ENTRETIEN POST MORTEM

Michel Bioteau

Michel BIOTEAU

L’homme :

Je voulais juste retourner à l’arbre élastique, me souvenir de notre enfance, de l’odeur de la rivière qui coulait non loin de là, me rappeler les rires de mes sœurs lorsqu’elles appuyaient de concert sur la longue branche souple pour me balancer. Et toi, la Mort, tu me parles de tous ceux que j’ai croisés vivants et que je pleure maintenant. Pourquoi faut-il que le souvenir l’emporte sans cesse sur la raison ?

Je me souviens de Luc, Luc « le 200 à l’heure », c’est comme cela que je l’appelais, car il disait tout le temps que son père avait une voiture qui roulait à 200 à l’heure. Il me tapait dans la pogne en me lançant un regard complice, un vrai regard d’homme et il n’avait que 13 piges. Pourquoi faut-il se souvenir ? Ma première copine, ce que j’ai ressenti lorsqu’elle m’a embrassé sur la bouche ?

Parce que moi, bien sûr, je n’avais rien vu venir et j’attendais que ça lui passe. Et lorsqu’elle a baissé sa petite culotte pour me montrer son pubis glabre ? Elle me regardait dans les yeux, elle avait dû entendre quelque part que c’était une arme fatale pour séduire les garçons.

Je voulais juste retourner à l’arbre élastique et rire avec insouciance, en pensant que la vie est belle. Et toi tu me parles des morts, de la pourriture qui envahit leurs chairs sitôt leurs paupières closes, de la fuite irrémédiable de chaque vie, engagée dès les premières secondes dans le couloir de la mort.

Il était doux de plonger avec mes sœurs dans les vagues iodées de l’Atlantique, il était plaisant de sentir sous ma langue la douceur des bonbons au miel que maman ramenait du supermarché. Un jour ou l’autre, bien entendu, il faut cesser de se balancer, accepter de grandir sans trop regarder en arrière. Et pourquoi ? Pourquoi ne suis-je pas resté un enfant ? Pourquoi as-tu fait de moi cet adulte compliqué, puis ce vieillard irascible, incapable du moindre pardon. Puis ce mort gisant entre un drap d’hôpital et un nirvana à tout jamais inaccessible ? Je suis mort, mon âme s’en va et me laisse, grand corps vide à la merci des vers.

N’es-tu pas rassasiée de toutes ces chairs, saoule de tout le sang versé ? Te faut-il encore des nouveaux-nés, des victimes innocentes ?

La mort :

Je ne vous demande rien.

L’homme :

Nous sommes morts. Paix à nous qui avons partagé le même pain, vécu les mêmes espoirs de paix, espéré les mêmes amours fidèles. Je pensais naïvement qu’après la vie, il y avait autre chose, peut-être un endroit où tout recommençait, sans doute ce que l’on peut espérer de meilleur, une usine à réparer les actes manqués, une machine à refaire le monde. Je pensais que je vivrai encore, peut-être dans le corps d’un insecte ou celui d’un oiseau, et maintenant je prends conscience de ma naïveté puisque je suis aussi mort qu’une pierre. Ainsi je ne vivrai plus jamais, je ne ressentirai plus le froid, la chaleur, la douceur, la rudesse. Ainsi soit-il.

La mort :

Ah non, ne me parle pas de celui-là, il n’a jamais rien fait pour vous, inutile de l’évoquer devant moi. Je suis la mort tout de même : n’as-tu donc aucun respect ? Inutile de m’interrompre. Que serais-tu devenu si je ne t’avais pas délivré de la vie ? Le plaisir de vivre, sans l’ombre de la mort, qu’en resterait-il ? Les hommes ont imploré ma clémence pour que leur fin soit douce, que je rentre une nuit dans leur chambre, que je m’empare de leur vieux corps que la vie aura usé jusqu’à la corde et que je les libère enfin. Certains organisent même des cultes en mon honneur : sais-tu cela, homme ? Ils se maquillent, se vêtissent des oripeaux de la décrépitude, sacrifient quelques vierges au nom du diable. Ils mélangent tout, la mort va au diable comme la vie aux baptêmes sûrement, mais je n’ai rien à voir avec ces mises en scènes grotesques. Car enfin, si je n’existais pas…

L’homme :

Si tu n’existais pas, nous ne serions pas là.

