Entretien avec Emmanuel Macron

Dominique Capo

Mensuel l'Histoire, Avril 2017 :

A Orléans, Emmanuel Macron se veut consensuel quand il rend hommage à Jeanne d'Arc qui a « fendu le système ». A Alger, il offusque les pieds-noirs en réduisant la colonisation à un « crime contre l'Humanité ». Dans quelle tradition s'inscrit le leader « d'En Marche ». ? Il répond à nos questions.


L'Histoire : Chaque génération privilégie un certain prisme dans son rapport à l'Histoire. Quels sont les événements, les époques et les personnages que vous privilégiez ou que vous minorez par rapport aux autres générations politiques qui vous précèdent ? Pour être plus direct, vos totems et vos tabous ?


Emmanuel Macron : Je suis d'une génération qui n'a, d'un point de vue historique, ni totems ni tabous. Totems et tabous sont généralement le fait de gens que de vastes mouvements historiques ont structuré en profondeur – une guerre, une révolution, une idéologie puissante… Je suis de la génération où fut théorisée la fin de l'Histoire, où advint la chute du mur de Berlin. Voilà de quoi ébranler bien des certitudes. Le 21 Avril 2002 fait partie des chocs politiques : là encore, ce que l'on croyait impossible s'est produit.

Certains regretteront ce qui peut apparaître comme une certaine in-définition historique. Je suis conscient qu'il est plus épique d'avoir comme bagage historique la Résistance, le messianisme communiste, le tiers-mondiste actif. Pour ma part, je me réjouis souvent d'appartenir à un temps de redéfinition. Tout est à reconsidérer. Tous les codes politiques sont à réécrire. Pour entreprendre ce travail de redéfinition qui est la mission de notre génération, il est hors de question de faire l'économie de l'enseignement historique. Ce qui est devant nous n'est rien d'autre qu'une vaste rupture dans l'ordre politique et moral comme le monde en a déjà connues. D'une certaine façon, cette révision complète de nos paradigmes se compare à la fin de l'Empire Romain. Ou à la Renaissance. Ou aux bouleversements apportés par la Révolution Industrielle.

Le monde vers lequel nous allons est largement inconnu mais il n'y a aucune raison de le redouter : ce n'est pas la première fois que l'Humanité est confrontée à ces tournants historiques, où le pire côtoie le meilleur. C'est là aussi que l'usage de l'Histoire prend son rang. Il ne s'agit plus désormais de choisir quelques figures de référence dont on se sent proche politiquement, mais de déployer un maximum l'arc historique pour comprendre et analyser la situation que nous vivons. Il est nécessaire de passer d'une Histoire marquée par une identification structurante – Gaullisme, Communisme, Socialisme… - à une véritable Histoire universelle convoquant tous les modèles et tous les phénomènes. C'est pourquoi je crois nécessaire de revenir à Jeanne d'Arc comme aux racines de la Colonisation, à l'Antiquité comme à l'Age des Lumières, à Valmy comme au plateau des Glières : c'est dans ce tout historique que se trouvent les réponses à nos interrogations contemporaines, plus que dans une Histoire réduite à des filons idéologiques.


L'Histoire : Quelle fonction dans la culture politique ou l'Éducation Nationale attribuez-vous au roman national, auquel vous vous référez de manière ostensible : Jeanne d'Arc ou la fresque du Puy du Fou ?


Emmanuel Macron : J'ai parlé de roman ou de récit national parce que précisément je ne crois pas à la segmentation de notre Histoire en épisodes clos sur eux-mêmes. Je n'ignore pas qu'il existe des filiations profondes dans notre horizon national. Les gens de Gauche sen sentent les enfants de 1789, de 1848, de 1905, de 1936, de 1968, ou de 1981. Les gens de Droite s'ancrent, au choix, dans 1805, 1830, 1852, 1916, 1946, ou 1958. Je simplifie, mais c'est précisément au gré de ces simplifications que s'est construite une part des identités politiques de notre pays.

