Entre amies
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L'histoire de Lucie débute il y a trois ans. Enfin, cette partie de l'histoire de Lucie. Son histoire à elle est bien plus vaste. Evidemment.
Ce n'était pas la plus belle année de sa vie. Elle avait dû faire face à quelques bouleversements. Du genre de ceux dont on ne se remet jamais vraiment.
Pour apporter un peu de lumière au chaos dans lequel elle se sentait embourbée, elle avait décidé de repartir à zéro, selon l'expression consacrée. Elle savait qu'on ne recommence jamais vraiment de rien. On porte toute sa vie ses blessures en bandoulière. Mais elle pensait qu'elle pourrait tout de même approcher de cette origine. Ce ne serait pas réellement difficile puisqu'elle n'était jamais montée bien haut. Pas de mari à quitter, pas d'enfants à faire adopter ni de chat à faire piquer. Il lui suffisait de changer de travail pour se retrouver avec une vie qui lui paraîtrait toute neuve.
Elle quitta donc, sans trop réfléchir, son emploi de guichetière à la banque de la ville et s'installa dans un tout petit local qu'elle trouva à louer, impasse des soupirs. Elle aurait dû se méfier et écouter sa mère qui croyait aux signes.
Le lendemain de la signature du bail, elle était déjà, pinceau à la main, en train de repeindre les trois murs grisâtres de son nouvel endroit d'un blanc éclatant. Le lendemain, elle s'essayait à la pose de parquet et se félicitait chaleureusement de s'être contentée de ces dix mètres carrés. Le jour d'après, elle accrocha quelques cadres un peu partout, brancha ses machines et une bouilloire électrique et s'installa confortablement, ou presque, à sa nouvelle table de travail.
Elle avait réussi. C'était concret maintenant. Elle n'était plus employée de bureau mais pouvait s'enorgueillir d'être à la tête d'un très coquet atelier de couture. Elle était fatiguée, courbatue et elle aurait pleuré d'angoisse si elle avait réfléchi une seule seconde à ce qu'elle avait quitté sur un coup de tête pour ce rêve un peu fou. Mais elle se sentait fière. Et à ce moment précis, rien d'autre ne lui importait.
Les premiers jours passèrent et Lucie se trouvait déjà fort occupée. Rien de vraiment exceptionnel, certes. Mais les retouches pour lesquelles on la sollicitait suffisaient à payer son loyer et son plat de pâtes du soir.
Elle en était donc là, modeste mais satisfaite, quand Daphné, une ancienne collègue de la banque, devenue depuis plusieurs années une amie, vint lui rendre visite.
En quelques secondes, elle embrassa du regard le nouveau cocon de Lucie. Elle s'extasia à plusieurs reprises sur la chaleur des lieux, sur les talents de Lucie qui avait si bien su transformer cet endroit sinistre en un sublime boudoir et sur la clairvoyance qui l'avait amenée à quitter une situation stable mais beaucoup trop étriquée pour elle. En résumé, elle prononça précisément tous les mots que se devait de prononcer une amie en pareille circonstance.
Une fois la tâche accomplie, Daphné cessa soudainement son babillage et prit un ton des plus sérieux pour annoncer:
« Lucie, je dois t'apprendre une grande nouvelle: Gaspard et moi allons nous marier! »
Effusions de joie, embrassades et félicitations en pagaille. Rien de plus normal.
« Tu sais bien sûr que Gaspard est très attaché aux traditions. Nous respecterons les coutumes suivies par sa famille depuis des générations. Pour commencer, nous nous fiancerons le mois prochain. Et je voudrais que tu crées ma robe pour cette journée exceptionnelle. »
Immédiatement, Lucie se sentit plus inquiète que flattée. Bien sûr, il s'agissait d'une opportunité comme il ne s'en présentait que rarement. Derrière la robe de fiançailles se cacheraient peut-être celles, sûrement très nombreuses, des demoiselles d'honneur, les noeuds papillon et gilets des témoins, les tenues des mères des mariés et, qui sait, peut-être même LA robe, ce qui pourrait devenir son grand-oeuvre, une création dont elle serait fière et qui lui assurerait des commandes pour les dix années à venir. D'un autre côté, elle connaissait Daphné. Si c'était sa seule réticence, elle était de taille.
