Emportés par la tempête

Zoé Winter

Pendant un instant, il n’y avait que ça, pas sa colère, pas son envie de mourir, pas son avenir, seulement la blancheur de la douleur.

J'ai écrit un chapitre bonus au roman Emportés par la tempête ~

Attention, sujets difficiles : tentative de suicide et dépression

Illustration : https://www.deviantart.com/naarci/art/Smoke-in-the-sky-897543141

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 6 août 2023

 Drystan grogna devant un bol de café comme si ça allait le faire disparaître. Derrière lui, son père faisait des allers-retours entre l'entrée et le salon, récupérant ses chaussures d'un côté, sa veste de l'autre, ses clefs sur la table.

– Merde, merde, merde, je suis en retard ! paniquait-il.

– Comme tous les matins, aida gracieusement Drystan, qui s'enfonçait le visage entre les mains.

– Bon, je crois que j'ai tout. À ce soir ! Oublie pas d'aller à l'école !

La porte claqua, laissant l'adolescent dans le silence. Il fixa son bol, et la mixture noire qu'il contenait, pendant un long moment. La lumière électrique jaune provenant de l'ampoule nue au-dessus de lui faisait mal aux yeux, mais il n'avait pas envie de l'éteindre et de se retrouver dans le noir. Il aperçut un paquet de tabac et des feuilles à rouler sur un coin de la table, et il se motiva à étendre le bras pour les atteindre. Il se roula une cigarette et la fuma lentement, ses narines se remplissant de fumée pour cacher l'odeur âcre de la maison. Il entendait des voitures passer régulièrement dehors, un cycliste fit crisser ses freins ; le jour devait déjà être levé, il devait être sept heures passées, peut-être huit. Il se recoucherait bien, mais il devait partir, il ne savait plus vraiment où.

Sa cigarette était finie. Dans son café, son visage se reflétait alors il jeta son mégot dedans pour ne plus le voir. Il se leva lentement et apporta son bol jusqu'à l'évier en traînant des pieds. Des miettes s'y collaient, mais c'était si habituel qu'il ne le remarqua pas. Il y vida sa boisson, rinça le bol en évitant la vaisselle sale entassée puis le posa sur la table de travail encombrée. La cafetière était vide, elle méritait aussi un coup d'eau, mais il l'ignora. Il passa dans le couloir et monta les escaliers, ses doigts frottant le papier peint déchiré.

Dans sa chambre, il alluma la lampe de son bureau. Il passa un vague regard sur les vêtements abandonnés au sol, avant de se diriger vers son armoire. Il y jeta un coup d'œil, toucha du doigt un tissu, puis referma la porte en soupirant. Le silence lui pesait. Il se tourna vers son lit, s'y écroula ; il trouva par terre à côté son portable et le fit sortir de veille. La date du jour lui apprit qu'il avait loupé la pré-rentrée ; elle avait eu lieu la veille. Pas de message de Sylvestre, qui avait aussi dû oublier d'aller au lycée, le connaissant. Il ouvrit ses mails, trouva l'heure de son premier cours, et soupira encore parce qu'il était déjà en retard. Il grogna et attrapa des habits à portée de bras. Il se changea rapidement, balança quelques feuilles et un crayon dans son sac et se retrouva debout au milieu de sa chambre, son sac à la main.

Il était temps d'y aller.

Ses jambes étaient lourdes. Le silence l'écrasait. Il ne se sentait pas très bien, peut-être à cause de son ventre vide, mais il avait l'habitude, peut-être à cause de la cigarette avant le moindre verre d'eau, ou peut-être parce qu'il s'était levé ce matin, tout simplement.

Il se retrouva assis sur son matelas. Il passa machinalement ses doigts sur une joue ; ils revinrent secs, comme l'étaient ses yeux. Il n'arrivait plus à pleurer, depuis que son père avait failli le tuer et qu'il s'était retrouvé à l'hôpital, ou depuis que sa mère les avait abandonnés dans cette maison en ruines, il ne savait plus vraiment. Sûrement quelque part entre ces deux événements.