Lorsque je prône le retour au récit national, c'est pour dure que 1805 naît de 1789, qui naît lui-même de courants profonds qui se sont formés sous l'Ancien Régime (qu'on pense au rôle des jansénistes dans la Révolution Française), que Jeanne d'Arc est aussi une héroïne de la République, que Clovis n'est pas l'apanage d'une certaine tradition catholique, que la IIIe République naît dans le sang de la Commune de Paris. Que l'Histoire segmentée mise au service des idéologies ne livre pas les clefs nécessaires pour forger les réponses du monde qui vient.

La complexité reprend ses droits, les repères moraux évoluent, le bien et le mal se brouillent, l'identification identitaire se renforce, des revendications nouvelles apparaissent. Nous sommes d'un temps qui exige la prise en compte de la multiplicité des facteurs et des acteurs. C'est pourquoi nous devons réapprendre à retrouver dans notre Histoire même le sens de cette complexité. Comme Marc Bloch, je pense qu'il faut refaire le lien entre le sacre de Reims et la fête de la Fédération, entre Charlemagne et De Gaulle, entre Jeanne d'Arc et Jaurès, et même entre 1789 et 1793.

Nous devons aussi retrouver l'intelligence de ce qui, dans notre roman national, nous vient d'ailleurs. Le projet national français n'a jamais été un projet clos : il a été un projet de conquête mais aussi le récipient d'influences variées venue du monde entier – il n'est pas la France sans influences italiennes, espagnoles, anglaises, allemandes, et plus tard orientales, maghrébines, ; africaines, américaines, asiatiques…Notre culture s'honore d'être le fruit de ce syncrétisme, c'est pourquoi j 'ai dit qu'il n'y avait pas une culture française : lle ne s'est jamais construite dans la poursuite imaginaire de racines populaires définissant une culture nationale – contrairement par exemple à ce que firent les allemands de Herder à Heidegger – mais dans l'ouverture au grand large, dans la confrontation avec l'ailleurs. La culture française laisse à l'Autre une place immense et c'est ce qui la rend si riche : c'est par essence une culture du dialogue, de l'accueil, de l'intelligence du monde. La culture française est une parce qu'elle est diverse, comme l'est notre Histoire. Voilà tout ce que l'Éducation Nationale a pour mission de transmettre.


L'Histoire : Vous faites souvent référence à des lectures philosophiques. Pouvez vous citer quelques titres d'ouvrages historiques, de films, ou même de séries qui vous ont marqué ?


Emmanuel Macron : Ils sont très nombreux, de Kantorowicz à Marc Bloch : la liste en serait très longue. Récemment, j'ai été très intéressé par la stimulante « Histoire mondiale de la France » dirigée par Patrick Boucheron.


L'Histoire : Assimiler la Colonisation à un « crime contre l'Humanité » a choqué : voudriez vous vous expliquer sur ce terme juridique d'accusation ? Et par ailleurs, ne vous mordez vous pas les doigts d'avoir utilisé après le formule chiffon rouge « je vous ai compris » à l'adresse des pieds-noirs ?


Emmanuel Macron : Beaucoup d'historiens ont parfaitement compris mon point de vue, notamment Benjamin Stora. Il n'a pas été compris de ceux qui se sont sentis englobés par ce terme. Je précise d'abord que le crime contre l'Humanité ne se définit pas nécessairement par l'intention génocidaire. La définition du traité de Rome intégrée en 2010 dans notre Code Pénal en élargit notablement les critères : massacres de masse, déplacements de population, etc.

Lorsque je parle de « crime contre l'Humanité » à propos de la Colonisation, je ne traite pas de criminels ceux qui ont vécu dans ce cadre et, plus, tard, en ont souffert dans leur chair, notamment les harkis et les pieds-noirs. Je ne parle pas non plus des soldats appelés en Algérie. In connaît les exactions commises par certains mais cela n'est pas mon point. Je parle très précisément des conditions mêmes de la Colonisation : on sait que les premiers colonisateurs n'ont hésité sur aucun moyen pour conquérir les territoires convoités. En Algérie, il a fallu soixante-dix ans de guerre et de massacres pour imposer la présence française. Je ne suis pas le premier à pointer du doigt ces débordements. Clemenceau le fit dès 1885. Charles de Foucauld, qui voyait cela se passer sous ses yeux, fit part lui aussi de sa vive réprobation. Les travaux de François Maspero, Jacques Berque, Benjamin Stora, ont montré la réalité de cette colonisation.

