en plein ciel, les fleurs
My Martin
Laure Murat
née en 1967 ; historienne et professeure de littérature, à l'Université de Californie (UCLA), à Los Angeles. Thèse sur « L'invention du troisième sexe. Sexes et genres dans l'histoire culturelle (1835-1939) »
'Proust, roman familial' (24 août 2023)
Marcel Proust n'endort pas nos douleurs dans les volutes de sa prose, il excite sans cesse notre désir de savoir, qui, en séparant l'enfant de sa mère, nous affranchit plus sûrement du malheur, que tous les mots de la compassion.
À ce titre, il ne serait pas exagéré de dire que Marcel Proust m'a sauvée.
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Marcel Proust fréquenta assidûment le salon de Madeleine Lemaire, peintre des roses et personnalité du Tout-Paris, passée à la postérité pour avoir inspiré le personnage de Mme Sidonie Verdurin.
D'avril à juin, la 'Patronne' recevait le mardi dans son hôtel très exigu (31, rue de Monceau), où étaient conviés les gens du monde et les artistes en vogue. Assemblée dont la bigarrure était la première qualité, et dont les 'raseurs' étaient exclus.
Ce lieu fut déterminant dans la carrière de Marcel Proust.
Très tôt, Madeleine Lemaire protégea les amours de Marcel avec le compositeur Reynaldo Hahn, qui se produisit régulièrement chez elle, à Paris ou l'été, au château de Réveillon (Marne).
Madeleine Lemaire fut pour Marcel Proust un substitut de sa 'mère légale'. Il la nomma sa 'Belle Marraine' et en 1896, lui confia les illustrations de son premier livre, 'Les Plaisirs et les Jours'.
Dans le salon de Madeleine Lemaire, Marcel Proust rencontra le comte Robert de Montesquiou, hommes de lettres, à qui le personnage de Palamède de Guermantes, baron de Charlus, doit tant.
Là encore, où il aurait entendu pour la première fois, la 'sonate n° 1, opus 75, en ré mineur, pour violon et piano', de Camille Saint-Saëns.
Dans la 'Recherche', L'un des modèles de la 'petite phrase musicale' (cinq notes) de M. Vinteuil, professeur de piano (compositeur fictif).
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Marcel Proust assista à quelques-unes des fêtes d'avant-guerre, qui marquèrent la grande époque de la plaine Monceau.
Invité régulier, sans être un familier, de l'hôtel Murat (28, rue de Monceau, 8e arrondissement).
Le lundi 22 juin 1908, il fut enfin présenté à une jeune fille, qu'il cherchait à rencontrer depuis des mois. Oriane de Goyon.
Cette introduction se fit en partie grâce à François de Pâris, un jeune fat qui cherchait à rentrer en grâce auprès de l'écrivain, après s'être montré désobligeant.
Ce bref moment ne fut pas sans incidence sur la genèse de la 'Recherche' : François de Pâris aurait appartenu à une famille, dont une branche éteinte se nommait Guermantes.
Il existe en Seine-et-Marne, une commune et un château de Guermantes.
La 'Recherche'. Le personnage d'Oriane. Née Guermantes, elle épousa son cousin Basin de Guermantes, prince des Laumes ; à la mort de son père, il héritera du titre de duc. Oriane deviendra duchesse de Guermantes.
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Lorsque, encore adolescent, mon père (Napoléon Murat) comprit en lisant 'À la recherche du temps perdu', que sa grand-mère paternelle (Cécile Ney) avait connu Marcel Proust, il la pressa de questions.
« Ah oui, ce petit journaliste que je mettais en bout de table... »
L'aristocratie n'a rien saisi de la grandeur de Marcel Proust.
Ni André Gide, ni Colette, agacés à la même époque par ce mondain érudit et cérémonieux qui commettait des articles au 'Figaro', n'auront plus de prescience.
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Tous les témoins s'accordent sur un fait : Marcel Proust parlait comme dans la 'Recherche', il n'y avait pas de différence entre sa phrase orale et sa phrase écrite.
Jacques Rivière, romancier, éditeur, directeur de La Nouvelle Revue française (NRF). « Sa parole, lente et continue. Extraordinaire abondance d'incidentes, sans que jamais le fil se perdît. »
Paul Morand, écrivain et diplomate. « Très chantante, qui n'en finissait jamais, pleine d'incidentes, d'objections qu'on ne songeait pas à formuler, mais qu'il formulait lui-même. Elle ressemblait à une route de montagne, qu'on gravissait sans jamais arriver au sommet. Beaucoup d'incidentes, qui soutenaient la phrase comme des espèces de ballonnets d'oxygène, et qui l'empêchaient de retomber, pleine d'arguties, d'arborescences. »
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'À la recherche du temps perdu', I. 'Du côté de chez Swann', page 168
Les nymphéas, sur les étangs de la Vivonne (vers Combray, ville fictive)
[...] l'obliquité transparente de ce parterre d'eau ; de ce parterre céleste aussi :
car il donnait aux fleurs un sol d'une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ;
et soit que pendant l'après-midi il fit étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d'un bonheur attentif, silencieux et mobile,
ou qu'il s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux -avec ce qu'il y a d'infini- dans l'heure,
il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.
[...] l'obliquité transparente de ce parterre d'eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d'une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et soit que pendant l'après-midi il fit étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d'un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu'il s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux -avec ce qu'il y a d'infini- dans l'heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.