Endormir un conservateur de musée

Collectif D'auteurs Atelier Les Cris De L'écrit

Atelier du 15 novembre 2016

Aujourd'hui sont arrivées trois œuvres prêtées par le musée du Prado. Ce sont des tableaux de Goya illustrant un thème qui lui fut cher : « le Sabbat des Sorcières – Le Grand Bouc », « Saturne dévorant un de ses fils » et « Le vol des Sorcières ».

Ces trois toiles sont arrivées sous bonne escorte et ont été déballées avec le plus grand soin en présence d'un expert des assurances et, naturellement, de Monsieur le Conservateur du Musée. Celui-ci n'était pas très enthousiasmé par ce projet, mais l'un des mécènes de l'établissement qu'il gérait avec passion avait insisté et il fallait bien faire des concessions !

Il préfère de loin les peintures plus délicates, plus douces : œuvres de Georges Latour où l'effet de lumière des bougies met en scène un clair-obscur absolument magique, œuvres du Titien, révélant des femmes aux chevelures soyeuses vêtues de voiles transparents, et bien sûr toutes les œuvres de la fin du Quattrocento italien annonçant les toiles magnifiques de la Renaissance.

La journée a été longue et il rentre tard chez lui en pensant à ces sombres scènes qui, certes, devraient attirer de nouveaux visiteurs, mais qu'il n'a aucun plaisir à contempler. Il a hâte que la période des trois mois de prêt soient achevée pour placer des œuvres plus riantes dans la petite salle destinée aux expositions temporaires.

Il fait froid et humide, rien ne vient illuminer un tant soit peu cette lugubre soirée de novembre. De plus, sa femme a certainement déjà couché leurs deux jeunes enfants. Il sourit en pensant aux petites frimousses joyeuses de ses filles. Effectivement, pas de rires ni de cris pour l'accueillir : il dîne rapidement tout en racontant sa journée à son épouse, laquelle, de son côté a eu des soucis avec la plus jeune qui, fiévreuse, n'est pas allée à l'école.

Une fois couché, Monsieur le Conservateur ne trouve pas le sommeil. Il est enfermé dans la salle où les toiles de Goya semblent s'adonner à une sarabande infernale. Les sorcières sautent d'un tableau à l'autre, Satan, le Grand Bouc, fonce vers la porte pour la défoncer, Saturne dans son repas monstrueux ne dévore plus l'un de ses fils, mais, horreur ! c'est son enfant, l'une de ses fillettes qu'il tient entre ses mains puissantes !

La petite est terrorisée et regarde vers son père avec des yeux agrandis de terreur. L'enfant se met à hurler, il est incapable de se lever pour aller vers elle : une main s'est posée sur son bras et une voix lui dit « Ne bouge pas, j'y vais ». Il sent le matelas onduler, il voit une lueur lointaine dans le couloir, perçoit des pas qui se dirigent sans doute vers la salle des tableaux. Est-ce une sorcière, un autre démon ? En sueur, il se débat dans son lit. Il lui semble que les cris de l'enfant se calment. Saturne aurait-il déjà dévoré sa fille ?

Des sons doux et cristallins se font bientôt entendre et la musique de la veilleuse, placée dans la chambre de ses filles, l'apaise instantanément. Il n'entend pas sa femme lui murmurer « elle s'est rendormie », il ne sent pas le matelas s'affaisser légèrement à côté de lui. Saturne, le Grand Bouc et les sorcières sont retournés dans leurs tableaux respectifs. Il peut dormir tranquillement !

 

 

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