Il reprit son téléphone et retira la coque de protection pour récupérer la lame de rasoir qui y était, déjà utilisée la veille. Il remonta la manche de son bras droit – il était gaucher – sa peau recouverte de croûtes et de sang séché. C'était désagréable de porter des sweat-shirts quand ce n'était pas encore cicatrisé, mais il ne pouvait pas vraiment se balader en manches courtes, alors il faisait avec. Il scanna son bras, choisit une blessure déjà ouverte et l'approfondit d'un mouvement vif. La pointe de douleur ne dura qu'un instant, pas assez longtemps. Le sang perla, puis coula. Ça ne marchait plus. Ça ne suffisait plus. Il défit son pantalon et s'attaqua à l'intérieur de sa cuisse, encore peu endommagée. La chair était tendre, la lame s'enfonça plus profondément, il siffla de douleur. Pendant un instant, il n'y avait que ça, pas son père, pas sa mère, pas sa colère, pas son envie de mourir, pas son avenir, seulement la blancheur de la douleur.

Ça le calma, un peu. Il y avait beaucoup de sang, mais il était loin d'avoir touché une artère. Il remit son pantalon, rabaissa la manche de son haut et nettoya ses mains dans la salle de bain.

Il descendit et chercha son manteau qui cacherait les nouvelles taches sombres de ses habits noirs. Il dut remonter puisque son sac était toujours en haut. Arrivé dans sa chambre, il fut pris d'un vertige et dut s'appuyer contre un mur. Malgré ça, ses jambes lâchèrent et il tomba par terre.

Quelques secondes plus tard, son cerveau était de nouveau alimenté et il cligna des yeux. Dans son poing, il avait un morceau de poster qu'il avait arraché dans sa chute. Il grimaça et s'excusa auprès du groupe de rockeurs qui étaient coincés dans la même position depuis des années. Se retrouver à parler tout seul le fit rire, mais ça se transforma rapidement en soupir amer.

Il était épuisé. Il avait un mal fou à s'endormir, et son demi-sommeil était peuplé de cauchemars. Il se frotta les yeux, réfléchissant, puis décida de partir au lycée après la pause de midi. Il se leva et alla s'écrouler sur son lit. Il attrapa son téléphone pour mettre un réveil et vit en passant que Sylvestre lui avait envoyé un message. Il ne répondit ni ne l'ouvrit, mit le réveil, s'étala sur le ventre, encore habillé, la lumière toujours allumée, et ferma les yeux.

Ses pensées, jusque-là un brouhaha distant, devinrent insistantes, remplirent le silence. Drystan essaya de les ignorer. Il était fatigué, qu'elles le laissent en paix. Mais elles étaient là, elles tournaient en boucle, elles grossissaient, s'alourdissaient, de plus en plus fortes, de plus en plus nombreuses. « Vos gueules ! » pensa-t-il violemment. Elles répliquèrent par des hurlements. Il cacha sa tête sous son oreiller. « Vos gueules, vos gueules, vos gueules ! » répéta-t-il.

Silence. Puis : « C'est parce que tu te comportais comme ça que ta mère t'a fui ? »

Silence.

Il se mit sur le dos, cachant ses yeux de la lumière avec son bras. C'était dur de ressentir quoi que ce soit. Il avait envie de pleurer, mais il avait oublié comment le faire autrement qu'à travers la lame d'un rasoir. Il roula sur le côté et attrapa une bouteille qu'il cachait sous son lit. Whisky. Il prit une petite gorgée, une deuxième, s'assit au fond de son lit. Il était à jeun, alors même s'il tenait trop bien l'alcool, ça allait monter directement à son cerveau et les pensées allaient enfin cesser. Il but jusqu'à avoir la tête qui tourne, jusqu'à avoir la nausée. Il arracha la prise de sa lampe pour ne pas avoir à se relever pour éteindre la lumière et s'allongea. Cette fois-ci, le sommeil vint. Comme une ombre tranchante, il fit son chemin jusqu'à lui, l'agrippa, planta ses griffes, lacéra sa peau, et au moment où il l'étranglait, Drystan se réveilla en sursaut.

