Errance et solitude d’un enfant de la guerre
Jean Marc Kerviche
Par Serge Grynbaum
J'ai quelques difficultés à vous narrer la suite, tant mes souvenirs se mêlent les uns aux autres. Ils sont si enchevêtrés chronologiquement qu'une anecdote à laquelle je croyais avoir assistée dans un endroit, s'était en fait déroulée dans un autre, et à un autre moment.
Oui, les souvenirs s'effilochent et se modifient avec le temps. Une fois adulte, on imagine un grand lac, alors que ce n'était en réalité qu'une mare, comme les patères des écoles de jadis à notre hauteur pour accrocher nos manteaux qui nous paraissent si basses aujourd'hui, ou encore, ces terrains où l'on pratiquait le foot, n'étaient à vrai dire que de petits terrains de baskets. C'est le lot de tous les enfants. Ils grandissent, les choses présentes à l'esprit ne sont plus les mêmes.
Seules les émotions ressenties à un moment ou à un autre nous restent, immuables.
Et ces émotions qui ont rythmé mon enfance, ces changements permanents d'hébergements, ces absences d'affections, ces situations anachroniques et sans raison apparente à mes yeux pour le jugement de l'enfant que j'étais en pleine construction, restent à jamais gravés dans ma mémoire. A cette époque, je ne pouvais pas percevoir ce qui jouait en ma défaveur, et si j'en ai conscience aujourd'hui alors que j'approche les quatre-vingt-dix ans, ces souvenirs m'emplissent la tête, me bercent parfois, me perturbent souvent, jusqu'à me tourmenter quand je reste seul au sein de cette maison de retraite de Bondy qui m'accueille aujourd'hui.
Oui, pourquoi un enfant doit vivre tous ces traumatismes ?
… Toutes ces réminiscences m'inondent, se superposent les unes aux autres comme celui où ma mère m'avait placé en pension à Saint-Maur-des-Fossés, chez une nourrice, belle-sœur d'une marchande de fruits et légumes qui craignant ne pas être rémunérée a renoncé à me garder. Un monsieur est venu alors me chercher pour m'amener chez son beau-frère, oncle David qu'il s'appelait, et celui-ci m'a trouvé un hébergement chez Mme Rotinger, avenue des peupliers à Brunoy pour une courte période, et je ne sais ni comment ni pourquoi j'ai finalement rejoint le Foyer de Soulins de Brunoy.
Puis, on m'a une nouvelle fois déplacé, selon moi toujours sans raison précises, au Château de la Guette, à Villeneuve- Saint-Denis en Seine-et-Marne où ne me restent que de vagues pensées qui me reviennent de temps à autre.
Et des souvenirs, il m'en revient en mémoire en permanence quand je me retrouve seul, et en quantité, par vagues successives, et je parviens difficilement à y mettre de l'ordre et expliciter le comment et le pourquoi des évènements que je vivais… ça fait si longtemps.
Comme ce moment où l'on m'a baptisé catholique. Je me rappelle que maman était en larmes à la sortie de l'église. Était-ce une réaction de sa part parce que pour elle, j'étais sauvegardé, qu'elle ne craindrait plus rien pour moi et que je serais épargné du sort qu'on réservait aux juifs, ou parce qu'elle avait renoncé à ce qui l'avait construite elle-même ?
Je ne sais pas et ne lui ai posé aucune question. C'était comme ça !
Je me revois aussi, dans une colonie de vacances du côté d'Arpajon… pourquoi et comment y suis-je arrivé m'interpelle encore aujourd'hui… je rêve encore que je traversais les blés en jouant à Tarzan avec les copains… dans un endroit dénommé Soucy.
Je me souviens seulement que s'était établi juste à côté de la colonie un camp de l'armée américaine... et comme le débarquement en Normandie date du 6 juin 1944, ce que tout le monde sait aujourd'hui, j'en déduis donc que je devais avoir 8 ans.
Je me rappelle qu'on entendait de loin en loin des explosions et quelquefois le ciel s'embrasait. On nous enfermait alors dans les sous-sols la nuit pour nous protéger.
