ENTRE DEUX LIGNES
Christophe Dugave
Je lève les yeux. D'abord, ma vue se brouille. Depuis des heures, je fixais mes genoux, tête baissée, rentrée dans les épaules. Puis ma vision se précise : une ligne d'arbres morts et, loin sur l'horizon, la frontière incertaine entre la masse sombre de la terre et le ciel mauve du crépuscule. A l'ouest, la nuit s'annonce dans le rougeoiement des nuages, d'épaisses volutes sanguinolentes, trop lourdes de souffrance, qui se traînent dans le vent du soir. Vers le levant, les premiers éclairs. Par réflexe, j'égraine les secondes séparant la lumière des grondements que la distance rend presque indistincts. Ça tourne au loin. Ce n'est pas pour nous.
Je songe à cette nuit d'été.
Nous étions heureux. Inconscients. Naïfs.
Nous passions le plus clair de la belle saison sur le Causse de Limogne, à mi-chemin entre Cahors et Toulouse. La nuit était chaude, encore pleine du soleil qui avait calciné les pierres et la terre trop sèche. Sous nos pieds, le paillasson pelé de l'herbe jaunie était encore tiède. Les buissons et les murs de lauzes bruissaient d'insectes et d'oiseaux. Le ciel d'un bleu sombre s'emplissait peu à peu d'une poussière d'étoiles. Au-dessus de l'auvent, silencieux, un vol de chauve-souris griffait la nuit de reflets noirs.
Tu étais près de moi, alanguie, presque offerte. Chacun, encore séparément, nous rêvions au corps de l'autre, à ses baisers, à ses caresses, attendant patiemment que la chaleur tombe et que les enfants s'endorment. Derrière les moutonnements du causse, le crépuscule engloutissait un reste de lumière. A l'opposé, comme ce soir, les éclairs d'un orage encore lointain zébraient la masse indistincte d'une ligne de nuages.
J'avais pris ta main dans la mienne, mais tu étais assise trop loin et elle avait glissé. Je ne la tenais plus que du bout des doigts. Ta main, je l'ai perdue à présent. Depuis combien de temps ne t'ai-je pas touchée ? Depuis quand n'ai-je pas vu ton sourire ?
Je repense à tes larmes, aux cris des enfants effrayés par la perspective de la séparation et de la solitude.
Nous songions encore au futur. Notre avenir se comptait alors en semaines, en mois, en années. Depuis une éternité, ma vie se limite à l'heure à venir. Il y a bien longtemps que mon regard ne dépasse plus la limite grossière de cette tranchée de terre barbouillée de neige sale. Au mieux, mes yeux se posent sur les chicots torturés de conifères hachés par la mitraille. Ma vie tourne en rond, s'entortille et se perd comme ces barbelés éparpillés dans la boue.
Cela fait des semaines que nous ne bougeons pas, attendant des ordres qui ne viennent jamais, figés dans cet hiver du Nord.
Je pense à vous qui attendez aussi un Noël fuyard. Vous me manquez.
Tout plutôt que rester là, les deux pieds dans cette boue gelée où se mêlent sang et pisse, à mâchonner des rations froides et à boire du mauvais alcool pour tromper le froid et le temps. Une balle, un assaut ou une fuite. Vu d'ici, tout semble bon pour m'arracher à cette ligne de tranchées qui menace de devenir ma tombe. J'espère, en vain. Et je rêve que j'escalade la colline et qu'enfin, laissant tomber mon casque et mon fusil, je reprends mon chemin vers les marches du Sud.