Daphné était une personne adorable. Elle aimait recevoir ses amis et répondait toujours présente quand la vie avait choisi de ne pas vous épargner. Mais, Daphné savait aussi se montrer intraitable. Lucie l'avait déjà vue faire pleurer des collègues qui n'avaient pas travaillé comme elle l'avait espéré et même une serveuse qui manquait de rapidité. Elle avait aussi, à maintes reprises, été témoin de son extrême mauvaise foi qui pouvait la conduire à rejeter la faute, quelle qu'elle soit, sur quiconque passait à portée de voix de son bureau plutôt que d'assumer elle-même une responsabilité qu'elle jugeait dérangeante.
C'est cet aspect de la personnalité de Daphné qui inquiétait Lucie. Ne risquait-elle pas de mettre en péril leur amitié en acceptant de travailler pour elle?
Mais, avant toute chose, Lucie était une bonne amie. Et lorsqu'elle vit le regard de Daphné étinceler de joie anticipée à l'idée de porter pour ses fiançailles une robe unique et d'une satisfaction tout à fait actuelle en s'imaginant être en train de commettre un acte de grande générosité envers son amie nouvellement indigente qui avait tout quitté pour aller faire des ourlets dans un trou à rats; quand elle croisa ce regard, Lucie accepta d'un grand « Oui ». Et elles s'offrirent immédiatement une grande tasse de thé pour célébrer leur prochaine collaboration.
À compter de cet instant, tout s'emballa pour Lucie. Elle se trouvait stimulée par ce défi et avait à coeur de ne pas décevoir cette amie qui avait été la première à lui accorder sa confiance.
Elle passa d'abord plusieurs soirées en compagnie de Daphné pour saisir exactement les caractéristiques du modèle qu'elle avait en tête. Elle veilla ensuite des nuits entières pour dessiner ce qui devait être la rencontre parfaite entre ce que Daphné avait imaginé et ce qui la mettrait le plus en valeur.
Lorsque Lucie soumit à Daphné ses cinq dessins les plus aboutis, elle se sentait tout à la fois inquiète et incroyablement excitée. La réaction de Daphné la rassura immédiatement.
« Merci pour cet incroyable travail Lucie! Tu es si talentueuse. Tout est magnifique. Je voudrais me fiancer cinq fois. »
Daphné choisit un modèle. Il fut alors question de mesures à prendre et de toile à coudre. Lucie consacra une semaine entière, jours et nuits, à créer ce modèle aux exactes mesures de Daphné. Elle cousait pendant des heures sans lever les yeux de sa machine, entièrement absorbée par son désir de produire quelque chose de beau. Et elle y parvint.
Ses efforts furent plus que largement récompensés le jour où Daphné vint à la boutique essayer la toile. Le tissu était franchement laid et aucune finition n'était faite, mais, déjà, Daphné resplendissait. Il ne restait que quinze jours avant la réception. Il était grand temps de choisir l'étoffe dans laquelle serait cousue la robe.
Là, tout de suite, Daphné n'avait pas le temps. Elle avait rendez-vous avec sa future belle-mère pour commander des fleurs. Mais, promis, elle reviendrait le lendemain pour passer en revue le catalogue de tissus avec Lucie.
Mais, le lendemain, Daphné se sentait fatiguée et fut contrainte d'annuler leur rendez-vous. Elle ne put le reporter au surlendemain, étant déjà engagée auprès de sa grand-mère. De petits tracas en manque de motivation, il fallut à Lucie pas moins de trente-sept coups appels et près de dix jours pour parvenir à voir son amie.
