En position foetale

etreinte

A l'extérieur du restaurant, un enfant riait dans l'aire de jeu. Il s'agissait d'un entremêlement de tuyaux et de petites pièces exigües dans lesquelles on rampait, grimpait et hurlait.
Tel un intestin géant, l'unique sortie était un toboggan sur lequel les enfants glissaient comme des petites merdes expulsées d'un système digestif congestionné, fiers et tout excités à l'idée de recommencer le parcours. A quelques mètres de là, des grandes tables en bois étaient disposées sous une terrasse couverte pour permettre aux familles d'avaler leurs menus tout en gardant un œil livide sur leurs rejetons.
Ça leur fait toujours plaisir, aux gosses, d'aller à Mcdo, et même adultes ils ne perdront jamais cet enthousiasme. Normal. Nous avons grandi avec la chaîne, tellement omniprésente dans nos vies qu'elle est devenue plus fiable qu'une figure parentale. Papa est peut-être parti refaire sa vie, Maman est peut-être morte, mais Mcdo, lui, a toujours été là et le sera toujours, accompagnateur de nos artères jusqu'au cimeterre, mais c'est tout ce qu'on aime !
Dans le restaurant, à une petite table proche des baies vitrées était assis un couple qui regardait silencieusement dans la même direction. Leurs regards convergeaient vers ce petit garçon dehors qui criait "Regardez-moi !" pour la cinquième fois à l'attention de ses parents blasés qui visiblement ne partageaient pas son engouement. C'était pourtant extraordinaire pour lui. Leur faire coucou depuis l'intérieur des tuyaux en plastique à travers un hublot, puis sortir victorieux, les bras levés, en glissant par le toboggan. Les adultes ne sont vraiment plus impressionnés par rien.
Le couple, par contre, ne le quittait pas des yeux. Si bien qu'ils avaient à peine touché à leurs menus. Le plateau devant la femme contenait trois "sandwiches" à l'apparence non contractuelle, une grande boisson, des grandes frites molles, quelques pots de sauce pour les accompagner et enfin une glace, celle avec les éclats de M&M's et le nappage caramel.
L'homme, lui, n'avait commandé qu'une boisson, qu'il sirotait à la paille d'une nonchalance désarmante. Il était 14 heures, et il n'avait pas faim. Ils n'étaient pas ici pour lui de toute façon.
A cette heure-ci, le restaurant était presque vide. Quelques employés en profitaient pour nettoyer les tables vides pleines de miettes. Les autres paumés qui comblaient la salle ressemblaient à des jeunes en lendemain de cuite prêts à avaler n'importe quoi pour atténuer leurs gueules de bois, à condition que ce soit servi rapidement. L'homme n'avait donc pas besoin de lui demander de répéter lorsque dans un murmure sa compagne lui dit :
- " Tu crois qu'on en gardera un, un jour ? "
L'homme réfléchit un moment avant de répondre. Un temps si long que l'auteure de la question en avait presque oublié l'avoir posée.
- " Peut-être..."
Il attrapa son gobelet et aspira deux petites gorgées de son eau coupée au coca. La femme, elle, trempait deux nouvelles frites dans de la sauce aux herbes avant de se laisser tomber sur le dossier de sa chaise. Sa main libre passa sous son pull et se plaça sur son ventre. Une grimace de douleur se lisait sur son visage.
- "Ça te fait mal ?" demanda l'homme.
Elle fît oui de la tête.
- "C'est bon signe".
Bientôt, et avec un peu de chance, elle pissera du sang et ce sera la fausse couche tant attendue. Elle en était à sept semaines de grossesse, et c'était la première fois qu'elle ressentait des douleurs aussi tardivement. Comparé aux précédents, celui-là était coriace. Avec tous les efforts qu'ils mobilisaient à deux pour malmener sa santé, elle avait toujours commencé à avoir mal dans le premier mois.