Il resta paralysé un moment, puis tâta l'avant de son lit pour allumer sa lampe, mais il l'avait débranchée. Il n'avait plus la tête qui tournait, quelle heure était-il ? Il trouva son portable, mais il était éteint et ne s'allumait pas, sûrement en manque de batterie. Il le jeta et l'entendit rebondir quelque part sur son lit. Le réveil n'avait-il pas sonné, ou l'heure programmée n'était pas encore passée ? Était-il l'heure ? L'heure d'y aller, l'heure d'y aller, l'heure d'y aller, allez, allez, allez, ALLEZ.

– TA GUEULE !! hurla-t-il.

Il était juste tellement fatigué. Il ne ressentait rien, était vide, une coquille vide trouée qui laissait s'enfuir l'alcool qu'elle contenait.

Il se leva et avança à tâtons jusqu'au couloir. Là, il alluma et chercha dans le placard les somnifères de son père. Il les prit, éteignit la lumière, ferma la porte de sa chambre derrière lui. Dans le noir, il retrouva la bouteille de whisky et s'installa par terre derrière son lit. Avec un peu de chance, il ne se réveillera pas. Il ferma les yeux un instant. Si seulement il pouvait ne jamais se réveiller. Si seulement la douleur pouvait cesser. Il prit une gorgée, grimaça, en reprit une. Il but jusqu'à sentir le sol bouger sous ses doigts, puis avala les comprimés, cessant de compter au bout du troisième. L'alcool le brûlait, il avait envie de vomir, mais il se força à tout avaler. Il se laissa aller contre le placard, ferma les yeux. Les rouvrit puisque ça lui donnait le mal de mer. Chercha un point dans le noir, se recroquevilla sur lui-même. La nausée montait de plus en plus et il respirait par la bouche, prenant de grandes goulées d'air, pour la faire passer. Il ne fallait pas qu'il vomisse tout de suite, pas tout de suite…

Il avait l'impression que ça faisait une éternité que son corps se balançait sans cohérence. Il avait chaud, il avait toujours la nausée, il frissonnait de froid. Mais il devait avoir réussi, parce que c'était éblouissant et que Sylvestre était là, devant lui, et Sylvestre ne pouvait pas être là, alors c'est qu'il avait réussi et ça le fit sourire, mais Sylvestre avait une expression horrifiée, il lui parlait sérieusement mais Drystan avait du mal à se concentrer sur ses mots, n'en avait pas envie, se mit à fredonner pour ne pas l'entendre. Mais Sylvestre insista, et il semblait paniquer, et Drystan ne comprenait pas pourquoi, puis il vit la bouteille et les somnifères et ce n'était pas Sylvestre qui était censé le découvrir, pas lui, il n'était pas censé être là, mais il était trop réel pour ne pas être là, ce n'était pas censé se passer comme ça, et il en aurait pleuré s'il le pouvait, mais il ne pouvait que s'excuser, il était désolé, tellement désolé Sylvestre, je suis désolé.



C'est ce soir-là que Drystan rencontra Casimir, présent par un étrange concours de circonstances, ou une incompréhension, personne ne savait plus vraiment.



Dès le premier regard, Drystan le prit en grippe. Ce gamin qui était en manque d'attention, qui gloussait comme un idiot et qui serait prêt à tout pour qu'on lui tapote la tête comme à un chien, l'exaspérait. Il devina facilement qu'il cherchait à se faire bien voir par Sylvestre, pour s'en faire un ami, mais un gamin bien élevé comme lui, entouré et aimé depuis sa naissance, ne pourrait jamais les comprendre. Drystan voulait qu'il aille voir ailleurs, avec sa naïveté et sa bouche en cœur.