Lorsque Daphné parvint enfin à lui consacrer un peu de son temps, Lucie fit tout pour être la plus efficace possible. Elle avait mis ces dix jours à profit pour écumer les merceries de la région. Elle avait sélectionné de nombreux échantillons qu'elle avait classés soigneusement par fournisseur et en y adjoignant un petit croquis permettant d'en estimer le rendu en fonction du modèle.
Ses efforts portèrent leurs fruits. Daphné jeta presque immédiatement son dévolu sur un satin d'un vert éclatant qui mettrait ses yeux en valeur. Il ne restait plus à Lucie qu'à aller acheter le précieux tissu et à commencer à coudre. Pas de temps à perdre. La fête avait lieu dans cinq jours.
L'optimisme de Lucie fut réellement mis à mal le lendemain matin, lorsque, à l'ouverture de la mercerie, la vendeuse lui annonça qu'elle avait vendu le dernier mètre du tissu la veille au soir. Elle fut prise de panique et tenta immédiatement de joindre Daphné qu'elle sortit manifestement du lit. Mal réveillée, elle se montra froide et cassante, lui signifiant sans plus de manières qu'elle avait fait un choix et « n'était pas responsable de ses problèmes d'intendance ». Il appartenait à Lucie de trouver une solution par elle-même.
Assise au volant de sa petite voiture sur le parking de la mercerie, Lucie se sentit amère. Il n'y avait pas la moindre trace d'amitié dans les paroles de Daphné. Elle se surprit à regretter le temps passé sur ce projet avant de se ressaisir. Daphné devait être soumise à une pression très importante avec les préparatifs de ses fiançailles et la vie qui ne s'arrêtait pas pour autant. Elle avait trop travaillé sur ce projet pour abandonner maintenant. Elle s'extirpa de la voiture et retourna dans le magasin dans l'espoir de trouver une étoffe qui pourrait lui convenir. Après plus d'une heure de recherche et malgré l'aide bienveillante de la vendeuse, elle dut se rendre à l'évidence: aucun tissu n'aurait la même couleur et le même tombé que celui qu'avait choisi Daphné. Lucie se trouvait prise au piège du travail qu'elle avait réalisé. Tous ces croquis et ces échantillons avaient figé le modèle. Elle aurait dû se contenter de proposer une robe verte.
Elle en était là de ses réflexions, assise à même le sol entre deux rayons, lorsque la vendeuse se pencha vers elle:
« Il reste cinq mètres de ce satin dans notre magasin de Schiltigheim. Souhaitez-vous que je demande à mes collègues de nous les expédier en boutique? Nous pourrions les avoir d'ici trois jours. »
Trois jours… Il lui resterait une seule journée pour coudre le modèle, procéder aux essayages avec Daphné et effectuer les dernières retouches. C'était trop juste. Si l'expédition du paquet prenait le moindre retard, elle se retrouverait sans aucune solution à la veille de la réception.
« Pouvez-vous leur demander de me le mettre de côté? Je vais le chercher. »
La vendeuse sembla surprise à l'idée qu'on puisse parcourir plus de mille kilomètres pour cinq mètres de tissu, mais elle eut la gentillesse de ne pas faire la moindre réflexion et de se contenter de prévenir la boutique de l'arrivée de Lucie en fin de journée.
Au cours des cinq longues heures que dura le trajet , Lucie se sentit dévorée par le stress. Elle avait peur d'arriver après la fermeture du magasin, peur qu'ils vendent par mégarde le coupon qui lui été destiné, peur qu'il y ait eu une incompréhension et que le tissu ne soit pas le bon, peur qu'il soit taché ou déchiré. Elle avait peur.
Elle arriva finalement en Alsace dix minutes avant la fermeture de la boutique. Épuisée et affamée, elle était au bord des larmes quand la vendeuse sortit le paquet de sous sa caisse. Elle vérifia rapidement que c'était bien le tissu que Daphné avait choisi et qu'il était intact puis elle rejoignit sa voiture pour parcourir à nouveau les cinq cents kilomètres qui la séparaient de chez elle. Le coeur léger cette fois.