Leur mode opératoire était simple. Les deux premiers mois, ils essayaient de tuer le bébé par eux même, et les moyens étaient nombreux : drogues, alcool, tabac, malnutrition et activité physique intense. Elle passait deux mois dans un état de déchéance totale. Si pendant ce laps de temps il n'y avait pas eu de fausse couche, alors il fallait avorter médicalement entre le deuxième et le troisième mois, trois mois étant la date limite légale pour pratiquer ce genre d'opération.
C'était leur petit jeu annuel, et le score était le suivant :
Fausses couches - 5
IVG - 3
Pour un total de huit vies sabotées avant la naissance. Et la neuvième semblait donc bien partie pour rajouter un point au score de l'Interruption Volontaire de Grossesse.
Sauf qu'à force, elle commençait à s'inquiéter. Au départ, elle s'était sentie capable d'en tuer vingt, trente même. Mais son corps, surestimé, supportait de moins en moins bien tous les traitements qu'elle lui infligeait. Elle avait déjà perdu deux dents, au fond, à force de vomir, et la consommation régulière de cocaïne avait formé des croûtes sous ses narines brûlées. Sans compter les multiples infections vaginales qu'elle eût à soigner.
Elle ressemblait à une pute sans hygiène, et en fin de carrière. Celles qu'on peut croiser sur les abords des routes de campagne avec leurs camionnettes dans lesquelles elles vous invitent et se rincent la bouche à la Lysterine et les mains au gel désinfectant afin de vous tailler une pipe.
Elle n'avait pourtant rien à voir avec tout ça. Elle était une jolie femme, huit ans plus tôt, lorsqu'elle l'a rencontré. Une jeune fille vive et brillante, rien à voir avec le cadavre maigre et pâle qu'elle était devenue. Tout ça n'était d'ailleurs en aucun cas son idée. Et cela la rongeait.
Elle fixa l'homme en face d'elle et se lança :
- "Non... non... Je peux plus faire ça, je suis désolée. Je ne peux pas subir une opération de plus. Regarde moi, c'est moi qu'on est en train de tuer à force !"
Elle avait presque hurlé la fin de sa dernière phrase. Quelques clients se retournèrent brièvement dans leur direction, des tâches de sauce secrète autour de leurs bouches grasses, avant de retrouver leurs steaks chimiques.
L'homme restait imperturbable. La paille entre les lèvres, il avala encore une gorgée et voulût commencer :
- "Écoute, calme-toi, on..."
- "NON c'est FINI ! Je ne t'écoute PLUS ! J'en ai déjà TROP fait. Tu sais quoi ? Ce bébé, je le garde. J'arrête. C'est décidé, que tu le veuilles ou non."
Elle avait appuyé sur certains mots en hurlant et il était évident qu'elle tentait de se convaincre toute seule. La terreur était ce qui l'envahissait le plus, et cette nouvelle autorité dont elle faisait preuve n'était qu'un déguisement maladroit et incertain qu'elle portait avec peu d'habileté. Lorsqu'on possédait une faible personnalité comme elle, hurler n'était qu'un des moyens abordables de se donner du courage.
Il préféra laisser passer plusieurs minutes avant de prononcer le moindre mot. Il la connaissait par cœur. Elle était sur la pointe des pieds au bord des larmes, une brise et elle éclatait en sanglot. C'était aussi sensible qu'un orgasme retenu.
Stoïque, il resta silencieux et ne la regardait même pas. Il aspirait dans son gobelet d'une désinvolture insultante. Au bout d'un moment qu'il jugea satisfaisant, il posa le gobelet sur la table dans un claquement et lui envoya sèchement :
- "Tu ne peux pas le garder, et tu sais pourquoi."
Prise au dépourvu, elle bégayait.
- "Q-quoi ? Et-et pourquoi je pourrais pas ?"
- "Parce que ce gosse est déjà mort ma chérie. Ça fait presque deux mois que tu bois comme un trou pour que ça arrive, sans parler de ces repas qu'on te fait sauter exprès pendant des jours. Tu viens pas de ressentir des douleurs, il y a cinq minutes ? A l'heure qu'il est, il est déjà mal-formé, t'imagines si tu mets au monde un enfant mort-né ? Ou pire, s'il vît quelques semaines ou mois avant de mourir subitement. Tu ne veux pas prendre ce risque. Tu veux un enfant, et tu veux qu'il ait une belle vie. Celle que tu n'as pas eue.
