Emilienne
Bernard Delzons
Émilie :
Je suis une vieille femme. Je m'appelle Émilie. Je viens d'avoir quatre-vingts ans. Certains disent que je n'ai pas toute ma tête. Moi je peux vous dire qu'elle marche encore assez bien pour percevoir toutes les bêtises qu'on entend chaque jour. Je suis installé dans un petit appartement d'une résidence pour personnes âgées depuis un an. J'avais un grand jardin rempli de fleurs de toute sorte. C'était beaucoup de travail et j'avais des vertiges , c'est ce qui m'a décidé à faire ce saut dans l'inconnu. Je n'ai jamais aimé faire la cuisine, aussi je suis très heureuse de ne plus avoir à le faire. Et dans l'ensemble les repas sont corrects.
Le plus difficile a été de m'adapter et trouver mes repères avec les autres pensionnaires. Il y a une majorité de femmes mais heureusement quelques hommes. C'est avec eux que je m'entends le mieux. Il y en a bien un qui a voulu me montrer son service trois pièces, mais il y a longtemps que ça ne m'intéresse plus, aussi il a été éconduit sans frais. Mais j'ai deux admirateurs avec qui je suis complice. Il y a d'abord Edgar mon poète, il me lit des poèmes, mais c'est surtout quand il me dit des mots doux que mon corps frissonne. Firmin, en vérité, je devrais dire « Firmine », il est d'origine espagnole, est mon informaticien particulier. Il m'a appris à me servir d'Internet. Il m'a installé Facebook et il voulait me mettre aussi “Tweeter”, mais j'ai refusé, je ne vais quand même pas rivaliser avec Donald Trump ! Au début je me suis bien amusé avec Facebook, mais je me suis vite lassée. Je recevais sans arrêt des publicités pour faire des tricots ou des ouvrages de couture, sans doute à cause de mon âge !. J'ai surtout vite été énervée par les commentaires que font les gens, chacun croit qu'il détient la vérité et qu'il a raison contre tous les autres. Quand il s'agit de politique, je “Zappe”, vous voyez je suis moderne.
J'ai quand même une ou deux copines avec qui je refais le monde et on ne se prive pas de faire des remarques sur nos compagnons de résidence, de vraies gamines, vous dis-je..
J'ai été mariée avec le même homme pendant trente-cinq ans, puis un jour, il est parti doucement. Je l'ai beaucoup aimé, mais avec le temps, il a eu quelques aventures. J'aurais pu m'en désespérer. Mais non, j'ai décidé d'en faire autant et de préférence de choisir des hommes plus jeunes que moi. J'étais plutôt belle femme, aussi j'ai eu un certain succès. Je faisais ça discrètement pour ne pas faire de mal à mon époux. Je pensais que la différence d'âge n'avait pas d'importance, mais il a fallu se rendre à l'évidence, si tout se passe bien à certains âges, à un moment, les hormones ne marchent plus au même tempo et l'harmonie des couples ne fonctionne plus.
J'ai eu un fils, Je pense que j'ai été une bonne mère. Je me suis beaucoup occupée de lui, mais en lui laissant une assez grande liberté. Quand il s'est marié, j'étais très contente jusqu'au moment où il m'a annoncé que sa fiancée était croate. J'avais peur qu'ils partent là-bas et que mes petits enfants grandissent loin de moi. Ça na pas été le cas et ma belle fille est adorable. Ils ont un garçon et une fille. Le garçon est « Gay » comme on dit maintenant. Mon fils était furieux et il a même un temps rejeté le gamin qui est venu se réfugier chez moi. On est devenu très complices tous les deux. J'ai été la première à connaître son petit ami. Il est charmant, aussi j'ai organisé une petite fête pour mon anniversaire. Quand mon petit-fils est arrivé avec son copain, j'ai cru que son père allait péter les plombs (vous voyez je suis jeune). Paulo est allé vers son père et l'a embrassé. Mon couillon de fils s'est mis à chialer, puis il a pris le gamin dans ses bras. Fabien était resté à l'écart, sur la réserve et très tendu. Mais Jacques s'est avancé vers lui et lui a tendu les bras. Tout le monde avait les yeux mouillés.
Aujourd'hui je suis triste, je viens d'apprendre que ma cousine Fernande est décédée. Elle avait l'Alzheimer, la pauvre. La dernière fois que je l'ai vue, elle ne m'avait pas reconnue, elle me prenait pour ma mère. Je perds la mémoire, j'espère que ce n'est pas la même chose qui m'arrive.