Lucie passa les deux nuits et les deux jours qui suivirent à couper, bâtir, épingler, coudre, découdre et retoucher. Le matin de la veille du grand jour, elle se leva tôt pour honorer son rendez-vous avec Daphné qui devait passer chez elle à huit heures avant de se rendre au bureau pour procéder au dernier essayage et, si tout allait bien, emporter la robe.
Elle se prépara une tasse de thé et attendit l'arrivée de son amie avec une anxiété impatiente. Elle était fière du travail accompli et la robe finie était vraiment magnifique. Peu importait la fatigue. Elle avait réussi et elle avait hâte de connaître la réaction de Daphné quand elle enfilerait la robe.
Mais, à neuf heures, Daphné n'était toujours pas là. Quand Lucie tenta de la joindre, son portable était coupé. Elle lui laissa un message, espérant que tout allait bien. Message auquel répondit Daphné aux alentours de midi par un court SMS:
« Je suis débordée. Je te fais confiance pour la robe. Dépose-la à l'accueil du bureau. Merci pour tout et à demain. »
La déception de Lucie la submergea. L'immense fatigue des derniers jours la rattrapait et elle ne parvint pas à endiguer ses larmes bien qu'elle se trouva immédiatement ridicule de réagir de cette manière. Elle se reprocha de tout mélanger. Ce travail n'avait rien à voir avec leur amitié. Daphné savait extrêmement bien faire la part des choses entre sa vie personnelle et sa vie professionnelle et Lucie se dit qu'elle ferait bien d'en faire autant.
Elle sécha ses larmes, emballa la robe dans une jolie housse dans laquelle elle glissa une facture du montant convenu avec Daphné et qui ne couvrait même pas ce que lui avait coûté le tissu convoyé en grande pompe. Lucie se dit qu'elle apprendrait beaucoup de cette erreur et cette certitude effaça la contrariété des nombreuses heures de travail qui ne seraient jamais payées.
Tout ce qui demeurait en Lucie de sentiment négatif à l'égard de Daphné fut définitivement balayé le lendemain soir lorsque Daphné fit son entrée à sa réception de fiançailles. Elle rayonnait et tout en elle était sublimé par sa merveilleuse robe verte.
Lucie débordait de fierté et, même si elle eût apprécié que Daphné lui dise si elle partageait son enthousiasme, elle ne lui tint pas rigueur de ne pas l'avoir fait. Il était évident que, toute à son bonheur, elle avait autre chose à penser.
Les mois passèrent. Daphné et Lucie continuèrent à se voir, irrégulièrement, mais toujours avec beaucoup de plaisir. Daphné organisait ses noces et ces préparatifs semblaient l'occuper plus encore que son travail.
Elle n'évoqua jamais la robe verte devant Lucie. Ni ne la paya d'ailleurs.
Lucie n'osa jamais ni poser de question ni réclamer son dû. Elle craignait qu'une remarque aussi bassement matérielle puisse altérer cette amitié à laquelle elle tenait énormément.
Et puis un jour, alors qu'elles étaient toutes deux à la terrasse d'un café, Daphné lâcha:
« Tu sais, ça me stresse que tu ne m'aies pas encore proposé de modèles pour ma robe. Le mariage est dans moins de deux mois et je n'ai toujours rien vu. Je ne veux pas te mettre la pression bien sûr. Mais pense un peu à moi… »
Lucie était médusée. Elle était absolument certaine que jamais Daphné n'avait parlé de lui confier la création de sa tenue. Ce n'était pas quelque chose qu'elle aurait pu oublier.
