, elle tient en alerte tout le bataillon.
J'sais pas vous mais moi, je la trouve bien courageuse cette oratrice souterraine. Je suis même plutôt fier d'être son porte-parole. On forme une sacrée équipe tous les deux. Avant qu'elle arrive, c'était un vieux monsieur qui me trimballait d'un bout à l'autre du quai. Ses poils de barbe me chatouillaient quand il approchait ses lèvres du micro. Il n'était pas méchant, mais il laissait les gens indifférents. On était invisibles, presqu'une voix préenregistrée. Avec Charlène, c'est différent. Elle s'investit vraiment tous les matins, elle donne tout. A elle toute seule, on dirait qu'elle incarne le RER B. Et ça, c'est vrai que c'est pas facile.
Moi, déjà, je sens que je faiblis. L'autre jour, le responsable technique a dit à Charlène qu'il avait déjà dû me changer deux fois la batterie au cours du dernier mois. Je n'ai pas tout saisi à son charabia mais j'ai compris que ce n'était pas bon signe, que c'était bientôt la fin. J'ai peur de la suite. Mon ancien voisin de la réserve centrale m'avait raconté l'histoire d'un haut-parleur en fin de vie qui avait été démonté pour être reconstitué sous forme de grille-pain.
Vous imaginez-vous, la speakerine du RER B avec un grille-pain en guise de métro ? La valse continue des voyageurs débarquant ou embarquant à quai ponctuée de jets de tartines grillées ? Le monde marcherait vraiment sur la tête...
Ah non ça vaut pas le coup de s'"éloigner, il est très bien votre haut parleur !
· Il y a environ 9 ans ·erge
Merci, c'est encourageant !
· Il y a environ 9 ans ·Zoé Lombard