J'ai dit et je redis, que dans les colonies ont vécui des gens qui faisaient le bien, qui donnaient autour d'eux ce que la civilisation a de meilleur – des professeurs, des ingénieurs, des fonctionnaires, des entrepreneurs. Mais la racine du phénomène colonial est est mauvaise. Elle se nourrit du massacre et du malheur. Ces souffrances ont longtemps été tues, mais elles sont encore vivantes dans la mémoire des peuples colonisés. Y compris chez ceux qui ont reçu cette souffrance en héritage bien que nés en France.

Pourquoi, aujourd'hui, garder ces mémoires sous l'étouffoir ? Pourquoi ne pas en parler ? Nier cette mémoire là, ce n'est pas honorer la mémoire de nos compatriotes eux-mêmes massacrés ou exilés. Les deux souffrances ne s'annulent pas. Elles s'additionnent. Je peux d'une même main reconnaître la souffrance des harkis et des pieds-noirs, et reconnaître celle des colonisés qui ont payé de leur sang l'implantation de l'État français sur leur sol. Il faut en revanche beaucoup de mauvaise foi pour m'accuser de nier la souffrance des uns au profit des autres. Ou pour prétendre que j'ai qualifié les harkis, les pieds-noirs ou les militaires français de criminels. Il faut ignorer l'Histoire ou désirer attiser les haines : c'est ainsi qu'on a découvert qu'une association particulièrement en pointe dans la réplique violente à mes propos était en réalité dirigée par un proche de François Fillon. Instrumentaliser ainsi les mémoires dans l'arène politique n'est pas raisonnable. Je souhaite réconcilier les mémoires, non les opposer.

Lorsque je m'en suis expliqué dans mon discours de Toulon, je me suis adressé à un ami d'origine pied-noir et soutien qui était au premier rang et qui m'avait demandé une clarification. Je lui ai dit combien comptaient pour moi les souffrances des harkis et des pieds-noirs, combien j'étais désolé d'avoir pu le heurter. J'ai conclu en paraphrasant la formule du Général de Gaulle, « Je vous ai compris. », car à cette formule j'ai aussitôt ajouté : « Et je vous aime. »… L'essentiel pour moi n'est pas d'assurer ceux que j'ai pu blesser de ma compréhension, mais de mon affection. Là encore, on n'a retenu qu'une partie de la formule. Ainsi va le combat politique, hélas.


L'Histoire : Vous avez affirmé votre conviction européenne : quels rapports croyez vous nécessaires entre la nation et l'Europe ?


Emmanuel Macron : Un terme s'est invité dans le débat sur le rapport entre la nation et l'Europe : c'est le terme de « souveraineté ». Dans les années 1980 et 1990, il est devenu le concept fondamental pour dénoncer l'emprise de l'Europe sur les nations qui la constituent. La prétendue « perte de souveraineté » organisée par l'Europe a été vécue comme une atteinte aux droits de la nation et donc du peuple français. On connaît toutes les critiques qui s'en sont suivies sur Bruxelles, la technocratie européenne, l'édiction des normes, etc.

Il serait absurde de nier les dysfonctionnements de l'Europe. Oui, l'Europe pourrait et devrait être plus sensible aux singularités nationales, aux désirs des peuples d'être représentés et non gouvernés par des hauts fonctionnaires. Oui, il y a place en Europe pour plus de démocratie et de dévolution. Mais le terme de souveraineté, dans ce contexte, fausse tout. Car la vérité est que l'Europe nous donne plus de souveraineté que nous n'en n'aurions seuls. La souveraineté n'est pas seulement une notion juridique. C'est une notion politique. C'est à dire qu'elle s'inscrit dans le cadre d'un rapport de forces. Or, le rapport de forces tel qu'il existe aujourd'hui sur le plan international exige une taille critique suffisante pour imposer ses critères culturels, commerciaux, économiques, juridiques, face à des mastodontes politiques (la Russie, les Etats-Unis, la Chine – tous dotés d'une immense zone d'influence) ou des mastodontes économiques (les fameux Gafa – Google, Apple, Facebook, Amazon).