Quand elle partagea son étonnement avec son amie, celle-ci lui rétorqua sans ciller:
« Tu veux dire que tu n'as pas encore commencé à travailler dessus? »
Évidemment que c'était ce qu'elle voulait dire! Et Lucie aurait juré que Daphné le savait parfaitement bien. Peut-être avait-elle été négligente et n'avait-elle pas prévu les délais suffisants pour acheter la robe dans le commerce? Peut-être n'avait-elle trouvé aucun modèle qui lui plaisait ou peut-être était-ce une question de budget? Quoi qu'il en soit, Lucie était prête à parier que Daphné savait pertinemment qu'elle ne lui avait jamais demandé de coudre cette robe et qu'elle exposait les choses de cette façon dans l'unique but de rendre presque impossible un refus de Lucie.
Sa stratégie était parfaite. Lucie était gentille et, par-dessus tout, elle détestait le conflit. Ne disposant d'aucune preuve de ce dont elle avait l'intuition, elle ne s'aventura pas à le formuler tout haut. Elle présenta ses excuses à Daphné, lui expliqua qu'elle avait certainement mal compris et lui assura qu'elle n'aurait pas à en pâtir. Elle aurait une robe à la hauteur de ses espérances. D'ailleurs, elle devait interrompre leur tête-à-tête pour s'atteler à la tâche.
Daphné la salua, l'air aussi contrarié que si elle avait été réellement convaincue de la fable qu'elle venait de conter à Lucie. Sa réaction paraissait si sincère qu'elle alla jusqu'à troubler Lucie. Le temps de rentrer chez elle, la jeune femme s'était mise à douter de ses perceptions. Il lui semblait désormais envisageable d'être à l'origine de l'erreur. Le temps de gravir les marches qui menaient à son appartement du sixième étage, la culpabilité d'avoir pu faire preuve d'une telle négligence l'avait envahie. Elle se reprochait de ne pas avoir posé de questions à Daphné sur sa robe, de ne pas s'intéresser suffisamment à cette femme qu'elle prétendait compter au nombre de ses amies. Moins d'une heure après avoir quitté Daphné, Lucie se sentait anéantie par son manque d'attention à autrui et prête à tout pour réparer sa faute.
Comme quoi, le monde appartient bien aux audacieux.
Ce que l'on peut reconnaître à Lucie, c'est qu'elle sut tirer un enseignement de son expérience passée et ne refit pas les mêmes erreurs.
Elle dessina pour Daphné trois robes pour lesquelles elle proposa trois échantillons de tissus très basiques. La beauté des modèles tenait à leur coupe et pas à l'étoffe. Leur essence résidait dans le savoir-faire de Lucie. Il lui serait toujours possible de trouver un tissu de meilleure qualité que celui des prototypes, mais elle ne perdrait cette fois-ci pas une journée entière au volant de sa voiture pour se le procurer.
Lorsqu'elle eut terminé ses croquis, elle ne parvint pas à joindre Daphné. Une inquiétude sourde s'empara d'elle. Le décompte des jours qui restaient à courir avant la noce défilait à toute allure devant ses yeux et elle pouvait entendre son coeur battre dans sa poitrine.
Plutôt que d'attendre derrière son téléphone que Daphné la rappelle, elle prit la décision de lui transmettre les modèles par mail. Sitôt fait, la pierre fut dans le jardin de Daphné et Lucie se sentit libérée. Elle hésita à donner une date butoir à son amie passée laquelle elle désengageait sa responsabilité quant au rendu de la robe avant le grand jour, mais elle y renonça à la dernière minute. Elle ne souhaitait pas la froisser.
Il lui fallut cependant attendre plus de quinze jours au cours desquels elle multiplia les appels désespérés à Daphné pour tenter de lui faire prendre conscience des délais, sans aucun effet visible sur elle, si ce n'est un agacement marqué lorsqu'elle finit par lui répondre, par mail elle aussi, qu'elle portait son choix sur le deuxième modèle, mais qu'elle avait omis d'informer Lucie d'une très légère contrainte. La famille de son fiancé avait pour tradition de toujours inclure dans la parure de la mariée un satin de grande valeur brodé à la main par une de ses aïeules. Impossible de se dérober à cette coutume à laquelle se pliaient toutes les femmes de la famille depuis plusieurs décennies. Daphné suggérait brièvement à Lucie de créer un empiècement sur le modèle qu'elle avait choisi et concluait en qualifiant la modification d' »absolument mineure ».