– Je t'ai rencontré hier et tu venais de tenter de te suicider, comment j'étais censé réagir ?!

Contre toute attente, il le surprit. Drystan se mit à l'observer de loin. Il le vit faire des efforts auprès des autres, il le vit se concentrer sur ses cours, vit ses épaules se baisser de découragement, vit ses sourires en plastique qui tombaient dès qu'il pensait qu'on ne le regardait pas, vit ses tremblements, ses sursauts quand une porte claquait, son départ en trombe de la salle de classe. Il le suivit, le chercha, ne le retrouva pas.

Et quand il alla lui parler, quand il fit le premier pas et que Casimir lui dit ce qu'il pensait, le traitant de con sans hésitation, boudant comme un enfant, s'énervant contre lui et riant avec franchise, il commença à l'apprécier. À aimer son vrai sourire, ses cheveux relâchés, ses taches de rousseur, ses réponses à côté de la plaque, ses emportements puérils quand il se moquait de sa taille, le froncement de ses sourcils quand il se concentrait, ses yeux qui s'écarquillaient quand il était surpris, ses bras qui parlaient autant que sa voix, serrés en un noeux quand il était mal à l'aise, papillonnant autour de lui quand il s'enthousiasmait.

C'était la première fois que Drystan tombait amoureux.

Casimir restait près de lui. Au-dessus d'un pont, serrant sa main, en classe, dans les couloirs, dans la rue, dans la foule, dans un cimetière, dans une maison en ruines, au bord d'un chemin de fer, lui souriant, s'inquiétant pour lui, fuguant avec lui, pleurant pour lui. C'était effrayant. Drystan était en train de tomber, et il entraînait Casimir dans sa chute.

S'ils continuaient, ils sombreraient tous les deux.



Casimir dormait sur le canapé, son visage apaisé de tout souci. Drystan se dit qu'il avait l'air heureux comme ça, et ça le fit sourire. Il passa un doigt sur sa joue, remit une mèche rousse derrière son oreille. Il l'aimait. Ça faisait longtemps qu'il en avait pris conscience. Mais il était désespéré de voir que ce sentiment n'éteignait pas son envie de mourir.

Il le contempla encore quelques instants, puis monta dans sa chambre. Il avait déjà écrit une lettre pour son père, une pour Sylvestre, une pour Mélodie. Il redescendit avec des feuilles et un stylo bille, et s'assit par terre face à son ami. Il l'observa encore, puis se pencha sur sa feuille.

« Salut Casimir »



Drystan ne pensait pas que la vie vaille la peine d'être vécue. On ne lui avait rien demandé, à sa naissance, et ses parents n'avaient sûrement pas assez réfléchi à ce que représentait la charge d'un enfant, sinon il ne se serait pas retrouvé là. Si on lui avait donné le choix, il aurait préféré ne pas naître, et il espérait terriblement que la mort apporte le néant, qu'il n'y avait rien après.

Il n'essayait plus activement de mourir, vivait au jour le jour, supportant la souffrance sans savoir pourquoi. Les scarifications aidaient. L'idée que la porte de sortie n'était pas loin, que si ça devenait trop, il n'aurait qu'un pas à faire, aidait aussi.

Il ne savait pas pourquoi il était là, il ne savait pas pour combien de temps, mais il eut un premier désir, peut-être le seul qu'il ait jamais eu ; il voulait revoir ses amis. Il avait peur de leur faire du mal, surtout à Casimir, mais il essaya. Il envoya un premier message.

Ce qu'il n'avait pas pris en compte, c'était que lui et Casimir se ressemblaient sur de nombreux points, et s'il l'avait repoussé pour ne pas l'entraîner dans sa chute, Casimir avait fait la même chose, quelques années plus tard. C'était tout ce qu'ils avaient trouvé pour protéger l'autre de leur destruction.

Et ils se retrouvaient là, blessés, à pleurer parce qu'ils étaient en vie, et qu'ils ne pouvaient que continuer.

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