La mort :

Effectivement maintenant, tu me sors cet « Ainsi soit-il », comme s’il avait tout décidé, tout prévu depuis le premier balbutiement de l’humanité. Tu parles ! Il n’a jamais rien fait ni pour les damnés de la terre, les miséreux, les malades, ni pour les morts. Il n’existe pas son paradis artificiel, ils n’existent pas ses anges bienveillants, je te le dis, d’ailleurs tu en as la preuve maintenant, tu vois bien qu’ils t’ont menti. Moi au moins, je n’ai jamais cherché à me cacher, d’ailleurs vous m’exhibez ici et là. Pourquoi les hommes aiment-ils la guerre ? Je vais te le dire : ils se servent de la terreur pour régner et, lorsque les mots ne suffisent plus, lorsque les démocraties sont défaillantes, lorsque l’économie moderne plonge une partie de l’humanité dans le chaos, alors ils s’en remettent à Jupiter, mon Lieutenant La guerre et la mort sont dans les gènes humains, et ton Dieu, quel que soit son nom, ne changera rien à ceci : car s’il existe, il se nourrit certainement des larmes des mères et des regrets éternels.

L’homme :

Tu blasphèmes !

La mort :

Tu voulais juste retourner à l’arbre élastique. Je me souviens, moi aussi, de ces instants de ton enfance. Quoi ? Tu ne savais pas ? L’œil de la mort est sur tous les vivants. Je t’ai observé dans ton berceau, je ne voulais pas que tu meures. Je t’ai regardé grandir parmi les tiens. Quelquefois, je me suis dit que je devais te donner des signes probants de mon existence, car tu avais alors une telle innocence que tu ne craignais personne. Et même lorsque ton chien, que tu aimais paraît-il, est passé sous les roues d’une voiture, tu n’as pas pleuré. C’est toujours surprenant un enfant qui ne pleure pas quand il faut. Aurais-tu souhaité que je rappelle ta mère, que je la plonge dans de monstrueuses souffrances avant de lui prendre son dernier souffle, que je jette ton père contre un arbre dans sa dernière voiture de sport ? Aurais-tu souhaité que je te prenne le visage de l’homme pour t’apprendre à me craindre ?

Dès lors, toute ta vie aurait été bouleversée. Tu aurais gardé en toi mon terrifiant visage et, tu aurais décidé que je serais ton ami exclusif, un ami puissant dont tu tairais le nom, mais sur qui tu pouvais compter à tout jamais. Voilà de quoi tu es capable, homme, Et tu voulais revivre dans le corps d’un oiseau ? Mais mon ami, même les oiseaux meurent !

L’homme :

Je ne veux pas qu’ils meurent ! Tout m’est insupportable : la pourriture, la maladie, l’abandon, les oiseaux morts, les chiens crevés qui glissent sur les rivières le ventre gonflé. Tout m’est insupportable ! Les hommes que l’on fusille, les femmes lapidées, les enfants qu’on assassine. Lorsque j’étais vivant, tout cela m’était indifférent, je me disais que les hommes étaient fous et j’en prenais mon parti. Je m’arrangeais pour avancer vite, je crois que la principale raison pour laquelle on s’attache à la vie, c’est que le bonheur file à toute allure et part je ne sais où. Et puis il y a toi qui passe en coup de vent sur nos têtes, toi tellement présente partout que nous finissons par t’accepter. Maintenant j’ai l’éternité pour pleurer ce que j’ai perdu, et je repense à tous ces gens qui pourrissent, les bons, les mauvais, et je me demande à quoi cela sert de vivre. On devrait apprendre à un enfant, dès son plus jeune âge, qu’un jour il va mourir, que tu viendras le prendre à ses parents, à sa famille, à ses amours. xxxxxx

Je me souviens d’un passage particulièrement inquiétant de mon enfance. Était-ce une divagation de mon cerveau ? Je ne sais. Voilà ce qui s’est passé. Je chantais et j’ai senti des mains qui me serraient la gorge comme si elles voulaient me faire taire. Le plus inquiétant fut sans doute la voix que j’entendis alors. Elle disait, forte et énervée : « Tu ne le feras pas ! Tu ne le feras pas ! »

La mort :

Ton imagination t’a jouée de nombreux tours tout au long de ton existence.

L’homme :

Cela a duré quelques secondes, mais je m’en souviens : après la vie, ce souvenir abominable me hante encore. Était-ce toi qui me parlais ? Voulais-tu m’envoyer un signe comme tu le prétendais ?

La mort :

Un signe, dis-tu ?