Toute à sa joie d'avoir enfin une réponse de son amie, Lucie ne se formalisa pas de ce détail. Elle l'appela immédiatement en vue de convenir d'un rendez-vous pour qu'elle lui confie le trésor familial. Impossible d'acheter le tissu de la robe sans connaître précisément la teinte et les dimensions du satin. Elle dut se contenter du message préenregistré de son répondeur.
Dès cet instant, et comme elle l'avait toujours su au creux d'elle-même, les choses allèrent de mal en pis. Daphné ne rappela pas Lucie pour lui confier le tissu devant servir à confectionner l'empiècement de la robe. Lucie voyait son ouvrage paralysé par cette attente. L'absence d'indications concernant la taille de la pièce de satin l'empêchait de patronner son modèle et l'ignorance dans laquelle elle se trouvait de la teinte du tissu ne lui permettait pas d'aller choisir l'étoffe principale de la robe. Elle était condamnée à regarder le temps filer, laissant chaque jour plus de messages à une Daphné toujours muette.
À trois semaines des noces, n'y tenant plus, Lucie prit la décision de s'imposer chez Daphné. Elle se rendit devant son immeuble à l'heure où elle rentrait habituellement et attendit patiemment le retour de son amie. Lorsqu'elle la vit assise dans les escaliers, Daphné éclata de rire. Rassérénée par sa réaction, Lucie l'embrassa et lui reprocha gentiment son manque de réactivité.
« Tu comprends Daphné, cette robe, c'est un boulot énorme. Je ne peux pas m'y mettre deux jours avant et, pour que ce soit joli, j'ai besoin de ton tissu. »
C'est alors que Daphné lui expliqua qu'elle n'était pas en possession du tissu. Sa belle-mère le gardait chez elle. Mais, promis, elle irait le récupérer le lendemain matin à la première heure et elle le déposerait à la boutique de Lucie dans la foulée. Tout était réglé.
Mais, le lendemain, ni tissu ni Daphné à l'atelier de Lucie.
« Je n'ai pas eu le temps Lucie. Je suis débordée. Passe le chercher au bureau. Je te laisse tout à l'accueil. »
Lucie commençait à s'agacer de cette nouvelle journée perdue. Par la négligence de Daphné, elle se trouvait contrainte de traverser toute la ville, repoussant encore de plusieurs heures le moment où elle pourrait débuter sa tâche.
Son estomac se contracta un peu plus lorsque, arrivée dans l'entreprise de Daphné, l'hôtesse lui remit une enveloppe qui contenait un post-it sur lequel était griffonné : « 80 cms x 75 cms. Écru ». Mais aucune trace du précieux coupon. Évidemment, Daphné n'était pas au bureau et les appels de Lucie sur son portable étaient automatiquement redirigés vers son répondeur. Lucie prit quelques minutes pour se calmer avant de lui laisser un message dans lequel elle lui expliquait qu'elles s'étaient certainement mal comprises, mais qu'elle avait impérativement (en insistant sur « impérativement ») besoin de la pièce de tissu pour commencer à travailler et qu'elle lui demandait de bien vouloir la lui déposer demain à l'atelier faute de quoi, elle irait nue à l'autel dans quinze jours.
Le lendemain, elle attendit en vain des nouvelles de Daphné qui lui arrivèrent par la Poste le surlendemain. Un courrier recommandé rédigé en ces termes:
« Bonjour,
Ce courrier fait suite aux très nombreux appels, mails et même visites et menaces dont vous me harcelez depuis plusieurs semaines.