Prétendre au nom d'une vision conservatrice de la souveraineté que nous pourrions tenir tète à ces puissances sans nous unir est une fadaise. Au contraire, nous devons faire fond sur tout ce qui nous unit – notre Histoire, notre droit, notre culture, notre géographie – pour peser dans les négociations et faire valoir notre point de vue. Certains diront qu'au sein même de l'Union européenne, les intérêts parfois divergent. C'est vrai. Mais au sein même de notre pays, les intérêts parfois divergent aussi. Surtout, les désaccords entre pays européens seront toujours moins vastes qu'entre l'Union européenne et les acteurs dont je viens de parler. Les divergences intra-européennes ne sont rien par rapport aux gouffres qui souvent nous séparent de nos interlocuteurs principaux. Au prix de quelques concessions, nous pouvons avec l'Union européenne préserver l'essentiel et lui donner sur la scène internationale une portée majeure.

C'est pourquoi le projet européen est plus que jamais d'actualité. Il est même confirmé par l'évolution du monde et la reconstitution des grands blocs géopolitiques : c'est décidément un projet visionnaire. Y renoncer aujourd'hui serait délibérément aller à rebours de l'Histoire et plomber toutes nos chances de faire notre place dans la mondialisation. Cela n'interdit nullement d'œuvrer pour que l'Europe soit plus proche des peuples. Je dirais même que le devoir de tout Européen est aujourd'hui d'être critique envers l'Europe. Mais la démolition de l'Europe rêvée par beaucoup au nom de la nation n'est qu'un retour au spectre des nationalismes qui, par le passé, ont détruit notre continent.


L'Histoire : Votre action, votre ambition, votre projet sont-ils fondés sur une vision de l'Histoire ?


Emmanuel Macron : Lorsqu'on aspire à diriger l'une des plus grandes puissances du monde, il n'est pas permis ignorer l'histoire, et plus largement l'histoire du monde. Je porte une volonté d'avenir qui s'enracine dans une histoire millénaire. Pour ma part, je retire de cette connaissance – certes imparfaite – de l'Histoire le sentiment que les grandes mutations sont des moments d'une extrême fragilité. Tout ce sur quoi reposaient nos sociétés est soudain fragilisé. Si on laisse les forces de l'entropie l'emporter, tout peut s'effondrer.

Mais l'Histoire nous apprend que l'esprit de construction est toujours possible. Il n'est pas toujours le plus populaire, car l'Humanité a toujours éprouvé une fascination étrange pour l'abîme. Néanmoins, il est cet esprit qui trouve en lui-même les ressources du renouveau, de l'invention, de l'avenir. L'Histoire nous enseigne que certaines crises sont en fait le moment où le passé et l'avenir se nouent en un lien puissant qui propulsent l'Humanité vers l'avant. La douloureuse naissance de la IIIe République a permis des avancées inouïes alors que le chaos était proche. De même le programme du CNR en 1944 a refondé entièrement la solidarité sociale au moment où les français ne savaient plus s'ils voulaient vivre ensemble, car la méfiance dominait.

C'est ce nouveau pacte social qu'il faut aujourd'hui opposer aux pessimismes de tout poil, cette confiance dans notre pays et dans notre capacité à déployer notre énergie qu'il faut proclamer quand beaucoup aimeraient nous enfermer dans le déclin : oui, nous sommes face à un choix historique, face à un carrefour comme la France en a déjà connus. L'Histoire française est toujours aussi une volonté d'accéder à l'universel. C'est par l'énergie et l'audace qu'elle s'en est toujours sortie.




Propos recueillis par Michel Winock et Guillaume Malaurie.


L'Histoire hors-série : La Grande Querelle, l'Histoire de la France, Avril 2017.

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