L’homme :

Á l’époque, je ne savais pas qui tu étais, je n’avais rien à faire de la crainte que tu inspirais à l’humanité. Tu m’étais indifférente ! Un petit enfant qui avait pourtant sa mère très malade tous les jours sous ses yeux ne te craignait pas. Ce n’est que plus tard, lorsque j’ai compris qu’il y avait le bien, le mal, que je t’ai entraperçu. Mais tu n’étais pas le diable chargé de punir. Tu n’étais pas non plus la mort à la faux, tu étais là et je me suis toujours interdit de penser que tu rendais une justice expéditive. Quand tu as pris ma mère, quelques années plus tard, alors qu’elle avait beaucoup pleuré, tellement prié, je l’ai regardée sur son lit : ses traits étaient enfin reposés, elle semblait me parler, à moi, son fils chéri, J’ai cru entendre sa voix : « Tout va bien ! Sois fort mon garçon, tu es grand maintenant ! »

La mort :

Encore ton imagination ! Tu as cru voir beaucoup de signes. Sais-tu pourquoi ?

L’homme :

Mon père récitait des prières comme s’il convenait dans ces moments là de sacrifier à un rituel magique. Étais-tu encore là ma mère, regardais-tu toute cette mise en scène ? Et toi la mort, avais-tu réservé une place pour elle dès sa naissance ? Que lui as-tu dit lorsqu’elle est arrivée chancelante, cadavérique devant toi ? Quelque chose du genre : « Ça y est ! Ton calvaire est terminé ! Repose-toi maintenant ! »

La mort :

Bla, bla, tu parles !

L’homme :

Tu n’as rien dit, rien fait ! Tu lui as demandé de s’asseoir sur un banc à côté des arbres, en lui promettant que tu allais t’occuper d’elle, et depuis, Dieu sait si elle attend encore xxxxxx. Voilà de quoi tu es capable, moi qui te parle et qui maintenant suis sous ton glaive, je ne vois pas l’ombre d’un repos, juste une longue attente et ce dialogue impromptu avec toi je me demande bien pourquoi. Peut-être fais-tu semblant de m’écouter ?

La mort :

Tu parles de choses que tu ne connais pas, homme. Qui crois-tu que je suis ? Je t’écoute, mais imagine un instant que celui qui te prête une oreille attentive ne soit autre que toi. Oui, toi qui te crois détenteur de la vérité ! N’es-tu pas en train de parler à un miroir ? Qu’as-tu fait de ta vie, de tout ce temps qui t’était alloué ? Tu n’as pas produit de richesse, tu n’as sauvé personne, tu n’as fait que profiter jour après jour. Tu essaies seulement de te rassurer en te disant que ton salut est possible. Si tu avais vécu dans un monde sans guerre, sans violence, me verrais-tu sous le même visage ? Certes non ! Inutile de prétendre le contraire ! Ta mère est morte depuis vingt-cinq ans, je ne peux pas te dire ce qu’il est advenu d’elle, je ne tiens aucun registre des entrées et des sorties. Peut-être n’est-elle plus que poussière. Est-ce que tu comprends ce que je te dis ? Poussière !

L’homme :

Tu es cruelle.

La mort :

Plus de conscience, pas de réincarnation même dans le corps d’un moustique, plus une ombre veillant sur tes survivants, rien, rayée de la carte. Peut-être aussi est-elle encore là, sur son banc, telle que tu l’as imaginée, comme si elle n’avait pas vieilli d’une seconde ? Peut-être demeurera-t-elle ainsi jusqu’à la nuit des temps. Je ne me moque pas de vos folles espérances, c’est juste que je ne comprends pas pourquoi vous vous acharnez à vouloir autre chose que la mort, autre chose que l’anéantissement. La vie engendre la mort. Á quoi bon vous révolter devant moi ? Je ne suis pas la maladie, je ne suis pas les guerres, je ne suis pas la souffrance, l’abandon, la lâcheté : tout cela, ce sont les aléas de la vie. J’accepte dans mon royaume tous ceux qui m’en font la demande.

L’homme :

Tu mens. Il n’est pas nécessaire de vouloir mourir.

La mort :

Certes, lorsque la vie en vous se retire, c’est qu’elle n’a plus sa place, lorsque la vie se retire du corps d’un nouveau-né, c’est qu’elle s’est trompée de maison et qu’elle ne pourra pas vivre dans la chair. Il faut accepter cela. Que sont devenus ceux que tu aimais ? Je l’ignore ! Sans doute sont-ils attablés autour d’un repas dominical et, de temps en temps, ils pensent à toi. Ils se perdent en regrets éternels, le temps adoucit toujours les sentiments. Même si tu as été un voyou, un mauvais homme, il y aura toujours quelqu’un pour te regretter. Que me reproche-t-on ? Je ne suis pas ce drame affreux qui frappe une mère lorsqu’elle perd son fils unique.