Je me trompe ?"
Les mots étaient trop forts et justes pour qu'elle puisse se retenir cette fois. Elle pleurait. Des larmes chaudes et énormes tombaient de ses joues et éclataient sur l'emballage en carton du Big-Mac posé sur le plateau devant elle.
- "Noooon... Nooon...
L'homme souleva sa chaise et se plaça à côté de sa compagne afin de la prendre dans ses bras.
- "Je veux le voir grandir, je..."
Il enserra sa tête dans ses bras et la fît s'appuyer sur son torse. Dans cette position, il déposa un baiser sur le sommet de son crâne. Autour d'eux, les gens étaient de plus en plus intrigués et jetaient des regards incrédules qui se détournaient aussitôt qu'ils croisaient celui de l'homme. Ce dernier la réconforta.
- "Chhht, allez...
Elle pleurait toujours, le nez dans le t-shirt d'homme qu'elle laissait humide et visqueux de larmes et de morve. Il s'approcha de son oreille.
- "Écoute moi. Le prochain, on le garde, je te le promet." Ses yeux coulaient encore avec la même intensité, mais elle l'avait entendu. Elle ne pouvait juste plus lutter contre ses émotions pour l'instant. Elle avait besoin de temps. Il la connaissait.
Derrière les vitres, le petit garçon riait toujours dans l'aire de jeu. Il venait de glisser hors des tuyaux sur le long toboggan rouge.
- "Regarde !", il dit à cette fille dans ses bras. "Regarde le petit dehors, regarde-le bien".
Elle reniflait bruyamment et ouvrit ses yeux de la même couleur que le toboggan en direction de la grande fenêtre du restaurant.
"Un petit garçon comme celui-là. Ou une petite fille, de son âge. On l'aura. On aura peut-être même les deux. Regarde ses parents assis plus loin. Ça sera nous. Tu verras grandir tes propres enfants. Tu seras là pour eux comme personne n'a jamais été là pour toi. Tu seras une mère parfaite, et je serais fier de ma famille. Mais l'enfant que tu portes maintenant, on peut pas garder celui-là. C'est trop tard pour lui. Je sais que tu comprends. Il faut le tuer, mais ce sera le dernier, pour donner toutes ses chances au prochain. Dis-moi que t'es d'accord."
Elle fixait l'enfant à l'extérieur qui sautillait dans tous les sens devant des parents qui ne mesuraient pas la chance qu'ils avaient. Un dernier avortement, et ils stopperaient enfin ce jeu. Elle fit oui de la tête.
- "Bien. Je t'aime, tu sais."
Il serra un peu plus fort sa tête et ses épaules frêles et pointues dans ses bras, en effectuant des petits mouvements de berceuse de gauche à droite.
Il se voulait protecteur et rassurant, mais en réalité, il n'en avait rien à foutre. Il avait compris qu'il ne pourrait plus la pousser à continuer ce jeu. Alors il attendrait avec elle son avortement, puis il lui assènerait le coup fatal.
La quitter. Ce qui allait surement la pousser au suicide. En tout cas l'espérait-il, car cela arrondirait le score à dix.
Fausses couches - 5
IVG - 4
+ La maman en bonus.
Le crime parfait.
Alors qu'elle tentait de maîtriser son chagrin après les paroles rassurantes que lui avait prononcé l'homme qu'elle aimait, il tendit un de ses bras pour attraper sa boisson restée sur la table, qu'il sirota tranquillement au dessus de la tête brune de sa future ex, dans un bruit de succion grotesque indiquant la fin du gobelet.
Une dernière fois, le couple regardait dans la même direction, vers ce petit garçon dehors.
Elle pensait : un jour je pourrais te prendre dans mes bras.
Il pensait : crève, petite merde.

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