Je vous rappelle que je vous ai confié la confection sur-mesure de ma robe de mariée sur un modèle conçu par vos soins et incluant un empiècement brodé. Ce contrat a été conclu oralement il y a trente-sept semaines. J'ai imprudemment accepté cette absence d'écrit au nom de la précédente relation qui nous unissait. Vous avez en effet déjà réalisé pour moi une robe de cérémonie. Il était tacitement entendu que la confection de la robe de mariée se ferait aux mêmes conditions. C'est pourquoi je suis extrêmement étonnée que vous soyez dans l'incapacité, et ce malgré mes demandes répétées, de me proposer un essayage.
Je suis sûre que vous comprendrez l'importance primordiale que revêt ce projet pour moi. Vous devez également deviner l'embarras dans lequel je me trouve vis-à-vis de l'ensemble des membres de ma famille. J'ai appuyé votre intervention et les craintes de mon entourage concernant vos compétences se vérifient malheureusement aujourd'hui.
Afin de ne pas laisser la situation se dégrader, je vous demande de bien vouloir me livrer la robe, objet de notre contrat, dans les meilleurs délais, et, au plus tard, vendredi prochain.
Sincèrement,
Daphné R. »
Lucie était abasourdie. Écoeurée serait un mot plus juste. Elle dut s'allonger dans son fauteuil pour ne pas perdre connaissance. Qu'était-il arrivé? La réalité dans laquelle elle vivait s'était-elle soudainement dissociée de celle où évoluait Daphné? Elle ne trouvait aucune explication raisonnable à ce qu'elle venait de lire.
Après plusieurs minutes et un sac de larmes de rage coincé dans la gorge, elle se redressa pour écrire un mail à Daphné.
« Je viens de recevoir ta lettre. Je ne comprends pas. Dépose-moi ton satin ou laisse-le-moi à l'accueil de la banque. Je ferai au mieux pour tenir ton délai. »
Lucie n'eut pas longtemps à attendre pour lire la réponse de Daphné qui la plongea dans l'expectative.
« Lucie,
Je ne comprends pas de quoi tu as encore besoin. Tout t'a été remis. Nos relations n'ont jamais été si compliquées et j'en suis extrêmement blessée. Pour la robe précédente, tu ne m'as pas sollicitée de la sorte et je ne vois aucune raison à ton changement d'attitude. Si tu entretiens de la rancoeur à mon égard, je te demande instamment de te montrer professionnelle et de ne pas confondre notre lien personnel et ton activité. Tu m'as mise dans une situation suffisamment difficile comme ça vis-à-vis de ma famille. Ce que je crains, c'est que tu cherches à me faire endosser des manquements imaginaires pour masquer ton incompétence. Si ce projet était trop ambitieux pour toi, il aurait été plus convenable de le refuser. Je voulais simplement te mettre le pied à l'étrier, mais j'aurais très bien compris que tu ne sois pas capable d'une telle création. En tant que cliente, je n'ai pas à pâtir de tes difficultés, quelles qu'elles soient. Je compte sur toi pour avoir recours à l'aide dont tu as besoin et laisser de côté tes ressentiments. Ceci devrait te permettre de livrer ma robe vendredi et nous pourrons ainsi oublier cet épisode douloureux de notre histoire.
Daphné. »
Lucie se sentit submergée de peine, de colère et d'hébétude, tout à la fois. Il n'était pas possible que Daphné puisse réellement croire en ce qu'elle écrivait. Elle devait bien savoir qu'elle ne lui avait confié la confection de la robe que très tardivement. Elle ne pouvait pas non plus ignorer qu'elle ne lui avait jamais donné le plastron familial qu'elle devait intégrer à la robe et que c'était précisément ce retard qui bloquait Lucie.
Elle se sentait devenir folle et se mettait à douter de tout. Elle ne pouvait concevoir que Daphné ait délibérément choisi de lui mentir et de la manipuler. Elle considérait plus plausible que sa propre santé mentale soit en cause.
