Enchaîné

la-musique-de-l-ame

02/09/2017

Un vendredi soir sur la Terre... J'allais enfin la revoir, seul. Il me tardait. Toutes ces années passées et tant de choses à dire, à raconter, à partager ! La nuit avait étendu son manteau bleu sombre sur la ville. Je traversai le parking et empruntai le trottoir en direction du point de rencontre, sa voix douce et enjouée au téléphone encore présente dans ma tête. J'avançais à pas soutenu dans une alternance psychédélique d'ombres et de lumières produite par les lampadaires épars et l'éclairage des devantures fermées, excité comme avant un premier rendez-vous, lorsque je l'aperçus au loin, la silhouette prolongée par une valise qu'elle tirait derrière elle dans un vacarme grandissant. Le sourire me gagnait à mesure que nous nous rapprochions. Je distinguai d'abord sa chevelure ondulée sous un chapeau qui me rappela quelque bon souvenir, puis les traits de son visage dans un clair-obscur furtif mais ô combien accrocheur ! Je discernai enfin ses yeux pétillants et ses lèvres légèrement décorées sur lesquelles se dessinait un sourire aussi large que j'imaginais être le mien, plein et entier. La seconde suivante nos corps se pressèrent et s'embrassèrent, instant magique durant lequel je m'enivrai de son parfum, invitation à ses divers voyages. Nos corps se détachèrent, trop vite mais les sourires restèrent, comme une bouffée d'oxygène. Elle me proposa de passer à sa chambre d'hôtel pour confirmer la réservation et y déposer ses bagages avant de dîner comme convenu. Proposition que j'acceptai évidemment en tentant, en vain, de chasser les idées polissonnes et déjà éprouvées que notre destination m'inspirait. Quelques kilomètres, échanges de nouvelles et éclats de rire avec mon GPS humain plus tard, nous pénétrâmes un hall d'entrée d'apparence cossue, fait de tons gris plutôt sombres et de panneaux carrés donnant l'illusion d'une exposition de monochromes enchevêtrés. Je restai à l'écart le temps pour ma compagne de finaliser les formalités administratives et succombai à quelque rêverie lorsque l'hôtesse se méprit sur le nombre de personnes qui occuperaient la chambre jusqu'au lendemain.

Nous empruntâmes l'ascenseur, puis un long couloir. Un contexte familier qui me renvoya trois ans et demi dans le passé. Déjà trois ans et demi ! Les images me revinrent, rythmées par le tapotis étouffé mais exquis de ses talons sur la moquette : espiègleries à quatre, lingerie, corseterie, bas et masques, attitudes et jeux de rôle. Je réalisai seulement que l'obscurité avait disparu et que je pouvais désormais découvrir le visage de ces bottes, à demi cachées sous son pantalon et auteures d'une mélodie envoûtante qui avait débuté sur le trottoir avant même notre embrassade, mais que les roulettes de la valise, rugissantes sur le bitume, avaient saccagée. Leurs notes étaient maintenant dominantes, moins claquantes et moins sèches mais pas moins strictes, des notes de fer dans un enrobage de velours.

Nous entrâmes dans la chambre et après une rapide visite des lieux elle me tendit un sac. Pendant un instant, pris dans mes errances, j'imaginai qu'il contenait un loup, une écharpe, un foulard... Je balayai à nouveau du regard les coins et recoins de la pièce, m'arrêtai imperceptiblement sur les endroits où elle aurait pu poser, s'adosser, s'allonger, puis repris mes esprits en la remerciant pour ce sac vide retiré au salon du tourisme. Elle recolora ses lèvres devant moi et exprima l'éventualité d'enfourcher une jupe. Une évocation qui au-delà du plaisir commun réveilla quelques uns de mes penchants fétichistes : bottes et talons depuis toujours, bas et mollets plus récemment. Autant d'invitations à la caresse, sa jambe posée sur ma cuisse par le tendon d'Achille, chaussure et mollet offerts. Elle opta finalement pour le pantalon, un choix qui me convint tant elle était charmante dans sa tenue professionnelle légèrement décontractée : pantalon-veste aux airs de tailleur, haut à manches longues laissant entrevoir sa peau par endroits.

Nous marchâmes longuement pour trouver un restaurant et je perdis parfois le fil de la conversation, l'attention happée par le fracas délicieux de ses talons sur le pavé, pauvre d'elle. Mais ma compassion était terrassée par le plaisir que ses pointes larges procuraient à mes oreilles et je le lui dis. Nous ne nous étendîmes pas sur le sujet alors que j'aurais pu en parler des heures, un résultat que je mis sur le compte de la surprise, de la gêne peut-être ? Nous trouvâmes enfin un établissement à notre goût dans le vieux centre : cuisine française et salades, parfait pour un repas léger à une heure moyennement avancée de la soirée. Devant l'apéritif puis le plat, l'échange de nouvelles se poursuivit, complété par d'autres confessions, plus professionnelles, familiales, sentimentales. Je me rendis compte que tant de temps s'était écoulé, une petite éternité. Je voulus lui prendre la main, la serrer entre les miennes, lui transmettre ma chaleur, ressentir sa douceur mais les chaînes de ma timidité me retinrent encore. Notre élan nous porta ensuite dans un bar où je pus prendre place à ses côtés, sur une banquette, profiter pleinement de notre proximité retrouvée. Les confessions s'enchaînèrent, de plus en plus personnelles, privées, intimes. Quelques maillons de ma timidité cédèrent. Je la pris dans mes bras, elle en fit autant quelques minutes plus tard, nos rires et sourires s'entremêlèrent, diable qu'elle m'avait manqué ! Je guettai l'occasion de lui caresser la joue, de lui baiser le front ou la tempe, mais rien ne vint. Alors je continuai de boire chaque instant comme autant de chances, conscient que la clepsydre se vidait.

Nous rentrâmes après un verre, ou deux, contraints par son programme du lendemain. Je la raccompagnai à son hôtel en maudissant déjà nos aux revoirs. Hors de la voiture nos corps se pressèrent et s'embrassèrent, longuement selon mes souhaits et pour la dernière fois avant trop longtemps, un moment dont je n'aurais jamais voulu voir la fin. Elle s'éloigna sans que j'eus pu lui prendre la main, imbécile que je fus, et pourtant je sentis comme un lien nouveau tissé entre elle et moi, un fil d'Ariane.

Signaler ce texte