L’homme :

Comment oses-tu tenir de tels propos ?

La mort :

Laisse moi parler, puisque c’est ce que tu désires. Je ne suis que la suite logique de la vie.

L’homme :

Et un enfant qui meurt accidentellement écrasé sous les roues d’un camion, tu appelles ça comment ? Saloperie !

La mort :

Tu parles avec ton cœur, il est normal que tu sois ému par les images qui traversent ton esprit lorsque tu prononces cette phrase. Mais pense un instant à tout ce qu’aurait pu endurer ce corps s’il avait vécu jusqu’à plus soif. Je ne suis pas en train de me justifier comme tu pourrais le croire, je ne fais candidature dans aucun parti. J’existe c’est tout, j’existe parce que la vie existe. Toi-même, tu l’as dit, je ne suis pas le Diable, cette invention terrifiante des hommes, je ne suis qu’un phénomène naturel.

L’homme :

Je ne sais plus pourquoi je te parle, ce n’est pas un miroir que j’ai devant moi, c’est un mur. Tu ne me réponds pas, tu racontes une histoire. Est-ce que d’autres avant moi ont posé ces questions ? Était-ce toi qui m’as fait un signe ? Était-ce ta voix que j’ai entendue ? Était-ce toi qui guidais la main de Mozart, lorsqu’il a composé sa Messe des morts ? Ne réponds pas, c’est inutile ! C’est bien toi qui pousse les hommes à s’entretuer !

La mort :

Tu te répètes et par ailleurs j’ai déjà entendu cela des centaines de fois !

L’homme :

Ton romantique

Je voulais juste vivre tranquillement quelques années encore, apprécier la solitude, le silence, les repas dans le calme et les pages d’un livre aimé que l’on tourne. Pourquoi as-tu pris ma vie ? Je ne voulais pas mourir. Je voulais me rappeler les bonbons au miel, tout ce bonheur qui n’a fait que passer. Et aussi la douceur de la rivière lorsque nous plongions nus du promontoire. Plus tard j’ai connu d’autres joies et c’est maintenant que j’en prends conscience. Rien ne vaut la vie. Simple plaisir de manger une tartine beurrée avec du chocolat, bonheur suprême de dormir à côté d’un être aimé ! Peux-tu comprendre cela ? J’aimais bien me promener dans les villes inconnues, je prenais le train et je m’arrêtais dans une gare choisie au hasard : Vierzon, La Souterraine, Vichy, ce sont des noms qui me reviennent. Je n’avais rien à faire dans ces villes, j’y restais un jour, deux parfois. Je ne cherchais pas à m’en mettre plein la vue. Je voulais marcher dans des rues qui m’étaient étrangères, en pensant que je n’y remettrai jamais les pieds. Je me disais qu’il fallait que je sois là, à l’instant précis où je croisais un autre passant. Je déjeunais dans des restaurants populaires, je les choisissais selon ce critère. J’aimais le bruit de l’homme qui mange, de la tablée à peine civilisée qui engloutit de la nourriture. Je n’ai jamais été aussi bien que parmi ces gens là. J’appréciais le sel sur les frites, le fumet d’une viande grillée, la puissante odeur d’un fromage au lait cru, le pain légèrement trop cuit. Voilà pourquoi je suis venu sur cette terre, pour me contenter de peu de choses. Connais-tu cela ? Tu ne fais que prendre les vies les unes après les autres.

La mort :

Je suis la mort.

L’homme :

Il te faudrait manger avec nous, entretenir un feu avec des hommes préhistoriques, tirer un nouveau-né du ventre de sa mère afin que tu sentes un peu le sel de l’homme. Bien sûr, je suis mort, tout cela maintenant ce ne sont plus que des mots xxxxxx. J’aimais bien écrire dans les chambres d’hôtels, où mon corps trouvait refuge pour une nuit. Je trimbalais toujours avec moi des cahiers et des stylos pour noter la couleur des murs, le sourire de la femme de chambre, l’odeur de cuisine vers 11 heures. Et puis, cela devenait un texte ou un roman. Je t’entends marmonner : cela te gêne que je te parle de ce besoin irrépressible d’écrire sur tout, de cette envie qui me donnait envie. Je n’étais pas le seul, loin s’en faut, à trouver un refuge dans les mots. Combien d’écrivains as-tu rappelés à toi ? Te font-ils la lecture aujourd’hui ou continuent-ils à écrire sans se soucier du devenir de leurs œuvres ?