Des énormes croix rouges sur les tentes révélait en fait sa fonction première de ce camp. C'était un hôpital militaire de campagne et nous, enfants que nous étions, on se dissimulait pour pénétrer dans ce camp, se faufilant entre les tentes où des soldats nous distribuaient fort généreusement gâteaux secs, chocolats et chewing-gums.
J'en avais tout un stock sous mon oreiller.
Ces soldats jouaient même avec nous. Je me souviens qu'ils faisaient des roulés boulés et des galipettes pour nous amuser, et à mon grand étonnement ils avaient même deviné que j'étais un enfant juif… oui, je m'exprimais vraisemblablement avec des termes yiddish et ça les étonnait. Il faut dire qu'ils n'avaient pas encore vu l'horreur des camps d'extermination en Allemagne. C'étaient des gens adorables. Ces moments sont pour moi inoubliables, cette période de ma vie m'a beaucoup marqué comme étant l'exacte définition du bonheur.
Puis, peu de temps après, un de mes cousins accompagné de ma cousine est venu me chercher à vélo pour me ramener sur Brunoy. Et là, j'ai revu maman qui nous attendait dans un café dénommé le moulin de la Galette de l'autre côté de la forêt de Sénart. On avait roulé toute la journée. Mon cousin était épuisé, mais cependant satisfait de lui-même.
Si mes souvenirs sont exacts, ce devait être juste après la libération de Paris. Ma mère était venue me récupérer en cet endroit qui se trouve être sur la route de Melun… et c'est ce qui me reste encore en tête aujourd'hui … et nous avons rejoint tous les deux la rue des Boulets, près de la rue de Charonne…
Un an après, en 1945, mon père ayant été libéré par les Anglais, nous nous sommes tous retrouvés…
J'ai dans mon souvenir avoir aussitôt ressenti à ce moment-là une joie immense, mais je dois avouer avoir rapidement déchanté.
Peut-être reprochais-je à mon père de nous avoir abandonnés pendant plus de cinq années ?
Je l'ignore. J'éprouvais seulement un sentiment diffus, entre attrait et jalousie… Mon père étant devenu le seul intérêt pour ma mère. Je n'étais plus le chef à la maison…
Et Maman m'a inscrit à l'école, rue des Boulets, aujourd'hui 87 rue Léon Frot, pour la première fois…
J'avais neuf ans…
Et quelque temps après, je n'ai plus le souvenir précis, je sais seulement que c'était en 1946, la naissance de mon frère est arrivée, et tout a basculé.
Ma mère qui ne s'intéressait déjà qu'à mon père… peut-être pensait-elle réparer ce qu'il avait vécu dans les camps, je ne le sais pas, s'occupait bien évidemment davantage de mon frère qui était un nouveau-né alors que de moi, j'atteignais ma dixième année.
Le traumatisme continuait donc pour moi, jeune esseulé déjà perturbé par ce que j'avais vécu. Je me posais quantité de questions sur moi-même, mes proches, mon entourage et particulièrement inquiet je m'interrogeais sur mon avenir. Des espoirs d'un retour à la normalité si tant est que j'imaginais une normalité, ce que j'avais imaginé, souvent rêvé alors que j'étais seul et démuni affectivement pendant de trop longues années. Que pouvait représenter mon frère, alors nourrisson, et moi, cet écolier tout juste dégrossi, sachant à peine lire et écrire.
Les années passèrent sans souvenir marquant. Mon frère grandissait et moi, j'entrais de plus en plus en conflit avec mon père, jusqu'à ce que je délaisse une scolarité tout juste ébauchée pour retrouver un premier poste de travail du côté de la rue Ordener.
Rendez-vous compte que mon frère entrait à l'école alors que moi, je travaillais déjà en usine depuis deux ou trois ans. Quels pouvaient être nos échanges ? Nous n'avions pas les mêmes divertissements, il n'y avait nulle compétitivité entre nous et pas davantage de complicité. Nous étions si différents. Dix années nous séparaient.
Puis, le 15 décembre 1955, alors que mon frère atteignait les neuf ans, je me retrouvais à devoir faire mon service militaire… et là recommençait une nouvelle histoire loin des miens.
J'étais habitué…