Ce n'est qu'après plusieurs heures sacrifiées à ratisser le moindre mètre carré de son appartement et de sa boutique sans y trouver aucune trace du fameux coupon et de nouvelles heures interminables à relire tous les mails échangés avec Daphné depuis la création de son atelier sans y croiser la moindre allusion à sa robe de mariée que Lucie accepta l'évidence. Pour une raison qui lui échappait, Daphné l'accusait de fautes qu'elle n'avait pas commises.
Elle passa une bonne partie de la nuit à tenter de comprendre son amie. Elle imagina qu'elle avait perdu le précieux satin confié par sa belle-mère. Mais elle avait commencé à agir étrangement bien avant ça. Peut-être ne souhaitait-elle plus se marier? Mais un simple contretemps vestimentaire ne suffit pas à compromettre une union.
À l'aube, Lucie se résolut à admettre qu'elle était incapable de deviner les motivations de Daphné. La colère qu'elle ressentait ne s'était pas apaisée lorsqu'elle appela Daphné pour obtenir une explication de vive voix. Mais Daphné parut tout aussi convaincue de sa version des faits à l'oral qu'à l'écrit. Elle ne changea son récit à aucun moment et continua obstinément à accuser Lucie d'amateurisme.
À court d'arguments, Lucie exposa à Daphné que toute confiance étant rompue, il ne lui était plus possible de se consacrer à ce projet. Elle renonçait au paiement du travail qu'elle avait déjà fourni et même à celui de la robe de fiançailles, mais elle ne voulait plus entendre parler de ce mariage. Mais Daphné ne comptait pas en rester là. Les courriers qu'elle avait adressés à Lucie mentionnaient tous l'existence d'un contrat entre elles et Lucie ne l'avait jamais contesté au cours de leurs échanges. Si elle refusait, à dix jours des noces, d'honorer son engagement, Daphné lui promettait déluge d'avocats et de quoi ternir à tout jamais sa réputation.
Triste et lasse de lutter, Lucie abdiqua et raccrocha sans même répondre aux menaces de celle qu'elle avait cru être son amie.
Elle pleura quelques minutes et prit une longue douche chaude pour laver la nuit blanche qui pesait sur ses paupières. Elle se rendit, épuisée, à la mercerie la plus proche de chez elle pour y acheter un tissu magnifique. Elle ne pouvait rien faire pour l'empiècement qui semblait avoir disparu, mais elle était bien décidée à ne pas s'abaisser à coudre une robe au rabais. Lucie allait réaliser la plus belle pièce qu'elle ait jamais créée. Daphné serait divine le jour de son mariage et Lucie espérait bien qu'elle regretterait son attitude en mesurant le travail qu'elle aurait accompli.
Elle ne prit pas le temps de rentrer chez elle pour déjeuner et se reposer, mais se rendit immédiatement à son atelier pour commencer à patronner cette robe qui avait déjà pris forme dans sa tête.
Entièrement absorbée par toutes les étapes de la réalisation qu'elle s'efforçait d'anticiper en pensée, Lucie ne comprit pas tout de suite ce qui l'empêchait d'ouvrir la porte de son magasin. Il lui fallut plusieurs secondes à forcer sur le battant en verre pour se rendre compte qu'une grosse enveloppe était coincée entre le chambranle et le parquet. Elle posa ses sacs et s'appliqua à arracher le pli de sous la porte sans l'abîmer tout en pestant contre le facteur indélicat avant de s'apercevoir que l'enveloppe ne portait ni timbres ni adresse et avait donc été directement déposée par son expéditeur. Victorieuse, elle ramassa ses affaires et ouvrit distraitement le paquet tout en se préparant une tasse de thé. Elle en sortit un joli papier de soie qui emballait le magnifique satin brodé confié à Daphné par sa belle-mère.