La mort :

Poussière, poussière…

L’homme :

S’ils avaient au moins le pouvoir de transmettre leurs phrases de l’au-delà. Tu ne serais plus alors qu’un passage obligé, une rivière à traverser pour rejoindre l’autre rive. xxxxxx. Peut-être que les artistes ne meurent jamais et que tout ce qu’ils ont construit demeurent la propriété de la vie xxxxxx.

J’aurais bien aimé faire de la musique, du piano, de l’orgue, quelque chose de difficile et de gratifiant, mais je n’ai pas eu le courage d’apprendre. La vie devrait enseigner la musique comme elle apprend à rire ou à pleurer. Ce n’est pourtant qu’une question de notes et d’émotions. Je n’ai pas eu le courage d’apprendre : est-ce mal, est-ce sage ?

La mort :

Tu as appris à écrire ! Vois comme l’éducation, fut-elle la plus élémentaire, a du bon. Qu’aurais-tu fait alors dans ces chambres presque nues ? Tu aurais prié ? Foutaise ! Tu aurais regretté de vivre et tu te serais pendu ! Tu serais devenu fou à force de tout garder pour toi, tu aurais tué quelqu’un, bonheur absolu ! Oui, bonheur absolu de fendre la chair qui ne t’est rien. Tu aurais facilité mon travail ! La vie a mis ses mots en toi, parce qu’elle te jugeait digne de les propager. Crois-tu que tout le monde ait cette chance ? Ne te demande pas si ta vie a été suffisamment remplie, tu trouveras toujours de quoi regretter, la vie des hommes se termine souvent par des regrets éternels. As-tu déjà vu sur une pierre tombale quelques messages joyeux ? Tu le sais bien maintenant, il n’existe pas ton Dieu et toutes les églises ne sont que des châteaux de cartes, tous les cimetières qu’un exposé lugubre de l’existence de chaque homme résumée en deux dates. Quant à la vanité, l’orgueil, ces pierres du mal, ce n’est pas moi qui en suis à l’origine. Veux-tu que je te dise ? Il n’y a pas de grande ou de petite mort, pas plus que de grands hommes, de quidam : vous êtes égaux devant moi. Les râles d’un riche sont les mêmes que ceux d’un pauvre. La vanité, l’orgueil vous font faire n’importe quoi, c’est une drogue puissante.

L’homme :

Je n’étais pas orgueilleux, tu te trompes !

La mort :

Je parlais en général. La majorité des hommes sont des orgueilleux. J’ai souvent hésité à les frapper de mon glaive, mais je me contentais de leur envoyer un signe, je voulais voir s’ils comprenaient, jusqu’où ils iraient. Tu sais maintenant que rien n’est le fruit du hasard, je suis celui qui règle tout dès qu’un humain n’est plus à sa place. C’est moi qui décide. Certains prennent en compte mes avertissements, d’autres au contraire n’en ont cure. Qu’est-ce que l’orgueil ? Tu te poses cette question ? En quoi nuit-il à la société, ne faut-il pas des gens orgueilleux pour faire avancer les choses ? Et bien non, je suis catégorique, l’orgueil ne mène nulle part. Il sert les intérêts de quelques personnes, sans plus ! Moi qui observe la fourmilière humaine de là haut, je n’en démords pas, ceux qui s’en sortent le mieux sont les animaux ! Les animaux ! Parfaitement ! Voyons voir : l’ambition, péché d’orgueil ! La séduction, péché d’orgueil !

L’homme :

Tu racontes n’importe quoi !

La mort :

Non, tu me dois le respect, je ne te permets pas de me parler ainsi. N’oublie pas que c’est moi qui ai pris ta vie. Je disais que les animaux…

L’homme :

Auxquels tu prends aussi la vie, soit dit en passant !

La mort :

C’est vrai, mais les animaux ne se posent pas toutes ces questions. Ils arrivent par un beau jour de printemps, ils font ce qu’ils ont à faire et ils meurent sans se rebeller. Ils partent mourir dans une forêt touffue, loin de la vie grouillante. Il n’y a guère que les hommes pour se plaindre et geindre.

L’homme :

La différence c’est le chagrin ! Les animaux n’éprouvent pas de chagrin, ils ne regrettent rien. Nous, c’est différent.

La mort :

Tu es prétentieux, comme d’habitude !

L Homme :

Tu ne peux rien pour moi. Je vais donc me taire et laisser faire le

temps, étant donné qu'içi comme partout ailleurs, le seul maître en

définitive c'est lui.

.

Signaler ce texte