Pour m'occuper, quand je ne suis pas avec mes amoureux, je fais de la peinture et j'ai même fait une exposition dans le salon de la résidence. Vous ne me croirez peut-être pas, mais j'ai vendu tous mes tableaux. Ça égaille les murs blancs des appartements, voilà la vraie raison plutôt que mon talent.
A midi on nous a présentés un petit nouveau. C'est un bel homme. Il m'a bien regardée. Je vais essayer de m'assoir à côté de lui au déjeuner. Mais ça ne sera pas possible, les enfants viennent me voir. La Patricia, va se précipiter. Heureusement elle est bêtasse. J'attaquerai demain.
C'est ce que j'ai fait. On a tout de suite bavardé avec plaisir. Il est auvergnat, il était professeur de français, il écrit des contes. Vous vous rendez compte ! Je lui faisais du charme avec un peu trop d'insistance. Alors il m'a regardée droit dans les yeux et il a dit : « Je vous aime bien, Emilie, mais je suis « Gay ». Puis il a souri, et il a ajouté : « je pense qu'on peut-être de bons amis, non ? »
J'étais furieuse, j'avais accepté mon petit fils, mais je me sentais frustrée de ne pas pouvoir entamer une relation amoureuse. Si j'avais pu, j'aurais tourné les talons sans demander mon reste. Une femme est arrivée pour lui faire la cour. Alors j'ai pris plaisir à la voir faire, connaissant d'ores et déjà le résultat de ses avances. Je me tenais un peu à l'écart, mais pas trop loin. Il m'a regardée et il m'a fait un clin d'œil. En un instant je lui avais pardonné et je venais de comprendre qu'il voulait réellement que nous devenions ami. Je lui ai présenté mes deux amoureux et nous faisons des parties de cartes endiablées.
Je suis une vieille femme , par moment je perds un peu la tête. Je ne sais plus si on est aujourd'hui ou hier ou demain. Je m'appelle Émilie. Je viens d'avoir quatre-vingts ans. Mon mari va me rejoindre pour aller déjeuner au restaurant. C'est encore un bel homme. Certains disent qu'il est homosexuel. Je vous garantis que non, nous avons eu quatre enfants. Tiens voilà le curé. Il s'approche, je le connais, ah oui c'est mon fils. Je perds la tête c'est malheureux, moi, une si belle femme diplômée de la faculté.
- Alors Émilie comment ça va aujourd'hui ?
- Mais très bien cher monsieur, mais qui êtes vous ?
- Je suis votre aide soignant.
- Mais je vais très bien, je n'ai besoin de personne.
- Votre petit fils va venir vous voir.
- Mon petit-fils ?
- Oui votre petit-fils.
- Jacques ?
- Jacques, c'est votre fils.
- Mon fils, Il ne vient pas ?
Je me suis levée et tout à coup, tout est redevenu clair, je savais qui j'étais et qui était Paulo. Je savais où j'étais, mais ce n'étais pas une résidence pour Séniors, c'était un EHPAD, On m'avait mise là parce que je me perdais dans la rue.
On vient me chercher pour aller au restaurant.
Je donne le bras à mon père, c'est le jour de mon mariage, j'ai mis ma plus belle robe, c'est la guerre.
On entre dans la salle, il y a un énorme bouquet. J'entends des applaudissements. Un homme parle :
« Émilie, vous êtes notre doyenne, nous sommes heureux de célébrer avec vous, vos cent ans. »
Je n'écoute plus, je vois mon fils se rapprocher. Il m'embrasse et me serre dans ses bras.
- Bonjour Mamie c'est une belle fête.
- Mais où est ton père ?
- Mamie rappelle toi, il est mort, il y a cinq ans.
- On ne me l'a jamais dit. Et cette jeune femme à côté de toi qui est-ce ? Ta fiancée ?
- C'est Fanny ma sœur, ta petite fille.
- Fanny, je me souviens, elle jouait avec Rému.
- Ta petite fille.
- Viens ici ma chérie, il faut que je t'embrasse.
Le maire arrive avec un bouquet. Il s'approche pour dire quelque chose. Paulo, le prend par le bras et l'éloigne.
C'est un bel homme, si j'avais dix ans de moins, je lui aurais bien fais la cour. C'est triste de vieillir. Quelle joie de te voir ma petite Fanny. Mais où est ton père ?